J'ai aimé
Titre : La patience des traces
Auteur : Jeanne BENAMEUR
Parution : 2022 (Actes Sud)
Pages : 208
Présentation de l'éditeur :
Psychanalyste, Simon a fait profession d’écouter les autres, au risque
de faire taire sa propre histoire. À la faveur d’une brèche dans le
quotidien – un bol cassé – vient le temps du rendez-vous avec lui-même.
Cette fois encore le nouveau roman de Jeanne Benameur accompagne un
envol, observe le patient travail d’un être qui chemine vers sa liberté.
Pour Simon, le voyage intérieur passe par un vrai départ, et – d’un
rivage à l’autre – par le lointain Japon : ses rituels, son art de
réparer (l’ancestrale technique du kintsugi), ses floraisons…
Quête initiatique qui contient aussi tout un roman d’apprentissage bâti sur le feu et la violence (l’amitié, la jeunesse, l’océan), c’est un livre de silence(s) et de rencontre(s), le livre d’une grande sagesse, douce, têtue, et bientôt, sereine.
Quête initiatique qui contient aussi tout un roman d’apprentissage bâti sur le feu et la violence (l’amitié, la jeunesse, l’océan), c’est un livre de silence(s) et de rencontre(s), le livre d’une grande sagesse, douce, têtue, et bientôt, sereine.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Née en 1952 en Algérie d’un père tunisien et d’une mère
italienne, Jeanne Benameur arrive en France, avec sa famille, à l’âge de
cinq ans. Entre le roman et la poésie, le travail de Jeanne Benameur se
déploie et s'inscrit dans un rapport au monde et à l'être humain épris
de liberté et de justesse.
Parmi ses romans publiés chez Actes Sud : Profanes (2013, grand prix du roman RTL/Lire), Otages intimes (2015, prix Version Femina 2015, prix Libraires en Seine 2016), L’Enfant qui (2017), et plus récemment, Ceux qui partent (2019, prix des Lecteurs de Corse 2020).
Avis :
Le talent de Jeanne Benameur est indéniable. C’est une plume magnifique d’élégance, de finesse et de poésie qui vient sublimer l’intelligence et la profondeur d’une réflexion qu’elle mène de livre en livre, dans une quête que l’on sent aussi essentielle pour elle que pour ses personnages. Dans son précédent roman, Ceux qui partent, elle célébrait la force et la liberté du nouveau départ, l’élan qui vous fait tout quitter pour l’aventure de l’exil et pour l’espoir de rebond. Elle y revient d’une autre façon dans ce nouvel ouvrage, qui métaphoriquement s’émerveille du « magnifique saut de la raie Manta », cet « élan qui fait prendre le risque de quitter son eau ». Cette fois, elle fait de ces impulsions qui nous poussent au-delà de notre zone de confort, toujours plus loin dans la connaissance de nous-mêmes et des autres, des tentatives d’atteindre ce qu’elle appelle « des moments d’âme », fugaces sensations d’harmonie « quand tout de notre être s’unifie pour pouvoir se mêler enfin à tout ce qui n’est pas nous » : une finalité qui ne semble quelque part pas si étrangère à celle des approches du Zen ou du Tao.
C’est en tout cas au Japon que Simon, après avoir épuisé les ressources de la psychanalyse, va chercher la réparation de ses fêlures et la réconciliation avec lui-même et son entourage, passé et présent. Dans le petit paradis subtropical des îles Yaeyama, archipel japonais semé dans de splendides eaux turquoise, il découvre la collection de tissus ancestraux de son hôtesse Itô Akiko ; l’art Kintsugi de son mari céramiste Daisuke ; la tradition purificatrice du Onsen, ces bains dans des sources d’eau chaude volcanique ; enfin les antiques techniques de fabrication et de teinture des tissus à base de fibre de bananier que s’arrache la haute couture du monde entier. Patience et longueur de temps produisent leurs effets : dans le silence et la proximité discrète et bienveillante de ses très sages hôtes, Simon apprend à faire la paix avec lui-même et avec son passé, et s’apprête plus sereinement à un nouvel avenir.
Et c’est là que le bât blesse et qu’emporté par ce texte si merveilleusement écrit, l’on se s’en retrouve que plus déçu de la vague sensation de creux ressenti à propos de l’histoire de Simon. Tandis que l’on se laisse charmer par le sens général du propos, par son splendide hommage au métier de psychanalyste, par la découverte de très belles pratiques japonaises aux prolongations aussi poétiques que philosophiques, enfin par le si délicat et attachant couple Itô, se renforce aussi, à mesure que le passé de Simon se dévoile, le sentiment un peu dérouté de ne pas parvenir à comprendre totalement l’impact à retardement de cette vieille histoire plutôt tordue et montée en épingle, et encore moins la miraculeuse rapidité avec laquelle tout cela se résout au Japon, dans une tonalité bien trop feel good. N’est-il pas bien chanceux, cet occidental auquel se révèlent du premier coup, et par hasard, certains aspects les plus confidentiels de la culture nippone, au point de le transformer en quelques jours ?
Cette deuxième rencontre avec les livres de Jeanne Benameur me laisse donc encore, à contrecoeur, sur une impression mitigée. Si la plume est un régal d’intelligence, de poésie et de délicatesse, et si la réflexion, illustrée d’images magnifiques, ne manque pas d’intérêt, le lecteur peine à prendre son envol dans une histoire curieusement un peu trop « simpliste » pour la hauteur de son propos. (3/5)
Citations :
Tant d’années de sa vie à écouter le mystère de toute vie. À s’en approcher.
Tant d’années pour accepter qu’au fond de toute clarté, l’opaque subsiste. C’est le plus difficile. Pour l’analysant comme pour l’analyste.
On lève une à une les choses tues qui bordent chaque enfance, on traverse les secrets inutiles, on peut à nouveau caresser une cicatrice. Et pour autant on n’a rien résolu. On se retrouve toujours devant le même mystère, le même pour tous, on n’y échappe pas.
Son métier, c’est pour ceux qui ne s’en débarrassent pas en invoquant Dieu ou quelque transcendance bien pratique. Il a été ce serviteur discret qui fait approcher l’énigme de vivre, en se sachant mortel, au plus près. Celui à qui on se confie pour accepter de faire le chemin jusqu’à l’inconnu.
Un Charon pour l’autre rive. Pas la mort encore, non. Juste la fin de la souffrance qui, un jour, a fait pousser la porte du cabinet de l’analyste ; et la venue à une rive d’où l’on voit la vie autrement. Vivable.
Mais c’est une fois cette étape franchie que l’énigme, la vraie, celle qu’on est seul à déchiffrer, vous attend. Qu’est-ce qui fait se lever chaque matin et affronter le jour, travailler, aimer alors qu’on sait que tout cela s’arrêtera. Forcément.
Lui, il aide à débroussailler la route. En plongeant dans les entrailles du familier, du répétitif, il a fait son travail. Tracé les limites du connu.
Reste alors l’inconnu.
C’est jusque-là qu’il a tenté d’accompagner chacun.
Juste derrière, les confins ignorés. Il aime les peintures chinoises anciennes. Chacun doit imaginer ce qui ne se laissera jamais dessiner. Il y a là autre chose, de plus vaste, qu’on ne voit pas.
C’est peut-être ça une analyse réussie après tout. Accepter, au plus profond de soi, qu’on est limité et que pourtant, il y a de l’infini. Inatteignable mais imaginable. I-ma-gi-nable. Elle est là, l’énigme. C’est celle du désir. Tout ce qu’on se cache ne retourne qu’à ce mystère bien plus grand.
Tant d’années pour accepter qu’au fond de toute clarté, l’opaque subsiste. C’est le plus difficile. Pour l’analysant comme pour l’analyste.
On lève une à une les choses tues qui bordent chaque enfance, on traverse les secrets inutiles, on peut à nouveau caresser une cicatrice. Et pour autant on n’a rien résolu. On se retrouve toujours devant le même mystère, le même pour tous, on n’y échappe pas.
Son métier, c’est pour ceux qui ne s’en débarrassent pas en invoquant Dieu ou quelque transcendance bien pratique. Il a été ce serviteur discret qui fait approcher l’énigme de vivre, en se sachant mortel, au plus près. Celui à qui on se confie pour accepter de faire le chemin jusqu’à l’inconnu.
Un Charon pour l’autre rive. Pas la mort encore, non. Juste la fin de la souffrance qui, un jour, a fait pousser la porte du cabinet de l’analyste ; et la venue à une rive d’où l’on voit la vie autrement. Vivable.
Mais c’est une fois cette étape franchie que l’énigme, la vraie, celle qu’on est seul à déchiffrer, vous attend. Qu’est-ce qui fait se lever chaque matin et affronter le jour, travailler, aimer alors qu’on sait que tout cela s’arrêtera. Forcément.
Lui, il aide à débroussailler la route. En plongeant dans les entrailles du familier, du répétitif, il a fait son travail. Tracé les limites du connu.
Reste alors l’inconnu.
C’est jusque-là qu’il a tenté d’accompagner chacun.
Juste derrière, les confins ignorés. Il aime les peintures chinoises anciennes. Chacun doit imaginer ce qui ne se laissera jamais dessiner. Il y a là autre chose, de plus vaste, qu’on ne voit pas.
C’est peut-être ça une analyse réussie après tout. Accepter, au plus profond de soi, qu’on est limité et que pourtant, il y a de l’infini. Inatteignable mais imaginable. I-ma-gi-nable. Elle est là, l’énigme. C’est celle du désir. Tout ce qu’on se cache ne retourne qu’à ce mystère bien plus grand.
À quoi bon trier, ranger, archiver ? préparer son départ, c’est le retarder, c’est tout. À trop attendre, on ne fait plus.
Il y a des lettres qu’on devrait savoir écrire. Pas pour convaincre ni pour changer les choses. Juste pour tracer les mots. Les inscrire. Et qu’on les envoie ou pas ça n’a pas d’importance. Les morts lisent par-dessus votre épaule.
Il y a des phrases qu’on entend un jour pour ce qu’elles sont. Vraiment. Elles sont restées au fond de notre mémoire, intactes. On les a prononcées un jour, sans bien savoir. Elles attendaient.
Comme si notre propre parole nous attendait toujours.
Une phrase lancée en l’air, pas entendue vraiment. Remisée dans ces limbes étranges où flottent les paroles gelées. Un jour, on ne sait pas pourquoi, elles reprennent vie. De toute leur force. Elles atteignent notre attention profonde, celle qu’on ignore la plupart du temps, et c’est le bon moment. Ce ne sont pas nos mains qui les ont réchauffées, comme le font les marins chez Rabelais, c’est le temps, la friction avec d’autres mots, d’autres phrases entendues, ou lues, enveloppées du silence des livres. Les mots alors adviennent avec toute leur puissance. Il fallait juste attendre d’avoir la force de les entendre.
Une femme, la cinquantaine élégante et détendue, attire son regard. Elle lit et le monde lui appartient. Comme chez elle. Elle a retiré ses chaussures, à l’aise, enveloppée dans une étole, un léger sourire aux lèvres. La lecture fait d’elle dans cet aéroport agité une vraie reine solitaire et heureuse.
Oublier on ne peut pas.
Il sait que tout peut devenir vivable. Tout. C’est son métier. C’est miraculeux comme les êtres humains peuvent se rétablir.
Un jour au xvie siècle, lui raconte Akiko, un samouraï avait envoyé un bol cassé auquel il tenait très fort en Chine pour qu’il soit réparé. Simon sourit. On le lui a renvoyé, couturé de vilaines agrafes. L’objet pouvait servir à nouveau mais il était défiguré. Alors le samouraï demanda à ses plus fins artisans de trouver comment redonner à son bol toute sa beauté. Et l’art du kintsugi est né. Kin c’est l’or et Tsugi la jointure.
Simon se laisse emporter par l’histoire. Daisuke boit lentement l’alcool puis il repose ses deux mains sur ses genoux. Sa présence immobile et silencieuse donne à tout ce qui se passe ici sa densité. Simon s’appuie sur cette présence pour garder son attention rivée au présent. Kin l’or et Tsugi la jointure. Akiko raconte les différentes étapes, toutes aussi minutieuses les unes que les autres. Un processus long, patient. Simon écoute.
Coller les bords séparés.
Retirer ce qui de la colle est en trop.
Poncer.
Puis le trait fin de la laque.
Et la poudre d’or.
Entre chaque étape, le patient séchage.
Simon respire lentement, profondément. Dans le calme de cette nuit, il voudrait que le sommeil l’emporte par magie. Mais il sait bien qu’on ne peut pas faire l’économie de ce qui nous habite par un acte de volonté. Les émotions violentes sont empreintes. On ne peut que les circonscrire pour qu’elles n’envahissent pas tout. L’informe, c’est ce qui empêche de se laisser aller à la nuit, au sommeil. C’est la peur sans nom. Il soupire. Oui il sait tout ça. Mais quelque chose en lui dit Pas ce soir. Pas ce soir.
Toute ma vie, j’ai été celui par qui la parole intime d’un autre advient enfin. Pour quelqu’un qui ne faisait pas partie de ma vie, dont je ne connaîtrai jamais l’histoire réelle. Je n’ai eu que la vérité racontée sur le divan et j’ai dû m’en contenter. La vérité et la réalité ça fait deux. Je n’ai pas fait profession d’enquêteur et ce n’étaient pas non plus des amis qui venaient me confier leur peine ou leur joie.
C’est autre chose et aujourd’hui je mesure que c’est bien plus à mes yeux finalement.
C’est la profondeur tue de toute une existence. Quelque chose qui ne se dira jamais ailleurs que là, sur un divan.
Il écrit dans son carnet On dit “prendre son temps”, ou bien “je n’ai pas le temps”. Moi aussi j’ai dit ces phrases-là, comme tout le monde. Et comme c’est faux. On ne peut ni prendre ni perdre ni avoir le temps. Le temps n’est pas un objet, on le sait bien pourtant. Simon sourit. Toutes ses lectures de Bergson et d’autres… Non, le temps en dehors de nous n’existe pas. C’est nous qui sommes le temps. Nous nous égrenons.
Avant d’apprendre à tisser, explique Akiko, elles apprennent à filer le fil de bananier. Il écoute les étapes imposées, leur utilité. Il découvre qu’il y a trois sortes de bananiers, ceux pour les fruits, ceux pour les racines qui se mangent aussi et ceux pour le fil. Il faut aller chercher les troncs vers les mangroves, les bananiers résistent aux typhons et forment une bonne protection. Ils sont précieux ici. Il faut trouver ceux qui seront les meilleurs, ne rien gâcher, en détacher les fibres, comme si on les épluchait. Puis diviser les lanières obtenues jusqu’à faire apparaître de grands fils. C’est un travail qui demande aux doigts d’être habiles et résistants. Enfin, il faut attacher les fils les uns aux autres pour pouvoir les tisser. Nara a tout appris de sa mère qui le tenait aussi de sa mère, elle sait comment rouloter les extrémités les unes aux autres de façon à ne faire aucun nœud. L’une des jeunes filles est assise sur le sol et elle fait tourner une roue de bois sur lequel le fil s’enroule pour faire une bobine.
La mort de Mathieu n’appartient qu’à Mathieu. Elle n’appartient ni à lui ni à Louise. On s’empare des actes qui nous font du mal. On croit, on voudrait, y avoir joué le rôle principal même si ça fait mal, juste pour ne pas être totalement impuissant face à ce qui arrive. Mais toutes ces années lui ont appris que ce qui se passe dans le cœur et la tête de chacun n’appartient qu’à celui dont le souffle anime et ce cœur et cette tête. C’est le cœur de la plante. On n’est maître de rien. On peut juste accepter et mettre tout son art, toute sa vie, à comprendre ce qu’est le fil de l’eau, le sens du bois, le rythme des choses sans nous. Et c’est un travail et c’est une paix que de s’y accorder enfin. La seule vraie liberté.
Il en a ici la conviction, lui qui a toujours laissé cette question de côté, l’âme, c’est un instant, c’est tout. Juste un instant.
Ce n’est ni un état ni quelque chose de mystérieux qui nous serait donné comme le corps nous est donné pour vivre cette existence.
L’âme, c’est un mouvement. Fugace.
On l’atteint quand tout de notre être s’unifie pour pouvoir, dans un élan, se mêler enfin à tout ce qui n’est pas nous. Il n’y a pas d’état d’âme. Il y a des moments d’âme.
Maintenant seulement il comprend le magnifique saut de la raie Manta. Trouver l’élan qui fait prendre le risque de quitter son eau. L’élan qui rassemble tout. Il n’y a pas d’autre façon de conquérir, un à un, chaque instant d’âme. Et d’éclairer, un peu, chaque fois, l’obscur de notre vie.
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