jeudi 9 mars 2023

[Grimbert, Sibylle] Le dernier des siens

 





Coup de coeur 💓

 

Titre : Le dernier des siens

Auteur : Sibylle GRIMBERT

Parution : 2022 (Anne Carrière)

Pages : 192

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

1835. Gus, un jeune zoologiste, est envoyé par le musée d’histoire naturelle de Lille pour étudier la faune du nord de l’Europe. Lors d’une traversée, il assiste au massacre d’une colonie de grands pingouins et sauve l’un d’eux. Il le ramène chez lui aux Orcades et le nomme Prosp. Sans le savoir, Gus vient de récupérer le dernier spécimen sur terre de l’oiseau. Une relation bouleversante s’instaure entre l’homme et l’animal. La curiosité du chercheur et la méfiance du pingouin vont bientôt se muer en un attachement profond et réciproque.

Au cours des quinze années suivantes, Gus et Prosp vont voyager des îles Féroé vers le Danemark. Gus prend progressivement conscience qu’il est peut-être le témoin d’une chose inconcevable à l’époque : l’extinction d’une espèce. Alors qu’il a fondé une famille, il devient obsédé par le destin de son ami à plumes, au détriment de tout le reste. Mais il vit une expérience unique, à la portée métaphysique troublante : qu’est-ce que veut dire aimer ce qui ne sera plus jamais ?

À l’heure de la sixième extinction, Sibylle Grimbert interroge la relation homme-animal en convoquant un duo inoubliable. Elle réussit le tour de force de créer un personnage animal crédible, de nous faire sentir son intériorité, ses émotions, son intelligence, sans jamais verser dans l’anthropomorphisme ou la fable. Le Dernier des siens est un grand roman d’aventures autant qu’un bouleversant plaidoyer dans un des débats les plus essentiels de notre époque.

 

 

Un mot sur l'auteur :

Sibylle Grimbert est une romancière et éditrice française née en 1967. Parmi ses nombreux romans, Le dernier des siens a remporté le Goncourt des animaux (prix littéraire 30 millions d'amis).

 

 

Avis :

Envoyé, en cette année 1834, en mission d’observation dans l’archipel écossais des Orcades par le musée d’histoire naturelle de Lille, un jeune zoologue français, Auguste, se joint à des marins partis chasser le grand pingouin – un gibier d’autant plus recherché et lucratif qu’en voie de raréfaction – jusqu’à la petite île Eldey, au large de l’Islande. En vue d’en ramener un spécimen, si possible vivant, au naturaliste qui l’emploie, le jeune homme soustrait un de ces oiseaux, blessé, au massacre systématique que les hommes, ravis de l’aubaine, opèrent sans se poser de questions. Le monde est si vaste et d’une telle profusion...

Mais, voilà que l’ayant installé chez lui, à la grande incompréhension des voisins qui s’empresseraient bien, eux, de tordre le cou à cette espèce de poule aux œufs d’or, Gus, de plus en plus fasciné par son observation du paisible volatile baptisé Prosp, commence à se prendre d’affection pour son pingouin. Au lieu de le ramener à Lille, il décide de se consacrer à son étude, s’installe avec lui aux îles Féroé pour lui offrir une captivité adaptée et, d’année en année, ne cesse d’approfondir un questionnement personnel, encore diffus et totalement atypique pour l’époque, mais qui, pour le lecteur, entre cruellement en résonance avec le présent.

Car, ce dont Gus prend tout juste conscience, avec stupéfaction et en avance sur son temps, c’est que la profusion terrestre n’est pas illimitée et que l’homme, par son activité, est en train d’exterminer d’autres espèces vivantes. Alors qu’il s’emploie de plus en plus désespérément à trouver un congénère pour Prosp, il réalise ainsi que son protégé est réellement « le dernier des siens », et que, n’en déplaise à ses contemporains qui refusent de le croire, les espèces devenues introuvables, comme le dodo depuis bien avant 1700, ne se sont pas simplement réfugiées dans un lieu encore inexploré du globe...

Captivante et touchante histoire d’amitié, même si teintée d’un soupçon d’anthropomorphisme, entre un homme et l’ultime représentant d’une espèce animale – le dernier grand pingouin aurait été tué en 1844 –, ce texte, qui plus est servi par une écriture de toute beauté, met très joliment en perspective, depuis les théories de Buffon, Lamarck, Cuvier et Darwin, jusqu’aux débats contemporains sur la sixième extinction, la prise de conscience par l’homme de l’impact de son activité sur la planète. Bien sûr, premier des siens à réfléchir sur sa responsabilité, Gus est ici davantage un symbole qu’un personnage totalement plausible. Pour se convaincre de son originalité pour l’époque, il suffit de se référer aux hécatombes animales perpétrées lors de ses explorations, exactement à la même période, par le naturaliste Audubon, ainsi que le relate Louis Hamelin dans son tout aussi passionnant Les crépuscules de la Yellowstone.

Sibylle Grimbert signe un fort joli livre, magnifiquement écrit et aussi touchant que ce si gauche et si inoffensif pingouin « aux ailes nanifiées par le bonheur », dont nous n’avons littéralement fait qu’une bouchée. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Gus découvrait un animal unique, un animal comme il n’en avait jamais vu, dont il peinait à comprendre que c’était un oiseau. Pour lui, à cet instant, il s’agissait plutôt d’une sorte de poisson qui respirait hors de l’eau, ou d’une oie qui nageait, une chimère avec des plumes pour écailles, des ailes débiles, un bec de rapace sans doute inutile, lui aussi. Une anomalie en somme, le moule disproportionné des pingouins qu’il avait vus partout, les petits tordas, qui plongeaient et savaient voler, aussi normaux que des mouettes.
 

Alors, ils admiraient ensemble la profusion terrestre. Plus ils réfléchissaient, plus le miracle de ces formes variées à l’infini, qui semblaient répondre à un ordre secret, leur paraissait époustouflant et mystérieux. Mais ce n’était plus le mystère qu’on leur avait appris à vénérer dans leur enfance, c’était plus étrange, plus vertigineux aussi que la pensée divine à l’œuvre en chaque chose. Tout ce qu’ils voyaient était mû par une mécanique interne, avec ses causes et ses conséquences, qui créaient d’autres causes et d’autres conséquences, et ainsi de suite, comme la science le montrait, sans pouvoir l’expliquer ; un monde avec ses propres règles, des règles presque chimiques, aussi logiques que l’eau qui se change en vapeur quand elle bout, que l’objet qui tombe à terre quand on le lâche, un ordre autonome ayant trait à la présence d’espèces, de plantes protéiformes, quelque chose qui vivait seul, de lui-même, soumis à des influences incessantes. Sauf qu’eux en ignoraient les modalités, et parfois ils se demandaient combien d’années avaient été nécessaires pour que les ancêtres de Prosp se réveillent un jour amputés d’ailes capables de les faire voler.
 

Le désert, croyait-il, devait ressembler à la mer ; ce vide, ou ce lieu plein d’une matière qui n’était pas faite pour l’homme, cet espace qui se fichait complètement que l’homme s’y trouve à l’aise ou pas le transperçait. Au sens propre puisqu’une sorte de flèche s’enfonçait en lui, comme elle l’aurait fait avec un ballon, dégonflant sa peau, la laissant tomber au sol, pauvre chose devenue tout à coup inutile.
À cet instant, il se sentait plus léger qu’un pollen, insignifiant et absolu en même temps. Il savait qu’il appartenait à cet univers à l’instar du caillou à droite de sa chaussure qu’il n’aurait pu différencier d’un autre à trois mètres ; de la vague au loin, qu’il était certain de voir se reformer ailleurs, alors qu’il s’agissait sans doute d’une tout autre vague ; ou du brin d’herbe sur la colline, qui se confondait avec les autres brins d’herbe et pourtant était sans doute unique. Soudain, l’être humain n’avait plus d’importance dans ce monde qui respirait seul, de lui-même, de cet univers indifférent à sa présence, qui existait avant qu’un être humain ne le regarde et qui continuerait après. Ni plus ni moins important qu’un copeau parmi des milliards de copeaux, il n’était plus rien, plus rien qui eût un nom, une corpulence, une odeur, des habitudes, des goûts, une individualité changeante. Et bizarrement il se sentait plus libre, rassuré d’être identique à la vague, de tenir compagnie à la mouche qui volait sur le sable noir, plus fort de discuter, infime, modeste et égal à toutes choses, avec cet univers infini qui ne lui répondait pas.
 
 
J’ai vu au Canada des choses merveilleuses et affreuses. Merveilleuses : les bisons ; moi à qui vous avez fait découvrir la girafe, j’ai découvert près de moi un animal énorme, trois fois un bœuf peut-être, avec ce que j’appellerais un manteau, ou une étole de fourrure derrière la tête, sur les épaules, comme une vieille femme à l’opéra. Affreuses : j’ai vu un troupeau entier de ces bêtes fabuleuses traverser une rivière et nager, oui, nager et lutter contre le courant avec difficulté, elles qui sont si puissantes à terre ; et pour finir je les ai vues, à peine sauvées ou encore secouées par leur périple, se faire égorger par les trappeurs avec lesquels j’étais.
Il paraît que c’est courant. Mais je ne pensais pas que la vue de tout ce sang, la douleur et l’incompréhension de ces animaux que les hommes achevaient juste parce qu’il était en leur pouvoir de le faire m’atteindraient autant. Naturellement, à cet instant, j’ai pensé à Prosp. De là est venue cette idée saugrenue d’Islande où il serait heureux avec quelques-uns de ses semblables, que vous pourriez protéger, puisqu’en protéger un ou dix revient sans doute à la même chose, vous ne croyez pas ?


Son esprit était incapable de saisir quelque chose, mais quoi ? Il le sentait hoqueter, puis s’arrêter, et il se repenchait sur sa feuille. Ce qui vivait ne pouvait disparaître. Certes, il y avait eu la théorie de Cuvier sur les catastrophes, qui expliquait la disparition d’espèces lointaines, énormes comme le mastodonte, le mégalonyx, dont on retrouvait les vestiges ; certes, lui-même, comme toute sa génération, n’y croyait plus et préférait l’hypothèse de Lamarck sur la transformation de ces mêmes espèces vers la forme moderne que l’on connaissait. D’ailleurs, sa génération savait que l’homme avait côtoyé, par exemple, le mastodonte ; et comme l’homme était la dernière espèce arrivée, il ne pouvait avoir connu une catastrophe dans laquelle, par définition, tout aurait disparu – lui avec le mastodonte.
out était donc embrouillé. L’homme détruisait des espèces, mais des espèces nuisibles, sauf les rongeurs si petits qu’ils réussissaient à survivre, de cela tout le monde était au courant, et encore une fois il se trouvait devant un mur, de nouveau son cerveau calait puis se ratatinait. Il manquait quelque chose qui aurait organisé son raisonnement, qui aurait produit une logique dans toutes ces idées qui s’éparpillaient sans liant, sans éclairer sa situation – celle de Prosp, qui en aucune façon ne pouvait être considéré comme nuisible à l’homme.
Il écrivit à des naturalistes, des paléontologues qu’il connaissait, à Garnier, bien sûr, qui lui répondit : « Sans doute les grands pingouins se raréfient, nous le savons. Je vous trouve tout de même bien trop inquiet. Est-ce un sujet, je veux dire est-ce si grave ? Ne sont-ils pas plutôt cachés ailleurs ? Un jour, ils réapparaîtront plus nombreux que nous ne les avons jamais vus. »


Alors Gus se procura l’édition anglaise, la seule disponible, de Lyell. C’était bouleversant, novateur, prodigieux. Le sous-titre des Principes de géologie disait tout : Une tentative d’expliquer les changements de la surface de la Terre par des causes opérant actuellement. Pour ce qui était des espèces, Lyell voyait différentes explications à leur disparition : la modification de leur milieu naturel (par là il ringardisait Lamarck, qui croyait en l’adaptation heureuse, l’amélioration en fait) ; la compétition avec une autre espèce ; et l’homme, qui se débarrassait, comme toujours, des animaux nuisibles, mais dont, en plus, l’accroissement de la population induisait la réduction, voire la destruction de certains animaux. Ainsi parlait-il de l’émeu, qu’il croyait en danger. Ce processus, en réalité, ne le dérangeait pas beaucoup, pour lui tout cela était naturel, répondait à une loi naturelle. C’était aussi indépassable que la mort, contre laquelle on ne peut rien. En un sens c’était la vie, aurait pu dire Gus, et cette idée donnait à l’ensemble une couleur pessimiste, résignée et brutale.
Quand il répondit à Kroyer, il lui fit part de son problème personnel : « Aucun des mécanismes de la disparition chez Lyell ne s’applique au cas précis des grands pingouins. Ni le climat, puisque son milieu n’a pas évolué et qu’il y a moins de vingt ans, dans la même configuration géographique, ils étaient nombreux. Ni la compétition entre animaux, puisque j’ose dire qu’il n’a pas d’ennemis, qu’aucun phoque, aucun macareux n’a besoin de son territoire ou de batailler avec lui. Reste l’homme : mais en quoi les grands pingouins, qui vivent loin de nous, nous nuiraient-ils ? Je ne vois pas. Alors, se pourrait-il que nous, êtres humains, ayons commis une erreur ?
»
 
 
Cent couples de pingouins font cent œufs, quarante petits meurent avant d’être adultes, vingt meurent d’accidents divers, restent quarante pingouins qui connaîtront les mêmes proportions de pertes, puisque les conditions extérieures sont identiques, et ainsi tout finit par disparaître – tout est peut-être déjà en train de disparaître, sans qu’il puisse s’en apercevoir. Et, pendant que Gus mordait dans sa saucisse, le monde se modifiait, lentement, sans qu’il sente le sol bouger, le tremblement de terre se préparer sous ses pieds. Alors oui, à cet instant tout était déjà différent, triste et morbide, sans raison et brutal, tout finalement était sanglant.


Il ne s’agissait pas de ce que Gus avait fait, et pourtant il était responsable, puisqu’il était humain. Comment le dire ? Gus aurait mieux surmonté la disparition du grand pingouin s’il avait pu accuser un volcan, ou les orques, ou des ours blancs. Mais cet oiseau mourrait d’avoir été la matière première de ragoûts, de steaks noirs, d’huile qui n’était même pas meilleure que celle des baleines.


 

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