mardi 7 mars 2023

[Chevelev, Mikhaïl] Le numéro un

 


 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le numéro un
            (
Ot Pervogo Litsa)

Auteur : Mikhaïl CHEVELEV

Traduction : Christine ZEYTOUNIAN-BELOUS

Parution : en russe en 2018
                  en français (Gallimard) en 2023

Pages : 176

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

En 1984, Vladimir est convoqué dans les bureaux de la police soviétique pour une banale affaire de marché noir. Il pensait en ressortir quelques minutes plus tard, son amende acquittée, mais c’était compter sans les mystérieuses méthodes du KGB. Quelques années plus tard, cette affaire qu’il croit derrière lui le rattrape de façon inattendue, bouleversant sa vie à jamais.
Vladimir n’est pourtant pas au bout de ses surprises. En 2018, il est contacté par un certain David Kapovitch, New-Yorkais d’origine russe. La ressemblance entre les deux hommes est troublante. Pourraient-ils avoir un lien de parenté ? Leurs destins vont en tout cas se mêler, pour le meilleur comme pour le pire.
Empruntant aux codes du thriller, Le numéro un tend un redoutable miroir à la société russe contemporaine qui n’a rien à envier à celle de l’ère soviétique. Le nouveau roman de Mikhaïl Chevelev mêle enquête politique et interrogation sur la filiation, tenant en haleine jusqu’à la toute dernière page.

 

Un mot sur l'auteur : 

Né en 1959, Mikhaïl Shevelev est un journaliste d'opposition connu en Russie. Son premier roman Une suite d'événements est paru en France en 2021.

 

Avis :

De l’Union Soviétique à la Russie contemporaine, il peut suffire de pas grand-chose pour se retrouver piégé ad vitam aeternam. Arrêté dans les années quatre-vingts pour une banale affaire de marché noir, Vladimir Lvovitch doit signer, en échange de ce qu’il croit sa tranquillité et celle de sa famille, des papiers à première vue inoffensifs, mais qui, l’inféodant au KGB, vont, bien des années plus tard, bouleverser sa vie et le séparer des siens. Puis, prouvant qu’on n’en est jamais quitte avec lui, le passé ressurgira à nouveau brutalement en 2018, cette fois sous les traits étrangement semblables aux siens d’un Américain d’origine russe, David Kapovitch…

Vladimir est encore étudiant quand sombre l’État soviétique, ouvrant frontières et accès à la littérature, mais sapant emplois publics et ressources des citoyens lambda alors que les prix flambent et rendent plus que jamais inaccessibles les biens de consommation pourtant désormais disponibles dans les commerces. Les bonnes vieilles ficelles du marché noir ne suffisant plus, le jeune homme décide de rejoindre les rangs de ces nouveaux hommes d’affaires, sautés à bord du train à grande vitesse de l’enrichissement à tout crin. Le voilà embauché par relation par « la première banque privée du pays à avoir obtenu le droit d’effectuer des opérations en devises », autrement dit par une institution financière rendue très vite florissante par sa spécialité du blanchiment d’argent.

Prompt à s’adapter à son nouveau milieu sans trop se poser de questions, notre homme ne tarde pas à mener grand train lui aussi, le luxe et la façade de respectabilité de son employeur lui permettant bientôt de se croire membre à part entière du très libre establishment du monde international de la finance. C’est alors que le pouvoir politique russe se décide à tirer sur la laisse nouée si longtemps auparavant, qu’à tort Vladimir avait fini par croire aux oubliettes. Le stagiaire du KGB qui, dans une autre vie, lui avait extorqué la signature d’un banal formulaire, est entre-temps devenu le redoutable Numéro Un, bien décidé à tenir dans sa main, par la peur et par tous les moyens s’il le faut, ces oligarques et ces hommes d’affaires que leur fortune si expertement mise à l’abri à l’étranger risquerait de rendre trop indépendants et sûrs d’eux.

Prenant l’allure d’un thriller aux rebondissements échevelés où Vladimir doit défendre sa peau et celle des siens face aux intimidations et aux manigances d’un pouvoir sans limite jouant sur la peur pour asseoir son contrôle, le récit aux phrases sèches et percutantes nous confronte sans ménagement aux réalités d’une société russe contemporaine toute autant construite sur la terreur et la brutalité qu’à l’époque soviétique. C’est efficace et édifiant, pour ne pas dire glaçant, mais aussi terriblement addictif et superbement caustique. (4/5)

 

Citations :

Bien des années ont passé, oui bien des années avant que je ne comprenne une vérité toute simple. Ils ne savent rien sur nous. Rien du tout. À part ce que nous leur racontons. Sur nous-mêmes et sur les autres. Et toutes ces légendes sur leurs yeux qui sont partout et leur omniscience diabolique ne sont que du bluff, un mythe, un appeau à moutons. La seule chose qui leur permet de nous contrôler, c’est notre peur.
 

Je n’y repense qu’un an et demi plus tard, quand la vie devient soudain difficile du jour au lendemain. Tout semble pourtant aller pour le mieux : une vingtaine de variétés de saucissons dans les magasins, tous les livres imaginables en vente libre, le droit de voyager librement... bref, tout ce dont nous rêvions. Le seul problème c’est qu’on n’a pas de quoi se le payer.  
Tous les organismes à brasser du vent qui m’emploient régulièrement comme interprète simultané – le Comité soviétique pour la paix, le Comité des femmes soviétiques, l’Union des associations d’amitié avec les pays étrangers – ferment les uns après les autres, me privant de mes boulots alimentaires. Ioulia bosse comme une dingue du matin au soir dans son journal pour un salaire de misère : passion à la pelle et enthousiasme à gogo, mais elle ne gagne même pas assez pour s’acheter une nouvelle paire de collants.
 

La première étape consiste à faire passer l’argent par la frontière entre deux mondes : la Russie et les territoires adjacents d’un côté, le secteur bancaire civilisé mais aisément effarouché de l’autre. C’est le rôle des « frontaliers » : les banques des pays Baltes et de Moldavie, pays qui font déjà partie de l’Europe, mais en y regardant de plus près, on peut trouver des lacunes dans leur législation et des gens prêts à fermer les yeux sur lesdites lacunes.  
L’étape suivante, ce sont les offshores. En principe, plus il y en a dans le circuit, plus c’est sûr, plus le traçage de l’argent s’avère difficile. Mais forcément, ça augmente aussi le prix de la course : formalités, services et taxes. Tout dépend du client. S’il a des protecteurs très haut placés ou s’il est juste particulièrement avare et culotté, il économise sur la longueur de la chaîne. Les plus prudents et les plus avisés préfèrent payer.  
Et enfin, l’accord final, la partie la plus cruciale et la plus délicate : l’arrivée au port d’attache. Et à ce propos, l’attrait des États-Unis et de la Grande-Bretagne n’a rien de si mystérieux. Le parc immobilier y est bien sûr de bonne qualité, et son prix augmente constamment, mais le détail clé, c’est que les propriétaires peuvent conserver leur anonymat.
 

Certaines choses ont tendance à vous mettre les nerfs à vif, par exemple se promener seul dans la partie la plus dangereuse du Bronx à trois heures du matin ou traverser le Niagara à gué, mais celui qui n’a pas projeté d’informer sa mère de son intention de convoler en justes noces ne sait pas ce qu’est le stress.
 
 
La gare de Biélorussie, que je n’avais jamais vue, me plaît bien. Une architecture légère, et même frivole, très différente du Grand Central de New York, une gare où tu ne te sens pas déprimé, mais au contraire d’humeur insouciante.  
Même cette dame énorme qui surgit près de moi dès que j’émerge sur la place où la pluie vient de tomber ne gâche pas cette première impression. Elle marmonne je ne sais quoi d’une voix à peine audible. Elle s’adresse à moi, c’est évident, mais sans que je comprenne un traître mot.  
— Pardon ?  
Elle hausse légèrement le ton, et je distingue certains fragments de son discours : « filles... sauna... conditions idéales... prix abordable... se reposer confortablement... ».  
Ah, c’est plus clair. Non merci, je ne suis pas fatigué.  
— Vraiment ? réplique-t-elle avec irritation, de façon cette fois parfaitement normale. Pourtant, vous avez mauvaise mine.  
J’éclate de rire. Les Russes ont une façon bien à eux de proposer leurs services.


 

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