J'ai beaucoup aimé
Titre : Beyrouth-sur-Seine
Auteur : Sabyl GHOUSSOUB
Parution : 2022 (Stock)
Pages : 200
Présentation de l'éditeur :
Lorsque
le narrateur décide de questionner ses parents sur leur pays d’origine,
le Liban, il ne sait pas très bien ce qu’il cherche. La vie de ses
parents ? De son père, poète-journaliste tombé amoureux des yeux de sa
femme des années auparavant ? Ou bien de la vie de son pays, ravagé par
des années de guerre civile ?
Alors
qu’en 1975 ses parents décident de vivre à Paris pendant deux ans, le
Liban sombre dans un conflit sans fin. Comment vivre au milieu de tout
cet inconnu parisien quand tous nos proches connaissent la guerre, les
attentats et les voitures piégées ? Déambuler dans la capitale,
préparer son doctorat, voler des livres chez Gibert Jeune semble
dérisoire et pourtant ils resteront ici, écrivant frénétiquement des
lettres aux frères restées là-bas, accrochés au téléphone pour avoir
quelques nouvelles. Très vite pourtant la guerre pénètre le tissu
parisien : des bombes sont posées, des attentats sont commis, des mots
comme « Palestine », « organisation armée », « phalangistes » sont
prononcés dans les JT français.
Les
années passent, le conflit politique continue éternellement de
s’engrener, le Liban et sa capitale deviennent pour le narrateur un
ailleurs dans le quotidien, un point de ralliement rêvé familial. Alors
il faut garder le lien coûte que coûte notamment à travers ces immenses
groupes de discussion sur WhatsApp. Le Liban, c’est la famille
désormais.
Incisif, poétique et porté par un humour plein d’émotions, Beyrouth-sur-Seine est une réflexion sur la famille, l’immigration et ce qui nous reste de nos origines.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Né à Paris en 1988, dans une famille libanaise, Sabyl Ghoussoub tient la chronique littéraire Quoi qu’on en lise dans le quotidien francophone libanais L’Orient-Le Jour.
De 2011 à 2015 il a dirigé le Festival du film libanais à Beyrouth. En
2019, il a été commissaire de l’exposition C’est Beyrouth à
l’Institut des Cultures d’Islam de Paris. Il a participé à l’ouvrage Le Liban n’a pas d’âge 1920-2020 qui a été publié aux éditions Bernard Chauveau en novembre 2020. En 2018, il publie aux éditions de l’Antilope Le nez juif, puis Beyrouth entre parenthèses, mention spéciale France-Liban 2020.
Avis :
« Mes parents voulaient que je naisse à Beyrouth. (…) Ils pensaient que la guerre se terminerait et qu’ils rentreraient enfin. Ils ne voulaient pas que je naisse à Paris, alors pendant toute leur vie ils ont recréé sans s’en apercevoir Beyrouth à la maison. Je suis né à Beyrouth dans une rue de Paris. »
Lorsqu’ils sont arrivés à Paris en 1975, au moment où la guerre éclatait au Liban, les parents de Sabyl Ghoussoub ne pensaient y rester que deux ans, le temps d’y achever leurs études. Plus d’un demi-siècle plus tard, leur fils, finalement né en France et désormais trentenaire, entreprend de les interroger sur leur histoire, manière pour lui, incidemment, de réfléchir à son propre rapport au Liban.
C’est avec une émotion palpable qu’à partir de leur évocation, dans le désordre et souvent dans la contradiction, de leurs souvenirs les plus prégnants, l’auteur se fait une idée de ce qu’ont pu vivre ses parents, depuis leur départ du Liban pour ce qu’ils ignoraient alors un exil définitif. Peu à peu, pour nous comme en autant d’émouvantes séquences de vieux films Super 8, pour eux en une suite de bouffées d’émotions venant crever la surface de leur mémoire, émerge du passé leur réalité, passée au crible de leurs ressentis et de leur subjectivité.
De leur affolement et de leur désarroi de se voir toujours plus indéfiniment séparés de proches restés au coeur d’une tourmente si complexe que plus personne ne finit par plus rien y comprendre, à leur impossibilité de prendre parti quand ceux qu’ils aiment se transforment parfois de victimes en bourreaux, en passant par leur horreur quand la guerre au Liban les pourchasse jusque sur le sol français au travers d’une série d’attentats qui les frôlent d’ailleurs à plusieurs reprises, se met ainsi en place une histoire dont l’auteur s’approprie l’héritage, en une sorte de mythologie personnelle qui lui fera déclarer lors d’une interview : « Cette autofiction m’a permis de me construire une mémoire écrite, qui est en soi totalement fausse et qui est l’histoire que je me raconte. C’est mon Liban à moi. »
Peinture vibrante et fantasmée d’un Liban toujours plus martyrisé que sa diaspora recrée dans le quotidien de foyers reconstruits dans l’exil comme autant de minuscules parcelles détachées de la terre-mère et au travers de vastes communautés en ligne, ce livre est aussi pour l’auteur un cheminement très personnel, une réflexion existentielle sur ses origines, son identité et son appartenance. On le referme le coeur serré pour tous les Libanais dont l’actualité ne finit plus de prolonger le calvaire, et plein d’affection pour ses si humains personnages. (4/5)
Citations :
Le 6 décembre 1975, le « samedi noir » avait commencé et de longues semaines sanglantes allaient suivre. L’un des responsables politiques des phalangistes dont le fils venait d’être tué a imposé un barrage routier et procédait au meurtre de tout civil qui était musulman. On dit que plus de deux cent musulmans sont morts ce jour-là.
La guerre politique qui opposait les propalestiniens et les phalangistes se transformait en guerre de religion. Les miliciens de tout bord se sont mis à faire de même et trier les personnes qu’ils rencontraient selon leur confession, celle-ci était mentionnée sur les cartes d’identité. Des passants, auxquels ne pouvait être reprochée que leur appartenance communautaire, ont été ainsi exécutés sommairement.
En l’espace de deux jours, deux massacres avaient eu lieu au Liban. Le premier, le massacre de la Quarantaine, un bidonville, à majorité musulmane, qui était contrôlé par les forces de l’Organisation de libération de la Palestine, habité par des Palestiniens et des immigrés. Il avait été envahi par les milices chrétiennes libanaises, entraînant le massacre de six cent à mille personnes. Deux jours après, les Palestiniens avaient assiégé le village chrétien de Damour en coupant l’eau, l’approvisionnement et l’électricité, interdisant à la Croix-Rouge l’entrée dans la ville pour évacuer les blessés. La cité fut soumise à un intense bombardement. On recensa plus de cinq cents morts. Je cite mon père : « Ils alignaient les gens contre les murs, et bam bam bam. »
Quelques jours après ces massacres, la réalisatrice libanaise Jocelyne Saab a retrouvé les enfants de la Quarantaine qui y avaient survécu. Elle les a filmés jouant à la guerre avec des bâtons en bois et des pierres, et par-dessus les images elle lisait ce texte : « Ces enfants libanais jouent à la guerre comme tous les enfants du monde. Ils miment les combats de rue comme d’autres miment dans la cour de récréation le western qu’ils ont vu hier à la télévision. Mais ici il n’y en a pas un seul qui n’ait perdu un père, une mère, un frère, une sœur. Ici, ils ne recréent pas dans un jeu la fiction d’un film mais la réalité quotidienne de Beyrouth. Ils jouent les phalangistes contre la gauche et les Palestiniens. Ce ne sont pas les cow-boys contre les Indiens, leurs armes paraissent toutes les mêmes mais eux savent déjà qu’une kalachnikov n’est pas une degtiarev, ni une simonov. Certains détails, certaines attitudes, certains gestes trop précis finissent par faire oublier qu’il s’agit de jeux et d’enfants. Ils ont de six à douze ans. À longueur de journée, ils répètent les scènes d’horreur qu’ils ont vu se jouer sous leurs yeux. »
Avant la guerre, Beyrouth n’était pas divisée, les communautés vivaient mélangées. On trouvait des musulmans à l’Est et des chrétiens à l’Ouest mais très vite, quelques mois après le début des hostilités, une ligne de démarcation a séparé les quartiers musulmans de Beyrouth-Ouest des quartiers chrétiens de Beyrouth-Est.
Même si certains musulmans vivaient encore à l’Est et des chrétiens à l’Ouest, le conflit s’éternisant, et malgré quelques moments d’accalmie, chaque secteur est devenu de plus en plus homogène jusqu’à finir par séparer également dans Beyrouth, des années plus tard, les chiites des sunnites dans les quartiers musulmans.
Bien après la fin de la guerre, j’avais été surpris quand je me suis installé à Beyrouth de rencontrer beaucoup de jeunes de mon âge qui ne s’étaient jamais rendus, même pas une fois, « de l’autre côté », « chez les autres » et cela dans les deux sens. Les parents avaient transmis leur peur à leurs enfants et même si cette ligne de démarcation n’existait plus, elle restait dans les esprits de beaucoup de Libanais.
Les amis de mon père s’emportaient contre Israël, les sionistes et surtout l’État français qui ne faisait rien pour empêcher ces groupes d’agir. Mon père, lui, était en partie d’accord avec eux mais il disait le contraire. Il n’a jamais supporté d’être du même avis que la majorité des gens qui l’entourent. Il prend toujours la défense du camp adverse. Face à un propalestinien, il devient phalangiste, face à un pro-israélien, propalestinien, et ainsi de suite. C’est la seule façon de rester libre.
Avant d’interroger mes parents, j’avais pensé écrire un livre sur la révolution d’octobre 2019 au Liban. Il avait fallu que le gouvernement veuille taxer WhatsApp pour que les Libanais descendent enfin en masse dans la rue. J’avais d’abord ri à l’idée que seule une application puisse nous unir. Les problèmes d’électricité, d’eau et d’armes n’étaient pas des problèmes suffisants à côté du libre droit de communiquer gratuitement entre nous pour rire, pleurer, crier, prendre des nouvelles de nos parents, se parler aux quatre coins du Liban et du monde. J’avais finalement vu quelque chose de rassurant, que communiquer restait notre talon d’Achille.
Les manifestants criaient d’une seule voix à la chute du régime mafieux. Trente ans après la fin de la guerre, la plupart des chefs de milice (à quelques exceptions près) qui y ont participé tiennent encore le pays. Si ce n’est pas eux, ce sont leurs enfants ou leurs cousins.
Me revenaient en tête ces binationaux toutes origines confondues qui, de leur appartement parisien, expliquent quoi faire à leurs compatriotes restés ou coincés au pays. Rien ne m’agace plus que de voir ces intellectuels de pacotille se pavaner dans les stations de radio et les télévisions françaises à parler d’un pays où ils ne vivent pas ou plus.
Est-ce qu’écrire m’apaise ? Ou de nous retrouver enfin rassemblés sans que quiconque ne se dispute ? Sans parler politique, sans les luttes d’ego, sans les cris de mes oncles, de mon père, de ma mère et ses cousins, de Yala qui m’ont bercé enfant et adolescent ? D’ailleurs, d’où vient ce cri qu’ils ont en commun et qu’ils m’ont transmis ? Ce cri qui sort du fond des entrailles. Ce rugissement animal. De la guerre ? Je l’ai toujours pensé (et c’était une belle excuse) avant de rencontrer d’autres familles qui ont vécu cette même guerre mais ne crient jamais. Qui parlent, seulement parlent.
Avant de découvrir cette autre manière surprenante de s’exprimer, je croyais que la vie n’était faite que de cris. Il me semblait normal de hurler sur tout ce qui bouge.
Aujourd’hui, au seul retentissement d’un cri, je me recroqueville comme un enfant. Je fuis toute personne qui s’exprime ainsi. Je suis capable de ne plus jamais la revoir. Et s’il m’arrive encore de rugir ainsi, je me tais une semaine durant, comme pour faire le deuil de cet animal en moi. Je ne dis pas un mot. J’écris.
J’interroge mes parents une à deux fois par semaine, je tiens un bon rythme, je les questionne individuellement. Ensemble, ils sont toujours très drôles mais c’est intenable, je n’avance pas, ils se contredisent constamment. Ils ne sont jamais d’accord sur la date, le lieu, l’événement, à croire que la réalité est toujours la fiction qu’on se raconte.
Mon père détestait Hafez el-Assad mais encore plus Khomeyni. Il avait acheté le recueil qui reprenait en français des extraits des trois ouvrages en farsi où l’ayatollah exposait ses principes politiques, philosophiques, sociaux et religieux. Ce livre, je l’ai dans ma bibliothèque. Parfois je l’ouvre et j’en lis une page au hasard. Page 118, chapitre sur « la femme et ses règles » : « Sodomiser une femme menstruée ne nécessite pas de paiement. »
Quand on me demande lors de rencontres littéraires en France quelles sont mes inspirations, je réponds Ziad Rahbani. Le public et le journaliste restent généralement de marbre. Ils ne savent pas de qui je parle. Ce sont de grands moments de solitude. J’essaye ensuite tant bien que mal d’expliquer qui est Ziad, même si ses pièces ne seront probablement jamais traduites en français, et quand bien même elles le seraient, il sera impossible de retranscrire cet humour libanais et ses subtilités dans une autre langue. C’est à ce moment-là que je prends conscience du décalage avec mes confrères écrivains français de ma génération, nés en France, qui généralement, à la question des influences, citent Balzac, Laurent Gaudé ou Virginie Despentes. Mes références viennent d’ailleurs et beaucoup du monde arabe, pourtant j’ai grandi en France. J’ai alors l’impression bancale d’avoir grandi ailleurs tout en ayant grandi ici.
Paris était devenue à la fin des années soixante-dix l’un des épicentres de la presse et du monde intellectuel arabe. Elle abritait grand nombre d’opposants politiques, de journalistes, d’écrivains exilés. « Paris permet d’écrire sans peur » avait même écrit un éditorialiste libanais.
« Dans les années quatre-vingt, me dit mon père, plus de quarante journaux arabes étaient édités à Paris et trente d’entre eux étaient libanais. Tu ne peux pas imaginer combien cette ville était devenue arabe et même libanaise. Pour rire, certains l’appelaient Beyrouth-sur-Seine. Contrairement aux autres journaux étrangers, la presse arabe et libanaise s’intéressait peu à ses communautés vivant en France, on écrivait nous pour le monde arabe ! Presque à chaque coin de rue, je croisais des amis journalistes. On avait aussi nos cafés où tu étais certain de croiser quelqu’un que tu connaissais, un habitué. Tout le monde venait ouvrir ici ses bureaux en France, se pensant à l’abri des attentats, des bombardements. »
Tandis que j’écris ce livre [2020-2021], le Liban traverse une période dramatique de son histoire, « aux bombes près, c’est encore pire que pendant la guerre » m’a whatsappé mon oncle Habib qui ne quittera le pays pour rien au monde.
En France, de nombreuses personnes, quand elles apprennent que je suis libanais, ne peuvent s’empêcher de m’expliquer la situation du pays. Ce sont souvent des Français qui y ont voyagé une ou deux fois, au mieux vécu deux mois pour un stage ou une mission, qui ont « un ami libanais », « rêvent de retourner dans ce si beau pays aux gens si charmants et généreux » et me racontent que « dans les années soixante le Liban était la Suisse du Moyen-Orient ». Comme dirait mon père : « Vous envoyez un Français cinq jours en Chine, il reviendra spécialiste du pays et fera même des conférences sur le sujet alors que moi, je vis en France depuis plus de quarante ans et je serais bien incapable d’expliquer quoi que ce soit. »
On recense plus d’une centaine d’assassinats et une autre centaine de tentatives d’assassinats de journalistes, intellectuels et politiciens depuis l’indépendance du pays en 1943 jusqu’à aujourd’hui. Comme le caricaturiste libanais Mazen Kerbaj l’a si bien écrit sous l’un de ses dessins représentant un homme dont on décapite la tête : « Je pense donc je ne suis plus. »
M’est revenu en tête le titre Alone together. Il va si bien aux Libanais de la diaspora. Nous sommes éparpillés aux quatre coins du monde, alone together, unis par une seule et même tristesse de voir notre pays se décomposer et nous, nous éloigner de lui petit à petit. Seul WhatsApp nous lie encore à ce pays. Peu importe où nous nous trouvons sur Terre, nous n’avons qu’à ouvrir cette application et engager la conversation avec des amis libanais ou des membres de la famille pour nous y retrouver, un peu, au pays.
Alma aimerait voyager au Liban avec moi, ce que je refuse toujours. Je fais tout pour y retourner le moins possible, voire plus, croyant à la logique du « loin des yeux, loin du cœur ». J’ai aussi peur de m’y rendre. J’ai reçu de nombreuses menaces sur Facebook et par mail. Il est possible que je me fasse arrêter et emmener au tribunal militaire car j’ai osé, après la sortie de mon deuxième roman, dire publiquement avoir effectué un voyage en Israël. Peut-on encore appeler un pays « home » quand on a peur de passer la douane à l’aéroport ? Est-ce encore un lieu où l’on peut se sentir chez soi ? Étrangement, en France, je n’ai jamais eu peur de passer la frontière, alors qu’au Liban, même lorsque la police libanaise n’avait rien à me reprocher, j’ai toujours ravalé ma salive avant de donner mon passeport au douanier. Au Liban, jamais aucune loi n’a semblé me protéger. Pour Alma, c’est l’inverse. C’est ici, en France, qu’elle a peur. À l’aéroport de Beyrouth, elle se sent rassurée.
Alma me répète toujours la même chose : « C’est fou combien tu ressembles à tes parents. Moi, je ne ressemble pas tellement aux miens mais toi, tu es le même qu’eux, tu es le parfait mélange de ton père et de ta mère. » Je ne sais pas si je le fais exprès ou non mais Alma a raison, je leur ressemble de plus en plus et je m’en réjouis. Ils ne me quitteront plus jamais. Même après leurs décès, je n’aurai qu’à me regarder et m’écouter pour les retrouver dans mes gestes et mes mots. Ils continueront à vivre en moi.
Lors de la première séance, face à la cour, Fouad Ali Saleh, lunettes rondes, veste marron foncé, chemise blanche, avec dans la main un Coran, hurlait avant même qu’on déclare l’audience ouverte : « Le Hezbollah vous massacrera ! L’Occident crèvera de la main de l’Islam. Préparez vos cercueils ! Vous êtes les bourreaux des musulmans, les assassins des musulmans. À mort l’Occident criminel ! » Il regardait ensuite le substitut et poursuivait : « Ferme-la, toi ! Les juifs et les chrétiens n’ont pas le droit de parler quand un musulman s’exprime. L’Islam fera ta mort, Dieu t’écrasera. Assassin, fils de porc, bourreau ! Tu manges comme un porc, tu as déchiré le Coran ! Va au diable ! » Il concluait en s’adressant au président de la cour : « Fils d’un chrétien et d’une juive, je suis là pour t’écraser. Tu n’as pas le droit de parler. Tu crèveras comme un porc. Va au diable, va en enfer, je te poursuivrai, j’irai profaner ta tombe, je construirai des chiottes sur ta tombe ! Porc ! Juif ! Chrétien ! Porc ! Juif ! Chrétien ! Porc ! Juif ! Chrétien ! Porc ! Juif ! Chrétien ! »
Le président de la cour : Vous vous appelez Fouad Ali Saleh.
Fouad Ali Saleh : Je m’appelle la mort de l’Occident !
Le président de la cour : Vous êtes né en 1958 à Paris. Vous allez répondre devant ce tribunal d’association de…
Fouad Ali Saleh : C’est pas un tribunal ça ! C’est une loge maçonnique… Je m’appelle Abbas Moussaoui, comme le dirigeant du Hezbollah, tué au Liban par les sionistes.
Le président de la cour : Votre profession ?
Fouad Ali Saleh : Combattant terroriste.
Le président de la cour : Votre adresse ?
Fouad Ali Saleh : La planète Terre.
Me revient cette phrase de Shafic : « Je ne suis plus libanais, je n’arrive pas à être français. Nationalité : étranger, et en général je m’en porte très bien »
– Allô maman, ça va ?
– Non, ça ne va pas, ça ne va pas du tout.
– C’était très dur ?
– Notre Liban. Feu, flamme et fumée. Des bombardements partout.
– Oui, et…
– Pas d’électricité. Pas de l’eau. On n’a rien, absolument rien. On a peur, tout le temps.
– Ils ont bombardé beaucoup ?
– Ils ont bombardé partout. Beyrouth, Achrafieh, les montagnes. […] Ils n’ont rien laissé.
La guerre touchera le quartier de la librairie de mes oncles quand les chrétiens se tireront dessus entre eux. « Ces années sont les plus dégueulasses » me dit encore ma mère. Ce terme de « dégueulasse » , elle l’a employé tout le long de nos entretiens pour me décrire la guerre du Liban, si bien que, lorsque des Libanais devant moi ne s’accordent pas sur le nom à donner à cette guerre (certains la nomment : guerre par procuration, d’autres : la guerre pour les autres, la guerre civile, les guerres civiles, la guerre du Liban ou encore les guerres du Liban), je m’inspire de ma mère et je dis : « Guerre dégueulasse. Appelons-la la guerre dégueulasse. »
Un jour, Yala m’a dit : « Vous, les parents et toi, vous êtes des déracinés. » Elle a raison et il m’a fallu du temps pour accepter de l’être aussi alors que je ne suis pas né au Liban, que je n’y ai pas grandi comme mes parents. Certaines personnes ressentent ce déracinement, d’autres non et j’aurais beau continuer à écrire des livres, poser des questions, chercher pourquoi je me sens autant arraché, je ne trouverai jamais d’explication suffisante, satisfaisante, complète à cette question. Je suis déraciné, d’autres ne le sont pas. C’est ainsi.
Je me suis souvent demandé pourquoi on ne retourne pas vivre au Liban même si la réponse est en partie assez simple : c’est l’argent qui nous retient. J’ai quitté ce pays car je n’arrivais plus à y gagner ma vie. Mes parents ne sont jamais retournés y habiter car ils ne savaient plus, des années après leur départ, quel métier ils allaient pouvoir exercer pour vivre convenablement. Quand on fait partie de la classe moyenne, ce pays ne veut pas de nous, il nous détruit et nous broie à petit feu et si, en plus, nos métiers sont des métiers sans le sou, assistante pour ma mère, traducteur pour mon père, écrivain pour moi, on peut dire adieu à ce pays. Qu’on le veuille ou non, l’argent guide nos vies.
La peur d’une nouvelle guerre, aussi, me retient de retourner m’y installer. Chaque matin, je me réveille et je prie, avant de prendre mon portable et d’observer les notifications des journaux libanais, de ne pas lire ces trois mots : guerre, au, Liban.
– Où étiez-vous au moment de l’explosion du 4 août 2020 ?
– Comment avez-vous vécu les jours d’après ?
– Qu’est-ce que le Liban pour vous dans les prochaines années ?
Après avoir répondu facilement aux deux premières, j’avais un discours rodé autour de l’explosion, mon deuxième roman Beyrouth entre parenthèses étant sorti quelques jours après ce drame, j’avais été interrogé par de nombreux journalistes sur le sujet, sur la troisième, j’ai été submergé par l’émotion. J’ai d’abord gardé mon air léger et dit : « Je pense y retourner pour donner des cours ou travailler dans un journal, même si parfois je me dis que je préfère garder de la distance pour pouvoir écrire sur ce pays. » Puis j’ai relevé la tête et j’ai fondu en larmes : « En fait, le Liban, c’est mes parents. Je ne sais pas ce que représentera pour moi ce pays après la mort de mes parents. Peut-être qu’il disparaîtra avec eux. Quand je passe les voir dans leur appartement parisien, j’atterris au Liban… Dans leurs yeux, je vois ce pays. D’ailleurs, je ne peux plus voir mes parents pleurer à cause de ce pays. À chaque fois que le Liban est touché par un attentat, une explosion ou une guerre, j’ai l’impression que l’on vise mes parents et ça, je ne le supporte plus. »
Mes parents voulaient que je naisse à Beyrouth. Ils m’ont dit après des heures d’entretiens qu’ils avaient attendu si longtemps entre Yala et moi pour me concevoir. Ils pensaient que la guerre se terminerait et qu’ils rentreraient enfin. Ils ne voulaient pas que je naisse à Paris, alors pendant toute leur vie ils ont recréé sans s’en apercevoir Beyrouth à la maison.
Je suis né à Beyrouth dans une rue de Paris.