vendredi 3 mars 2023

[Sepulveda, Luis] Le vieux qui lisait des romans d'amour

 


 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Le vieux qui lisait des romans
            d'amour

            (Un viejo que leía novelas de amor)
    

Auteur : Luis SEPULVEDA

Traduction : François MASPERO

Parution : 1992 en espagnol (Chili)
                   et en français (Métailié)

Pages : 132

 

 

 

 
 

Présentation de l'éditeur : 

Au bord de l’Amazone, un vieil homme ami des Shuars, qui lui ont appris à connaître la forêt, découvre la lecture et chasse un jaguar.

« Il ne lui faut pas vingt lignes pour qu’on tombe sous le charme de cette feinte candeur, de cette fausse légèreté, de cette innocence rusée. Ensuite, on file sans pouvoir s’arrêter jusqu’à une fin que notre plaisir juge trop rapide. » Pierre Lepape, Le Monde
« Un livre sauvage et beau, bâti comme un thriller américain. » Frédéric Taddei, Actuel

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Le jeune Antonio José Bolivar quitte ses montagnes péruviennes pour se faire colon en Amazonie, là où on lui offre une terre à déboiser. Mais le paradis promis jusque dans l’ironique toponyme de ce trou perdu dans l’immensité verte de la forêt – El Idilio – est en réalité un enfer. Après d’épuisants et douloureux déboires, il abandonne bientôt toute velléité de dompter la nature et choisit plutôt de s’y adapter en assimilant l’ancestrale expérience des Indiens Shuars.

Mi-conte, mi-récit d’aventures, le texte a tôt fait de fasciner son lecteur, au gré de dépaysantes péripéties qui nous font d’abord passer de l’assurance du gringo blanc, débarqué avec ses certitudes et ses ambitions, à son désenchantement bientôt désespéré au contact d’un environnement hostile et incontrôlable. Contrairement à ses semblables, Antonio José Bolivar accepte de plier et de changer, admiratif et curieux de la manière dont les Shuars réussissent, eux, à vivre heureux dans cet environnement dont ils ont appris à tirer le meilleur parti. Cette acclimatation s’accompagne d’un complet changement de regard. Désormais, c’est entre raillerie et désapprobation que l’on observe les nouveaux arrivants, passant du rire devant le ridicule de leurs comportements inadaptés, à la consternation face aux destructions engendrées à la longue par leur persévérance et leur nombre. Car, aussi insensée et risible soit-elle, et même si certains y laissent la vie, la cupidité finit par grignoter la forêt, détruisant aveuglément ce territoire volé à la vie sauvage et aux Shuars.

 

 

Avis :

Le jeune Antonio José Bolivar quitte ses montagnes péruviennes pour se faire colon en Amazonie, là où on lui offre une terre à déboiser. Mais le paradis promis jusque dans l’ironique toponyme de ce trou perdu dans l’immensité verte de la forêt – El Idilio – est en réalité un enfer. Après de dramatiques déboires, il abandonne bientôt toute velléité de dompter la nature et choisit plutôt de s’adapter à elle en assimilant l’ancestrale expérience des Indiens Shuars.

Mi-conte, mi-récit d’aventures, le texte fascine d’emblée son lecteur, au gré de dépaysantes péripéties qui nous font d’abord passer des rêves du gringo blanc à son désenchantement désespéré au contact d’un environnement hostile et incontrôlable. Contrairement à ses semblables, Antonio José Bolivar accepte de plier et de changer, admiratif et curieux de la manière dont les Shuars réussissent, eux, à vivre heureux dans cet environnement dont ils ont appris à tirer le meilleur parti. Cette acclimatation s’accompagne d’un complet changement de regard. Désormais, c’est entre raillerie et désapprobation que l’on observe les nouveaux arrivants, passant du rire devant le ridicule de leurs comportements inadaptés, à la consternation face aux destructions engendrées à la longue par leur persévérance et leur nombre. Car, aussi insensée et risible soit-elle, et même si certains y laissent la vie, la cupidité finit par grignoter la forêt, détruisant aveuglément ce territoire volé à la vie sauvage et aux Shuars.

Finalement, lui qui se sera efforcé sa vie durant « de mettre des limites à l’action des colons qui détruisaient la forêt pour édifier cette œuvre maîtresse de l’homme civilisé : le désert », ne pourra que mesurer tristement l’étendue des dégâts. Alors que la jungle amazonienne cède de plus en plus de terrain, menaçant les Shuars comme la fonte de la banquise les ours polaires, ne reste plus, au vieil homme qu’est devenu Antonio José Bolivar, que l’évasion vers le paradis artificiel des romans à l’eau de rose qu’il affectionne depuis qu’il a, sur le tard, appris à lire avec émerveillement.

L’humour du désespoir anime ce bref et émouvant roman, façonné par l’engagement écologique de l’écrivain, qui, ayant partagé un an le mode de vie des Indiens Shuars en Amazonie, a pu mesurer de près l’impact de la colonisation de leur territoire. Après avoir ri et tremblé, c’est le coeur serré que l’on referme cette ode magnifique à la nature et à la diversité des rapports aux mondes. Car, comment ne pas voir dans l’ultime combat perdu d’avance du valeureux jaguar de cette histoire, la lutte désespérée, et souvent réprimée dans la violence, des peuples d’Amazonie pour la reconnaissance de leurs droits ? Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :  

À voir couler le Nangaritza, on pouvait penser que le temps avait oublié ces confins de l’Amazonie, mais les oiseaux savaient que, venues de l’occident, des langues puissantes progressaient en fouillant le corps de la forêt.    
D’énormes machines ouvraient des routes et les Shuars durent se faire plus mobiles. Désormais, ils ne demeuraient plus trois ans de suite sur le même lieu avant de se déplacer pour permettre à la nature de se reformer. À chaque changement de saison, ils démontaient leurs cabanes et reprenaient les ossements de leurs morts pour s’éloigner des étrangers qui s’installaient sur les rives du Nangaritza.   
Les colons, attirés par de nouvelles promesses d’élevage et de déboisement, se faisaient plus nombreux. Ils apportaient aussi l’alcool dépourvu de tout rituel et, par là, la dégénérescence des plus faibles. Et, surtout, se développait la peste des chercheurs d’or, individus sans scrupules, venus de tous les horizons sans autre but que celui d’un enrichissement rapide.
 

Il savait lire. Ce fut la découverte la plus importante de sa vie. Il savait lire. Il possédait l’antidote contre le redoutable venin de la vieillesse.
 

Il passa toute la saison des pluies à ruminer sa triste condition de lecteur sans livre, se sentant pour la première fois de sa vie assiégé par la bête nommée solitude. Une bête rusée. Guettant le moindre moment d’inattention pour s’approprier sa voix et le condamner à d’interminables conférences sans auditoire.
 

En parcourant les textes de géométrie, il se demandait si cela valait vraiment la peine de savoir lire, et il ne conserva de ces livres qu’une seule longue phrase qu’il sortait dans les moments de mauvaise humeur : « Dans un triangle rectangle, l’hypoténuse est le côté opposé à l’angle droit. » Phrase qui, par la suite, devait produire un effet de stupeur chez les habitants d’El Idilio, qui la recevaient comme une charade absurde ou une franche obscénité.
 

Vous savez comment font les Shuars quand ils entrent sur le territoire des singes ? D’abord ils ôtent toutes leur parures, ils ne portent rien qui peut attirer leur curiosité, et ils noircissent leurs machettes avec de la suie de palme brûlée. Vous vous rendez compte : avec leurs appareils photo, leurs montres, leurs chaînes en argent, leurs boucles de ceinture, leurs couteaux, les gringos ont tout fait pour provoquer la curiosité des singes. Je connais la région et je connais leur comportement. Je peux vous dire que si vous oubliez un détail, si vous avez sur vous la moindre chose qui attire la curiosité d’un ouistiti et s’il descend de son arbre pour vous le prendre, vous avez intérêt à le laisser faire. Si vous résistez, le ouistiti se met à hurler et en quelques secondes des centaines, des milliers de petits démons poilus et furieux vous dégringolent du ciel.
 
 
Ils eurent bientôt laissé la dernière habitation d’El Idilio et pénétrèrent dans la forêt. Il y pleuvait moins, mais l’eau tombait en lourdes rigoles. La pluie était arrêtée par le toit végétal. Elle s’accumulait sur les feuilles et, quand les branches finissaient par céder sous son poids, l’eau se précipitait, chargée de toutes sortes de senteurs.


Un soir de chasse, il avait senti son corps tellement acide et puant à force de sueur qu’en arrivant au bord d’un arroyo il avait voulu piquer une tête. Par chance un Shuar l’avait vu à temps et lui avait lancé un cri d’avertissement.   
— Ne fais pas ça. C’est dangereux.   
— Les piranhas ?   
Non, lui avait expliqué le Shuar : les piranhas vivent en eau calme et profonde, jamais dans les courants rapides. Ce sont des poissons lents et ils ne deviennent vifs que sous l’effet de la faim ou de l’odeur du sang. De fait, il n’avait jamais eu de problème avec les piranhas. Les Shuars lui avaient appris qu’il suffisait de s’enduire le corps de sève d’hévéa pour les tenir à distance. La sève d’hévéa pique, brûle comme si elle allait arracher la peau, mais la démangeaison s’en va dès que l’on est au contact de l’eau fraîche, et les piranhas s’enfuient quand ils sentent l’odeur.   
— Pire que les piranhas, avait dit le Shuar, en désignant un point à la surface de l’arroyo. Il avait vu une tache sombre de plus d’un mètre de long qui glissait rapidement.   
— Qu’est-ce que c’est ?   
— Bagre guacayamo.   
Un silure-perroquet. Un poisson énorme. Par la suite, il avait péché des spécimens qui atteignaient deux mètres et dépassaient soixante-dix kilos, et il avait aussi appris que cet animal n’est pas méchant, mais mortellement affectueux. Quand il voit un être humain dans l’eau, il s’approche pour jouer avec lui et ses coups de queue sont capables de lui briser la colonne vertébrale.


Si ça peut vous être utile, Excellence, quand on bivouaque dans la forêt, il faut se mettre près d’un tronc brûlé ou pétrifié. Les chauves-souris qui y nichent sont le meilleur signal d’alarme. En s’envolant dans la direction opposée au bruit, ces bestioles nous auraient montré d’où il venait. Mais vous leur avez fait peur avec votre lampe et vos cris, alors elles se sont envolées en nous chiant dessus. Elles sont très sensibles, comme tous les rongeurs, et, au moindre signe de danger, elles lâchent tout ce qu’elles ont dans le ventre pour s’alléger. Allez, frottez-vous bien le crâne, si vous ne voulez pas être bouffé par les moustiques.


Un peu avant midi la pluie s’arrêta et cela l’alarma. Il fallait que la pluie continue, sinon l’évaporation commencerait et la forêt disparaîtrait dans un brouillard épais qui l’empêcherait de respirer et d’y voir à plus d’un pas.


 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire