dimanche 19 mars 2023

[Claro] Sous d'autres formes nous reviendrons

 


 

 

 

J'ai aimé

 

Titre : Sous d'autres formes
            nous reviendrons

Auteur : CLARO

Parution : 2022 (Seuil)

Pages : 120

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :    

Le 7 février 1497, le moine Savonarole fait édifier à Florence un immense bûcher, dans lequel sont jetés œuvres d’art et accessoires frivoles ; le même jour, Josquin Des Prés compose un lamento à la mémoire du maître de chapelle Johannes Ockeghem. Là où l’un décompose, l’autre propose ; d’un côté les flammes rageuses de la destruction, de l’autre l’eau vive de la déploration.

Partant de ces deux conceptions opposées de la vanité humaine, Sous d’autres formes nous reviendrons déroule un fil, celui qui va de la reconnaissance d’un vide en nous à notre rapport ambigu face à la mort. Qu’il s’agisse des ensevelis de Pompéi, de l’enfant pétrifié de Sens, des amphithéâtres d’anatomie, des peintures de vanités flamandes, du film La Momie de Karl Freund, ou bien d’événements intimes comme la mort du père, Claro s’interroge – et interroge la poésie – sur le lien qu’entretient l’écriture avec le célèbre adage memento mori – qu’il conviendrait de traduire ainsi : n’oublie pas de mourir.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Né en 1962, Claro est l’auteur d’une vingtaine de fictions et de textes critiques – dont Livre XIX, CosmoZ, Le Clavier cannibale, La Maison indigène, amour laine –, ainsi que de nombreuses traductions de l’anglais (Lucy Ellmann, William T. Vollmann, William H. Gass, Kathy Acker, Salman Rushdie, Alan Moore…).


 

Avis :

Dérivé de la phrase d'ouverture du Livre de l'Ecclésiaste de l'Ancien Testament, Vanitas vanitatum et omnia vanitas (Vanité des vanités, et tout est vanité), souvent associé à la locution Memento mori (Souviens-toi que tu vas mourir), le terme vanité nous rappelle l’éphémère condition de l’existence. Parfois prétexte à de sévères positions moralisatrices dont on peut trouver un paroxysme dans le bûcher des vanités du moine Savonarole au XVe siècle, le thème a aussi de tout temps obsédé la création artistique, en particulier la littérature.

Nous entraînant, entre fascination et répulsion, des corps pétrifiés de Pompéi aux stupéfiants lithopédions - ces fœtus extra-utérins calcifiés dans le ventre maternel faute d’un terme possible à la grossesse - , des théâtres anatomiques aux peintures de vanités flamandes, enfin du film d’épouvante La Momie de Karl Freund à l’inconcevable mort de son père, Claro s’en empare à son tour, dans une exploration de notre rapport à la mort et de son influence sur l’écriture, en particulier la poésie.

De cette méditation résulte une mélopée en quatre longs couplets, se concluant chacun par leur « précipité », soit une suite obsédante de mots clés qui semblent le fruit d’une écriture automatique. Scandée sur un rythme poétique où les strophes déferlent en une vaste respiration, la prose s’écoule telle une rivière en une phrase unique, sans majuscule initiale ni point final, créant sa propre ponctuation comme pour mieux simuler cet infini passage de la vie dont chaque homme n’est qu’un maillon. Et comme il réinvente - à point on ne peut plus nommé - le jeu surréaliste du cadavre exquis en mêlant à sa logorrhée les vers d’innombrables de ses prédécesseurs, sa propre voix semble se fondre dans la clameur déploratoire de tous ces poètes depuis longtemps retournés à la poussière, avant que d’autres ne viennent à l’infini prendre le relais.

Indéniable et géniale prouesse littéraire, cet ouvrage bluffant que l’on se plaît à imaginer déclamé sur une scène de théâtre - en compatissant volontiers pour la mémoire du récitant -, nécessite aussi quelque effort côté lecture. Très peu conventionnel, parfois même assez hermétique, il pourra séduire autant que rebuter, mais n'en restera pas moins une expérience littéraire de qualité. (3/5)

 

 

Citations : 

::: comme si nous ne savions pas, ne sentions pas le danger lié à l’oubli de mourir, comme si nous pensions qu’oublier de mourir pouvait nous rendre, quoi ? immortels ? mais qui ose le croire le dire l’écrire, qui est dupe de cette fausse foi • au fond de moi je vous avoue que je suis sûr d’être immortel / vanité essentielle • [pierre jean jouve]
 
 

::: si les objets sont pareils à des morts, et qu’une fois déposés sur la toile ils deviennent ce qu’on appelle des vanités, se peut-il que sur la page – celle-ci ? – certaines choses finissent par prendre une teinte autre, une teinte en creux mais non moins éloquente, disons en vrac : la figure du père ou l’ombre de la mère, tel souvenir d’enfance tel dépôt de savoir, ce qui fait qu’une maille un jour s’est défaite, disons le vrac et tout ce qui va à l’avenant d’une vie mal vécue, et qui ici, tracé à l’encre noire, serait susceptible de trôner tel un crâne caressé par la lumière d’un Philippe de Champaigne, et aussitôt s’impose à moi une analogie, qu’à raison sans doute j’ai qualifiée plus haut d’inquiétude : un livre en sa somme, la somme qu’un livre assume, n’est-elle qu’un impur ramassis de vanités ?   
 
::: de même que le peintre ordonne sur la toile les divers attributs de la vie vaine, de même l’écrivain ne fait-il pas de la page un autel, une branlante prédelle sur laquelle exhiber, maquillées, ses icônes intimes, otages du vide de la page qui tremble et ne tremble pas,  
 
::: aveugle métier que celui d’écrivain, aveugle celui qui de ce métier fait et défait sa vie, amer ce cœur vinaigre qu’il presse éponge, ce cœur de rouille qu’il démonte rouage après rouage, le jour entier décanté en un bloc de nuit qu’il voudrait baroque, carrossé de mille palpitations, aveugle et sourd, imbécile, hanté de tout et de rien, et si ce métier est le mien c’est bien qu’en lui un vide m’attire, et que par sa pratique je cherche à faire rendre gorge à je ne sais quel horrible vacuum encombré de mots, à moins qu’il s’agisse d’éprouver la résistance d’une membrane, de percer cette drôle de peau de pourceau raclé qui enveloppe protège quoi recèle quoi interdit quoi – le secret de soi sûrement pas, la mémoire de ce qui me précède j’en doute – mais quoi alors, quel infâme couac, serait-ce l’énigme de la mort vivante qui scintille dans le travail d’écriture, comme si écrire c’était épouser une spirale descendante où se vrillant soi-même on pourrait s’extraire tout entier de soi-même, afin de laisser s’exprimer, une fois expulsé tout ce qui fait office de soi, l’être-trou, • la tristesse hideuse du vide, / du trou où il n’y a rien, / il ne souffle pas le rien, / il n’y a rien, / c’est autour du trou, / au point où les mots se retirent, / un trou sans mots, / syllabes sans sons • [artaud]
 
::: écrivant-écrivain au fond du vain cherchant à passer outre, est-ce là une ruse du vain, qui veut croire qu’en deçà il y a quelque chose, autre chose, ni vérité ni mensonge, juste un brin, un grain, une graine, à cultiver envers et contre tout, pour mieux recommencer, ne pas capituler, tant pis si c’est à rebours de soi qu’il faut désormais s’avancer • je me dis que quelqu’un qui n’est plus un vivant et, le temps de quelques lignes, pas un mort, ce doit être ça un écrivain • [fourcade]
 
 

::: allégeance ou révolte, quel parti prendre à force de voir mourir l’autre, rongé par les mites d’une maladie plus vicieuse que la jalousie, usé en paillassons de chair par les ans devenus dominos qui dans leur chute entraînent les pauvres numéros que nous sommes et dont l’addition fait pitié,
 
 
 
::: (...), et de même qu’il existe des vierges encloses sous verre, ou plutôt des statuettes représentant la vierge que mouche une cloche, comme si on voulait en préservant cette sainte icône de la moindre poussière établir la preuve irréductible de sa virginité, et peut-être par là même changer son immaculée réclusion en éternité de solitude,   

::: de même certaines de nos idées, forgées sans doute par le mensonge, nous les enfermons dans une bulle d’apparat, interdisant ainsi aux autres d’y toucher, les mettant au défi de déposer à leur surface l’insultante crasse de leur suspicion, jusqu’au jour où, soit maladresse, soit agacement, l’ensemble soudain bascule, le verre en mille éclats se disperse, et sur le sol c’est-à-dire sous nos yeux c’est-à-dire dans notre esprit voilà l’idée naguère pérenne réduite à sa plus concrète expression dispersion reddition, gisante parmi les gisantes,   

::: les oubliées, et de même que Marie dé-transfigurée par quelque vandale apparaîtra sous la forme d’une femme en plastique enduite de peinture phosphorescente et pourvue d’une auréole amovible, de même l’idée, une fois dessertie de son socle de vaine évidence, nous semblera un piètre artefact, ou mieux, ou pire, une poupée sotte et qui plus est contenant peut-être, contenant encore, l’être tout aussi sot qui la crut à jamais à l’abri du calcaire du temps, le débile démiurge qui l’espéra pure alors qu’elle n’était que corruption manufacturée, plastique en sursis, enduit verdâtre, aussi verdâtre que les organes qui en elle et en nous à chaque seconde apprennent l’art de pourrir en silence • car nous allons comme des vessies soufflées, nous ne sommes pas plus qu’une bulle d’air • [pétrone]
 


::: sous terre on le sait les défunts pompéiens durent patienter sous trois mètres de terre pesante, calés voûtés pliés sous des tombereaux de lave, de pierres ponces, blanches puis gris verdâtre, de couches de sable volcanique et de lapilli, de cendre et de sable mêlés de bois calciné, et encore de la cendre, encore des lapilli, puis, enfin, couronnant le tout, la terre, rien que la terre, à fouler mille fois sous d’autres temps par d’autres hommes d’autres mémoires, d’autres mémoires d’hommes nus eux aussi,   

::: et il faut attendre 1860 pour qu’une parodie de renaissance soit offerte aux cadavres vésuviens, et qu’un inspecteur des fouilles du nom de Giuseppe Fiorelli injecte du plâtre liquide sous pression dans les cavités ménagées par leurs corps défendus, travaillant ainsi à creux perdu, puisque telle est la formule de rigueur, confectionnant un moule à partir de celui, naturel, créé par l’alliage de roches et de cendres, n’ayant plus alors qu’à détruire le moule ainsi obtenu pour mettre à nu le plâtre originel, et dans ce travail à creux perdu se joue peut-être l’impossible résurrection, l’ultime avatar de la chose humaine tour à tour surprise effrayée asphyxiée ensevelie calcinée décomposée moulée exhumée démoulée et enfin exposée, son être transitoire renonçant à la vanité de sa présence sur terre pour s’épanouir dans la vacuité de son absence sous terre, renaissant alors, à la faveur d’une archéologique prestidigitation, sous forme  statuaire, comme si vivant l’enterré l’était en soi-même, sa mort à jamais protégée • car c’est tout de suite, c’est à présent, c’est maintenant à chaque instant que s’accomplit sous nos yeux la tombée en cendres de nos existences • délivrés de nos souffles, [frédéric boyer]


 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire