mardi 21 mars 2023

[Baglin, Claire] En salle

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : En salle

Auteur : Claire BAGLIN

Parution : 2022 (Editions de Minuit)

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Dans un menu enfant, on trouve un burger bien emballé, des frites, une boisson, des sauces, un jouet, le rêve. Et puis, quelques années plus tard, on prépare les commandes au drive, on passe le chiffon sur les tables, on obéit aux manageurs : on travaille au fastfood.
En deux récits alternés, la narratrice d’En salle raconte cet écart. D’un côté, une enfance marquée par la figure d’un père ouvrier. De l’autre, ses vingt ans dans un fastfood, où elle rencontre la répétition des gestes, le corps mis à l’épreuve, le vide, l’aliénation.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Claire Baglin est née en 1998. En salle est son premier roman.

 

Avis :

Lorsque la narratrice et son petit frère étaient enfants, leur plus grand plaisir était un repas au fastfood, les rares fois où leur famille, très serrée financièrement, s’autorisait un extra. Mais voilà que, désormais étudiante, la jeune femme décroche un job d’été dans ce même restaurant…

En d’incessants ricochets entre passé et présent, sur un ton lapidaire alignant en rafales, comme autant de flashes stroboscopiques, des images sèches, sans psychologie ni sentiments, le récit met d’emblée en place un frappant jeu de miroirs où, la magie de l’enfance envolée, la narratrice découvre l’envers du décor du fastfood, les gestes répétitifs et la cadence à tenir en cuisine dans la chaleur et l’odeur de friture, le stress des commandes au Drive et l’infernale pression en salle, prenant du même coup toute la mesure, alors que les souvenirs remontent, de l’usure subie par son père à l’usine, au fil d’une vie toute entière aliénée par son labeur d’ouvrier.

De l’usine au fastfood et du fastfood à l’usine, Claire Baglin dissèque ainsi, avec une précision froide et ironique qui n’empêche pas la tristesse de percer dans une sensation d’étouffement révolté, les conditions de travail au bas de l’échelle, l’épuisement dans l’obsession du rendement et dans la répétition de tâches déshumanisées, la mesquinerie de la compétition et des rapports de force sous l’égide de petits chefs redoutables, la violence et l’humiliation d’une pression sociale de plus en plus assise sur la précarité de contrats à temps partiel ou de rémunérations à la tâche, comme dans le cas des livreurs à vélo.

Dans son observation quasi documentaire et totalement factuelle, sans parti-pris ni commentaire, qui nous laisse entièrement libres de nos ressentis et de nos conclusions, la seule chose qui fait toute la différence avec l’expérience de son père, c’est qu’elle quittera ce laminoir à la fin de l’été, pour reprendre ses études et s’échapper, on l’espère, vers d’autres horizons…

Un premier roman dont la froideur clinique redouble l’efficacité, pour un tableau choc de notre société au travers d’un monde du travail absolument terrifiant. (4/5)

 

 

Citations : 

La pelle à frites dans la main, je remplis les cornets, racle les bacs mais les alarmes m’arrêtent, je lâche tout, réponds à l’appel. J’appuie, la sonnerie s’arrête, je secoue la panière, j’en plonge une nouvelle et mon soulagement dure quatre secondes, il faut valider, vingt secondes, il faut secouer, trois minutes, il faut sortir les frites. Une équipière me reprend pourquoi tu lâches ta pelle, je veux que tu ne la relâches que quand tu as fait toute ta prod’. Je ne suis plus seule avec mes frites, ils surveillent mon travail, de la façon dont je tiens la pelle aux mouvements des panières, je dois enchaîner. Reprendre l’outil, remplir, les cornets partent sitôt prêts, je tasse dans les sachets, dans les boîtes, je coule, les commandes s’alignent. Quelqu’un me dit en fait il faut que tu plonges dès que tu relèves une panière, tu vois ? tac, tac, tu vois ou ? pourquoi tu le fais pas alors ?        
Les signaux sonores, lents, deux en même temps, rapides, au début j’hésite, c’est les friteuses qui sonnent ou les poissons panés plus loin dans la cuisine ? À la fin je sais, le bruit vient de ma poitrine comme quand les basses la font vibrer, comme quand je posais ma main d’enfant sur mon cœur avec l’impression qu’il allait exploser au son des Démons de minuit. De nouvelles alarmes, les commandes internet sur le tableau de bord derrière moi, mes mains sont trop grasses, le bruit me fatigue, je secoue la panière, lâche, reprends, ça sonne, volte-face, la pelle avec le sachet au bout, la panière suspendue au-dessus des cuves, égoutter, secouer doucement, l’huile crépite et vient pincer mes avant-bras, allez c’est bon là, il faut pas y passer des heures non plus, je la vide, je la jette avec les autres. Les clients qui renvoient leurs frites trop froides, envie de plonger leurs mains dans l’huile bouillante, les miennes rouges, le sel griffe.        
Un équipier a besoin d’une moyenne frite en urge et je la fais. Merci moyenne frite ! Ils ne connaissent toujours pas mon prénom. Je tasse, secoue, relâche enfin. Une alerte, il faut secouer secouer secouer mais pas le temps. Quelqu’un appuie sur le bouton à ma place, agite brutalement la panière pour me reprocher de ne pas l’avoir fait et les autres reviennent. Ils disent en fait il faut que tu, mais je n’écoute plus, il y a une énième explication au bout et je n’ai pas le temps. Dans mon dos, le directeur chante qu’on ira tous au paradis, on ira.
 

Jérôme tient les deux bouts, essuie son front, il ne démine pas une bombe, il n’est pas stressé, il a froid et la transpiration roule sur son front, de la fièvre. Il se dit qu’il a chopé la crève et très vite, t’as pas oublié de couper le courant ? comme quand on change une ampoule, éteindre la lumière, t’as pas oublié ? Il pense au copain qui a gardé son alliance et le doigt est parti avec, à celui qui a vu ses jambes se faire écraser sous une presse. Le courant passe, 220 volts, traverse les câbles et le corps de Jérôme, suit le circuit enfin rétabli. (…)
Jérôme se fatigue, il se dit je vais tomber dans les pommes, j’en peux plus. La radio grésille, depuis combien de temps il est là, à recevoir du courant, il ne sent plus ses pieds qui lui faisaient si mal, il veut que ses pieds lui fassent mal de nouveau mais seul son cœur bat à toute vitesse, le reste est engourdi, un corps étranger. Alors il se penche et sans vraiment savoir comment, il parvient à se sortir de l’emprise, libérant un de ses deux bras. Le premier bras dégagé, tout lâche soudain.
À l’infirmerie, la secrétaire dit il faut l’inscrire en accident de travail, mais il sait que l’erreur va lui être imputée, qu’il peut se faire licencier pour avoir négligé ce point de sécurité, alors non non c’est bon. Un chef est présent et insiste pour le ramener chez lui comme on fait pour un enfant qui a mal au ventre. Dans la voiture le chef ne cesse de parler pour anéantir le temps. Quinze minutes plus tard, devant l’immeuble, avant que Jérôme sorte de la voiture, le chef pose enfin la question qui le brûle depuis le début, c’était ta faute non ?


 

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