vendredi 30 septembre 2022

[Ravey, Yves] Taormine

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Taormine

Auteur : Yves RAVEY

Parution : 2022 (Editions de Minuit)

Pages : 144

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Un couple au bord de la séparation s’offre un séjour en Sicile pour se réconcilier.
A quelques kilomètres de l’aéroport, sur un chemin de terre, leur voiture de location percute un objet non identifié. Le lendemain, ils décident de chercher un garage à Taormine pour réparer discrètement les dégâts. Une très mauvaise idée.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Yves Ravey est né à Besançon (Doubs) en 1953.

 

Avis :

Son couple battant de l’aile, Melvil décide d’offrir à sa femme une semaine de vacances en Sicile : une parenthèse qu’il espère suffisamment enchantée pour leur redonner une chance de repartir du bon pied. Mais, alors qu’ils ont quitté l’autoroute entre l’aéroport et leur hôtel pour aller voir la mer, leur voiture percute violemment un obstacle. Intimant à sa compagne de lui faire confiance, l’homme poursuit sa route sans s’arrêter. Puis, parvenu à destination, il s’enquiert d’un carrossier susceptible de réparer discrètement l’aile défoncée de leur véhicule.

Pour notre plus grand et admiratif plaisir, Yves Ravey nous soufflète à nouveau avec l’un de ces fulgurants et laconiques récits dont il a le secret. Dans une langue à l’os dont l’implacable sobriété descriptive, déshabillée de toute psychologie, crée le malaise par une impression de froideur distanciée en complet décalage avec les émotions du lecteur, il nous plonge dans l’atmosphère oppressante d’un banal voyage touristique que les erreurs à répétition de ses personnages transforment en cauchemar.

Développée du point de vue de Melvil, l’intrigue révèle un homme égoïste, lâche et cynique, capable de s’arranger avec sa conscience dans une indifférence tranquille qui fait froid dans le dos. Sa compagne, aux velléités spontanément plus scrupuleuses, se laisse pourtant circonvenir avec une faiblesse d’autant plus ironique, que c’est finalement sa coupable solidarité, dans une situation pour le coup inacceptable, qui finit par recimenter leur relation de couple qui chancelait.

Mais une fois tombé du côté occulte du miroir, dans le monde souterrain de l’illégalité et dans la dépendance à ses prédateurs en tout genre, l’on risque fort de se faire croquer par au moins aussi ignoble que soi. C’est ainsi qu’une rencontre accidentelle, à proximité d’une plage où normalement touristes et migrants échoués ne se croisent pas, finit par refermer un piège diabolique sur des coupables rejoignant à leur tour le rang de leurs victimes.

Un récit noir et féroce, autour d’un effroyable engrenage, qui, sans avoir l’air d’y toucher, pose la question de la responsabilité, accidentelle ou aggravée… (4/5)

 

 

Citation : 

La file de visiteurs a progressé vers la billetterie. J’ai suivi Luisa : Et si j’émettais l’idée que tout ceci n’était qu’un ennui causé par le hasard ? Et si, à partir de notre débarquement, tout s’était joué pour que nous prenions cette route précisément ? pour que nous fassions halte devant ce snack-bar, et pas un autre ? Aurait-il donc fallu que je commette l’erreur, sans le savoir, guidé par une main invisible, de prendre l’embranchement sur la droite, qui ne conduisait nulle part ? Aurait-il fallu également qu’il se mette à pleuvoir et que la nuit tombe à cet instant ? Luisa, jetant un regard fuyant sur les visiteurs agglutinés dans la file d’attente, m’a prévenu : Stop ! s’il te plaît, Melvil, on ne parle plus de ça, on ne parle plus de rien, plus de journal, on visite, tu entends ?

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 




 

mercredi 28 septembre 2022

[Ghoussoub, Sabyl] Beyrouth-sur-Seine

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Beyrouth-sur-Seine

Auteur : Sabyl GHOUSSOUB

Parution : 2022 (Stock)

Pages : 200

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Lorsque le narrateur décide de questionner ses parents sur leur pays d’origine, le Liban, il ne sait pas très bien ce qu’il cherche. La vie de ses parents  ? De son père, poète-journaliste tombé amoureux des yeux de sa femme des années auparavant  ? Ou bien de la vie de son pays, ravagé par des années de guerre civile  ?
Alors qu’en 1975 ses parents décident de vivre à Paris pendant deux ans, le Liban sombre dans un conflit sans fin. Comment vivre au milieu de tout cet inconnu parisien quand tous nos proches connaissent la guerre, les attentats et les voitures piégées  ? Déambuler dans la capitale, préparer son doctorat, voler des livres chez Gibert Jeune semble dérisoire et pourtant ils resteront ici, écrivant frénétiquement des lettres aux frères restées là-bas, accrochés au téléphone pour avoir quelques nouvelles. Très vite pourtant la guerre pénètre le tissu parisien  : des bombes sont posées, des attentats sont commis, des mots comme « Palestine », « organisation armée », « phalangistes » sont prononcés dans les JT français.
Les années passent, le conflit politique continue éternellement de s’engrener, le Liban et sa capitale deviennent pour le narrateur un ailleurs dans le quotidien, un point de ralliement rêvé familial. Alors il faut garder le lien coûte que coûte notamment à travers ces immenses groupes de discussion sur WhatsApp. Le Liban, c’est la famille désormais.

Incisif, poétique et porté par un humour plein d’émotions,  Beyrouth-sur-Seine  est une réflexion sur la famille, l’immigration et ce qui nous reste de nos origines.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Né à Paris en 1988, dans une famille libanaise, Sabyl Ghoussoub tient la chronique littéraire Quoi qu’on en lise dans le quotidien francophone libanais L’Orient-Le Jour. De 2011 à 2015 il a dirigé le Festival du film libanais à Beyrouth. En 2019, il a été commissaire de l’exposition C’est Beyrouth à l’Institut des Cultures d’Islam de Paris. Il a participé à l’ouvrage Le Liban n’a pas d’âge 1920-2020 qui a été publié aux éditions Bernard Chauveau en novembre 2020. En 2018, il publie aux éditions de l’Antilope Le nez juif, puis Beyrouth entre parenthèses, mention spéciale France-Liban 2020.


 

Avis :

« Mes parents voulaient que je naisse à Beyrouth. (…) Ils pensaient que la guerre se terminerait et qu’ils rentreraient enfin. Ils ne voulaient pas que je naisse à Paris, alors pendant toute leur vie ils ont recréé sans s’en apercevoir Beyrouth à la maison. Je suis né à Beyrouth dans une rue de Paris. »

Lorsqu’ils sont arrivés à Paris en 1975, au moment où la guerre éclatait au Liban, les parents de Sabyl Ghoussoub ne pensaient y rester que deux ans, le temps d’y achever leurs études. Plus d’un demi-siècle plus tard, leur fils, finalement né en France et désormais trentenaire, entreprend de les interroger sur leur histoire, manière pour lui, incidemment, de réfléchir à son propre rapport au Liban.

C’est avec une émotion palpable qu’à partir de leur évocation, dans le désordre et souvent dans la contradiction, de leurs souvenirs les plus prégnants, l’auteur se fait une idée de ce qu’ont pu vivre ses parents, depuis leur départ du Liban pour ce qu’ils ignoraient alors un exil définitif. Peu à peu, pour nous comme en autant d’émouvantes séquences de vieux films Super 8, pour eux en une suite de bouffées d’émotions venant crever la surface de leur mémoire, émerge du passé leur réalité, passée au crible de leurs ressentis et de leur subjectivité.

De leur affolement et de leur désarroi de se voir toujours plus indéfiniment séparés de proches restés au coeur d’une tourmente si complexe que plus personne ne finit par plus rien y comprendre, à leur impossibilité de prendre parti quand ceux qu’ils aiment se transforment parfois de victimes en bourreaux, en passant par leur horreur quand la guerre au Liban les pourchasse jusque sur le sol français au travers d’une série d’attentats qui les frôlent d’ailleurs à plusieurs reprises, se met ainsi en place une histoire dont l’auteur s’approprie l’héritage, en une sorte de mythologie personnelle qui lui fera déclarer lors d’une interview : « Cette autofiction m’a permis de me construire une mémoire écrite, qui est en soi totalement fausse et qui est l’histoire que je me raconte. C’est mon Liban à moi. »

Peinture vibrante et fantasmée d’un Liban toujours plus martyrisé que sa diaspora recrée dans le quotidien de foyers reconstruits dans l’exil comme autant de minuscules parcelles détachées de la terre-mère et au travers de vastes communautés en ligne, ce livre est aussi pour l’auteur un cheminement très personnel, une réflexion existentielle sur ses origines, son identité et son appartenance. On le referme le coeur serré pour tous les Libanais dont l’actualité ne finit plus de prolonger le calvaire, et plein d’affection pour ses si humains personnages. (4/5)

 

Citations :

Le 6 décembre 1975, le « samedi noir » avait commencé et de longues semaines sanglantes allaient suivre. L’un des responsables politiques des phalangistes dont le fils venait d’être tué a imposé un barrage routier et procédait au meurtre de tout civil qui était musulman. On dit que plus de deux cent musulmans sont morts ce jour-là.  
La guerre politique qui opposait les propalestiniens et les phalangistes se transformait en guerre de religion. Les miliciens de tout bord se sont mis à faire de même et trier les personnes qu’ils rencontraient selon leur confession, celle-ci était mentionnée sur les cartes d’identité. Des passants, auxquels ne pouvait être reprochée que leur appartenance communautaire, ont été ainsi exécutés sommairement.
 

En l’espace de deux jours, deux massacres avaient eu lieu au Liban. Le premier, le massacre de la Quarantaine, un bidonville, à majorité musulmane, qui était contrôlé par les forces de l’Organisation de libération de la Palestine, habité par des Palestiniens et des immigrés. Il avait été envahi par les milices chrétiennes libanaises, entraînant le massacre de six cent à mille personnes. Deux jours après, les Palestiniens avaient assiégé le village chrétien de Damour en coupant l’eau, l’approvisionnement et l’électricité, interdisant à la Croix-Rouge l’entrée dans la ville pour évacuer les blessés. La cité fut soumise à un intense bombardement. On recensa plus de cinq cents morts. Je cite mon père : « Ils alignaient les gens contre les murs, et bam bam bam. »
 

Quelques jours après ces massacres, la réalisatrice libanaise Jocelyne Saab a retrouvé les enfants de la Quarantaine qui y avaient survécu. Elle les a filmés jouant à la guerre avec des bâtons en bois et des pierres, et par-dessus les images elle lisait ce texte : « Ces enfants libanais jouent à la guerre comme tous les enfants du monde. Ils miment les combats de rue comme d’autres miment dans la cour de récréation le western qu’ils ont vu hier à la télévision. Mais ici il n’y en a pas un seul qui n’ait perdu un père, une mère, un frère, une sœur. Ici, ils ne recréent pas dans un jeu la fiction d’un film mais la réalité quotidienne de Beyrouth. Ils jouent les phalangistes contre la gauche et les Palestiniens. Ce ne sont pas les cow-boys contre les Indiens, leurs armes paraissent toutes les mêmes mais eux savent déjà qu’une kalachnikov n’est pas une degtiarev, ni une simonov. Certains détails, certaines attitudes, certains gestes trop précis finissent par faire oublier qu’il s’agit de jeux et d’enfants. Ils ont de six à douze ans. À longueur de journée, ils répètent les scènes d’horreur qu’ils ont vu se jouer sous leurs yeux. »
 

Avant la guerre, Beyrouth n’était pas divisée, les communautés vivaient mélangées. On trouvait des musulmans à l’Est et des chrétiens à l’Ouest mais très vite, quelques mois après le début des hostilités, une ligne de démarcation a séparé les quartiers musulmans de Beyrouth-Ouest des quartiers chrétiens de Beyrouth-Est.  
Même si certains musulmans vivaient encore à l’Est et des chrétiens à l’Ouest, le conflit s’éternisant, et malgré quelques moments d’accalmie, chaque secteur est devenu de plus en plus homogène jusqu’à finir par séparer également dans Beyrouth, des années plus tard, les chiites des sunnites dans les quartiers musulmans.  
Bien après la fin de la guerre, j’avais été surpris quand je me suis installé à Beyrouth de rencontrer beaucoup de jeunes de mon âge qui ne s’étaient jamais rendus, même pas une fois, « de l’autre côté », « chez les autres » et cela dans les deux sens. Les parents avaient transmis leur peur à leurs enfants et même si cette ligne de démarcation n’existait plus, elle restait dans les esprits de beaucoup de Libanais.
 
 
Les amis de mon père s’emportaient contre Israël, les sionistes et surtout l’État français qui ne faisait rien pour empêcher ces groupes d’agir. Mon père, lui, était en partie d’accord avec eux mais il disait le contraire. Il n’a jamais supporté d’être du même avis que la majorité des gens qui l’entourent. Il prend toujours la défense du camp adverse. Face à un propalestinien, il devient phalangiste, face à un pro-israélien, propalestinien, et ainsi de suite. C’est la seule façon de rester libre.


Avant d’interroger mes parents, j’avais pensé écrire un livre sur la révolution d’octobre 2019 au Liban. Il avait fallu que le gouvernement veuille taxer WhatsApp pour que les Libanais descendent enfin en masse dans la rue. J’avais d’abord ri à l’idée que seule une application puisse nous unir. Les problèmes d’électricité, d’eau et d’armes n’étaient pas des problèmes suffisants à côté du libre droit de communiquer gratuitement entre nous pour rire, pleurer, crier, prendre des nouvelles de nos parents, se parler aux quatre coins du Liban et du monde. J’avais finalement vu quelque chose de rassurant, que communiquer restait notre talon d’Achille.


Les manifestants criaient d’une seule voix à la chute du régime mafieux. Trente ans après la fin de la guerre, la plupart des chefs de milice (à quelques exceptions près) qui y ont participé tiennent encore le pays. Si ce n’est pas eux, ce sont leurs enfants ou leurs cousins.


Me revenaient en tête ces binationaux toutes origines confondues qui, de leur appartement parisien, expliquent quoi faire à leurs compatriotes restés ou coincés au pays. Rien ne m’agace plus que de voir ces intellectuels de pacotille se pavaner dans les stations de radio et les télévisions françaises à parler d’un pays où ils ne vivent pas ou plus. 


Est-ce qu’écrire m’apaise ? Ou de nous retrouver enfin rassemblés sans que quiconque ne se dispute ? Sans parler politique, sans les luttes d’ego, sans les cris de mes oncles, de mon père, de ma mère et ses cousins, de Yala qui m’ont bercé enfant et adolescent ? D’ailleurs, d’où vient ce cri qu’ils ont en commun et qu’ils m’ont transmis ? Ce cri qui sort du fond des entrailles. Ce rugissement animal. De la guerre ? Je l’ai toujours pensé (et c’était une belle excuse) avant de rencontrer d’autres familles qui ont vécu cette même guerre mais ne crient jamais. Qui parlent, seulement parlent.
Avant de découvrir cette autre manière surprenante de s’exprimer, je croyais que la vie n’était faite que de cris. Il me semblait normal de hurler sur tout ce qui bouge.
Aujourd’hui, au seul retentissement d’un cri, je me recroqueville comme un enfant. Je fuis toute personne qui s’exprime ainsi. Je suis capable de ne plus jamais la revoir. Et s’il m’arrive encore de rugir ainsi, je me tais une semaine durant, comme pour faire le deuil de cet animal en moi. Je ne dis pas un mot. J’écris.


J’interroge mes parents une à deux fois par semaine, je tiens un bon rythme, je les questionne individuellement. Ensemble, ils sont toujours très drôles mais c’est intenable, je n’avance pas, ils se contredisent constamment. Ils ne sont jamais d’accord sur la date, le lieu, l’événement, à croire que la réalité est toujours la fiction qu’on se raconte. 


Mon père détestait Hafez el-Assad mais encore plus Khomeyni. Il avait acheté le recueil qui reprenait en français des extraits des trois ouvrages en farsi où l’ayatollah exposait ses principes politiques, philosophiques, sociaux et religieux. Ce livre, je l’ai dans ma bibliothèque. Parfois je l’ouvre et j’en lis une page au hasard. Page 118, chapitre sur « la femme et ses règles » : « Sodomiser une femme menstruée ne nécessite pas de paiement. »


Quand on me demande lors de rencontres littéraires en France quelles sont mes inspirations, je réponds Ziad Rahbani. Le public et le journaliste restent généralement de marbre. Ils ne savent pas de qui je parle. Ce sont de grands moments de solitude. J’essaye ensuite tant bien que mal d’expliquer qui est Ziad, même si ses pièces ne seront probablement jamais traduites en français, et quand bien même elles le seraient, il sera impossible de retranscrire cet humour libanais et ses subtilités dans une autre langue. C’est à ce moment-là que je prends conscience du décalage avec mes confrères écrivains français de ma génération, nés en France, qui généralement, à la question des influences, citent Balzac, Laurent Gaudé ou Virginie Despentes. Mes références viennent d’ailleurs et beaucoup du monde arabe, pourtant j’ai grandi en France. J’ai alors l’impression bancale d’avoir grandi ailleurs tout en ayant grandi ici.


Paris était devenue à la fin des années soixante-dix l’un des épicentres de la presse et du monde intellectuel arabe. Elle abritait grand nombre d’opposants politiques, de journalistes, d’écrivains exilés. « Paris permet d’écrire sans peur » avait même écrit un éditorialiste libanais.  
« Dans les années quatre-vingt, me dit mon père, plus de quarante journaux arabes étaient édités à Paris et trente d’entre eux étaient libanais. Tu ne peux pas imaginer combien cette ville était devenue arabe et même libanaise. Pour rire, certains l’appelaient Beyrouth-sur-Seine. Contrairement aux autres journaux étrangers, la presse arabe et libanaise s’intéressait peu à ses communautés vivant en France, on écrivait nous pour le monde arabe ! Presque à chaque coin de rue, je croisais des amis journalistes. On avait aussi nos cafés où tu étais certain de croiser quelqu’un que tu connaissais, un habitué. Tout le monde venait ouvrir ici ses bureaux en France, se pensant à l’abri des attentats, des bombardements. »


Tandis que j’écris ce livre [2020-2021], le Liban traverse une période dramatique de son histoire, « aux bombes près, c’est encore pire que pendant la guerre » m’a whatsappé mon oncle Habib qui ne quittera le pays pour rien au monde. 


En France, de nombreuses personnes, quand elles apprennent que je suis libanais, ne peuvent s’empêcher de m’expliquer la situation du pays. Ce sont souvent des Français qui y ont voyagé une ou deux fois, au mieux vécu deux mois pour un stage ou une mission, qui ont « un ami libanais », « rêvent de retourner dans ce si beau pays aux gens si charmants et généreux » et me racontent que « dans les années soixante le Liban était la Suisse du Moyen-Orient ». Comme dirait mon père : « Vous envoyez un Français cinq jours en Chine, il reviendra spécialiste du pays et fera même des conférences sur le sujet alors que moi, je vis en France depuis plus de quarante ans et je serais bien incapable d’expliquer quoi que ce soit. »


On recense plus d’une centaine d’assassinats et une autre centaine de tentatives d’assassinats de journalistes, intellectuels et politiciens depuis l’indépendance du pays en 1943 jusqu’à aujourd’hui. Comme le caricaturiste libanais Mazen Kerbaj l’a si bien écrit sous l’un de ses dessins représentant un homme dont on décapite la tête : « Je pense donc je ne suis plus. »


M’est revenu en tête le titre Alone together. Il va si bien aux Libanais de la diaspora. Nous sommes éparpillés aux quatre coins du monde, alone together, unis par une seule et même tristesse de voir notre pays se décomposer et nous, nous éloigner de lui petit à petit. Seul WhatsApp nous lie encore à ce pays. Peu importe où nous nous trouvons sur Terre, nous n’avons qu’à ouvrir cette application et engager la conversation avec des amis libanais ou des membres de la famille pour nous y retrouver, un peu, au pays.


Alma aimerait voyager au Liban avec moi, ce que je refuse toujours. Je fais tout pour y retourner le moins possible, voire plus, croyant à la logique du « loin des yeux, loin du cœur ». J’ai aussi peur de m’y rendre. J’ai reçu de nombreuses menaces sur Facebook et par mail. Il est possible que je me fasse arrêter et emmener au tribunal militaire car j’ai osé, après la sortie de mon deuxième roman, dire publiquement avoir effectué un voyage en Israël. Peut-on encore appeler un pays « home » quand on a peur de passer la douane à l’aéroport ? Est-ce encore un lieu où l’on peut se sentir chez soi ? Étrangement, en France, je n’ai jamais eu peur de passer la frontière, alors qu’au Liban, même lorsque la police libanaise n’avait rien à me reprocher, j’ai toujours ravalé ma salive avant de donner mon passeport au douanier. Au Liban, jamais aucune loi n’a semblé me protéger. Pour Alma, c’est l’inverse. C’est ici, en France, qu’elle a peur. À l’aéroport de Beyrouth, elle se sent rassurée.


Alma me répète toujours la même chose : « C’est fou combien tu ressembles à tes parents. Moi, je ne ressemble pas tellement aux miens mais toi, tu es le même qu’eux, tu es le parfait mélange de ton père et de ta mère. » Je ne sais pas si je le fais exprès ou non mais Alma a raison, je leur ressemble de plus en plus et je m’en réjouis. Ils ne me quitteront plus jamais. Même après leurs décès, je n’aurai qu’à me regarder et m’écouter pour les retrouver dans mes gestes et mes mots. Ils continueront à vivre en moi.


Lors de la première séance, face à la cour, Fouad Ali Saleh, lunettes rondes, veste marron foncé, chemise blanche, avec dans la main un Coran, hurlait avant même qu’on déclare l’audience ouverte : « Le Hezbollah vous massacrera ! L’Occident crèvera de la main de l’Islam. Préparez vos cercueils ! Vous êtes les bourreaux des musulmans, les assassins des musulmans. À mort l’Occident criminel ! » Il regardait ensuite le substitut et poursuivait : « Ferme-la, toi ! Les juifs et les chrétiens n’ont pas le droit de parler quand un musulman s’exprime. L’Islam fera ta mort, Dieu t’écrasera. Assassin, fils de porc, bourreau ! Tu manges comme un porc, tu as déchiré le Coran ! Va au diable ! » Il concluait en s’adressant au président de la cour : « Fils d’un chrétien et d’une juive, je suis là pour t’écraser. Tu n’as pas le droit de parler. Tu crèveras comme un porc. Va au diable, va en enfer, je te poursuivrai, j’irai profaner ta tombe, je construirai des chiottes sur ta tombe ! Porc ! Juif ! Chrétien ! Porc ! Juif ! Chrétien ! Porc ! Juif ! Chrétien ! Porc ! Juif ! Chrétien ! »


Le président de la cour : Vous vous appelez Fouad Ali Saleh.  
Fouad Ali Saleh : Je m’appelle la mort de l’Occident !  
Le président de la cour : Vous êtes né en 1958 à Paris. Vous allez  répondre devant ce tribunal d’association  de…     
Fouad Ali Saleh : C’est pas un tribunal ça ! C’est une  loge maçonnique… Je m’appelle Abbas  Moussaoui,  comme le dirigeant du Hezbollah, tué au  Liban par les sionistes.
Le président de la cour : Votre profession ?     
Fouad Ali Saleh : Combattant terroriste.     
Le président de la cour : Votre adresse ?     
Fouad Ali Saleh : La planète Terre.


Me revient cette phrase de Shafic : « Je ne suis plus libanais, je n’arrive pas à être français. Nationalité : étranger, et en général je m’en porte très bien »


– Allô maman, ça va ?  
– Non, ça ne va pas, ça ne va pas du tout.  
– C’était très dur ?  
– Notre Liban. Feu, flamme et fumée. Des bombardements partout.  
– Oui, et…  
– Pas d’électricité. Pas de l’eau. On n’a rien, absolument rien. On a peur, tout le temps.  
– Ils ont bombardé beaucoup ?  
– Ils ont bombardé partout. Beyrouth, Achrafieh, les montagnes. […] Ils n’ont rien laissé.


La guerre touchera le quartier de la librairie de mes oncles quand les chrétiens se tireront dessus entre eux. « Ces années sont les plus dégueulasses » me dit encore ma mère. Ce terme de « dégueulasse » , elle l’a employé tout le long de nos entretiens pour me décrire la guerre du Liban, si bien que, lorsque des Libanais devant moi ne s’accordent pas sur le nom à donner à cette guerre (certains la nomment : guerre par procuration, d’autres : la guerre pour les autres, la guerre civile, les guerres civiles, la guerre du Liban ou encore les guerres du Liban), je m’inspire de ma mère et je dis : « Guerre dégueulasse. Appelons-la la guerre dégueulasse. »


Un jour, Yala m’a dit : « Vous, les parents et toi, vous êtes des déracinés. » Elle a raison et il m’a fallu du temps pour accepter de l’être aussi alors que je ne suis pas né au Liban, que je n’y ai pas grandi comme mes parents. Certaines personnes ressentent ce déracinement, d’autres non et j’aurais beau continuer à écrire des livres, poser des questions, chercher pourquoi je me sens autant arraché, je ne trouverai jamais d’explication suffisante, satisfaisante, complète à cette question. Je suis déraciné, d’autres ne le sont pas. C’est ainsi.


Je me suis souvent demandé pourquoi on ne retourne pas vivre au Liban même si la réponse est en partie assez simple : c’est l’argent qui nous retient. J’ai quitté ce pays car je n’arrivais plus à y gagner ma vie. Mes parents ne sont jamais retournés y habiter car ils ne savaient plus, des années après leur départ, quel métier ils allaient pouvoir exercer pour vivre convenablement. Quand on fait partie de la classe moyenne, ce pays ne veut pas de nous, il nous détruit et nous broie à petit feu et si, en plus, nos métiers sont des métiers sans le sou, assistante pour ma mère, traducteur pour mon père, écrivain pour moi, on peut dire adieu à ce pays. Qu’on le veuille ou non, l’argent guide nos vies.  
La peur d’une nouvelle guerre, aussi, me retient de retourner m’y installer. Chaque matin, je me réveille et je prie, avant de prendre mon portable et d’observer les notifications des journaux libanais, de ne pas lire ces trois mots : guerre, au, Liban.


– Où étiez-vous au moment de l’explosion du 4 août 2020 ?  
– Comment avez-vous vécu les jours d’après ?  
– Qu’est-ce que le Liban pour vous dans les prochaines années ?  
Après avoir répondu facilement aux deux premières, j’avais un discours rodé autour de l’explosion, mon deuxième roman Beyrouth entre parenthèses étant sorti quelques jours après ce drame, j’avais été interrogé par de nombreux journalistes sur le sujet, sur la troisième, j’ai été submergé par l’émotion. J’ai d’abord gardé mon air léger et dit : « Je pense y retourner pour donner des cours ou travailler dans un journal, même si parfois je me dis que je préfère garder de la distance pour pouvoir écrire sur ce pays. » Puis j’ai relevé la tête et j’ai fondu en larmes : « En fait, le Liban, c’est mes parents. Je ne sais pas ce que représentera pour moi ce pays après la mort de mes parents. Peut-être qu’il disparaîtra avec eux. Quand je passe les voir dans leur appartement parisien, j’atterris au Liban… Dans leurs yeux, je vois ce pays. D’ailleurs, je ne peux plus voir mes parents pleurer à cause de ce pays. À chaque fois que le Liban est touché par un attentat, une explosion ou une guerre, j’ai l’impression que l’on vise mes parents et ça, je ne le supporte plus. »


Mes parents voulaient que je naisse à Beyrouth. Ils m’ont dit après des heures d’entretiens qu’ils avaient attendu si longtemps entre Yala et moi pour me concevoir. Ils pensaient que la guerre se terminerait et qu’ils rentreraient enfin. Ils ne voulaient pas que je naisse à Paris, alors pendant toute leur vie ils ont recréé sans s’en apercevoir Beyrouth à la maison.  
Je suis né à Beyrouth dans une rue de Paris.


 

lundi 26 septembre 2022

[Simmons, Charles] Les locataires de l'été

 

 

 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Les locataires de l'été (Salt Water)   

Auteur : Charles SIMMONS

Traduction : Eric CHEDAILLE

Parution : 1997 en anglais (Etats-Unis),
                  1998 en français (Phébus)
Pages : 192

 

 

 

 
 

 

Présentation de l'éditeur : 

Charles Simmons (un livre tous les huit ou dix ans depuis 1964, oú son premier roman obtient le prix Faulkner) est un écrivain à éclipses - et à mystères. Les locataires de l'été fait partie de ces histoires qui cachent leur jeu : trop simples pour être honnêtes. Un adolescent passe l'été au bord de la mer, tombe amoureux de la petite voisine, découvre que la mort existe. L'art de Simmons, d'une scène faussement anodine à l'autre, consiste à révéler tout ce qui dans la vie fait défaut. Un grand petit livre feutré qui nous renvoie, par-delà les mirages de la belle saison, à l'hiver que nous portons en nous.
 

 

Un mot sur l'auteur : 

Le journaliste et romancier américain Charles Simmons (1924 - 2017) a également été éditorialiste et critique littéraire. Son premier roman Powdered Eggs a été couronné du prix William Faulkner en 1965. Les locataires de l'été, considéré comme un chef-d'oeuvre par la critique, est l'un de ses deux romans traduits en français.
 

 

Avis :

Nous sommes en 1968 et Michael, le narrateur, a quinze ans. Comme chaque année, il vient passer l’été avec ses parents dans leur maison de bord de mer, sur la côte atlantique des Etats-Unis. Une grande complicité l’unit à son père, avec qui il passe l’essentiel de son temps à naviguer et à pêcher, à bord de leur voilier Angela. Mais voilà que s’installent, dans le pavillon qu’ils mettent en location au bout de leur propriété, deux nouvelles venues : la fantasque Madame Mertz et sa fille de vingt ans, Zina, photographe à la beauté troublante.

Rien ne prédestine l’été au drame, sur ce petit bout de côte idéalement situé loin du monde pour se vider la tête et pour se reposer. Pourtant, l’avertissement cueille le lecteur dès la première phrase : C’est pendant l’été de 1968 que je tombai amoureux et que mon père se noya. C’est donc dans l’attente d’une catastrophe annoncée que l’on entame ces vacances aux couleurs paisibles du bonheur, celles qui retiennent encore Michael du côté d’une enfance qu’il se plaît à prolonger en sachant sa fin proche. Dans les faits, l’arrivée de Zina est une déflagration. En un instant, l’adolescent amoureux se rêve homme, lui que cinq ans séparent de sa belle. Mais si cet été en trompe-l’oeil le fait effectivement basculer dans l’âge adulte, c’est avec la brutalité d’une vague scélérate, surgie sans prévenir dans les eaux faussement inoffensives de vacances en famille pour fracasser jusqu’à ses certitudes les plus intimes : l’amour et la cohésion des siens, son admiration pour son père et sa confiance en la maîtrise qu’ont les adultes de leur vie.

On ne badine pas avec l’amour, et les mirages d’une belle saison ont vite fait de céder la place à l’hiver. Le récit enchanteur d’un été plein de promesses se délite bientôt en un constat désolé et incrédule. A peine le temps de presque rien, et vous vous réveillez dans un désert, là où tout était riant. Vos doigts qui comptaient toucher le bonheur se referment, stupéfaits, sur un vide où toute votre existence a disparu, à l’image de ce banc de sable, aperçu au début du roman à proximité de la plage, que les vagues disloquent dangereusement au moment de mettre le pied dessus. 
 
A partir lui aussi de presque rien - quelques séquences d’apparence anodines -, Charles Simmons met en scène nos désillusions humaines, quand la vie se charge de nous révéler tout ce qu’elle nous refusera. Un grand roman, qui, sans crier gare, nous fait passer du goût salé de la mer à celui, saumâtre, de la vie et des larmes. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :  

J’entends me reposer le regard pendant un moment. Voici l’endroit rêvé pour cela. L’eau et le ciel, dit-elle en désignant la mer, puis, montrant le rivage : L’eau, le ciel et le sable. Multipliez cela par le jour et la nuit et cela ne fait toujours que six choses à regarder. Je me vide la tête.
 

Après le déjeuner, je me rembarquai en compagnie de mon père pour longer le rivage vers le sud jusqu’à un petit village situé au-dessous de l’isthme, où était installé un excellent fromager. Pendant qu’il faisait les courses, je maintins l’Angela bout au vent, voiles en ralingue. La toile qui battait et claquait faisait entendre comme des reproches et, lorsque papa reparut avec le fromage, il déclara que l’Angela était une dame et qu’elle n’aimait pas faire les commissions.
 

Il ne correspondait vraiment pas à l’idée que l’on se fait d’un père, du moins en ce qui concernait la discipline. Maman me disait ce que je pouvais et ne pouvais pas faire. Papa, lui, me disait ce que je devais et ne devais pas faire.
 

Mon père et moi nourrissions un préjugé non dénué de snobisme à l’égard des bateaux à moteur. Notre sentiment était que la navigation à bord d’une telle embarcation ne différait guère d’un trajet sur autoroute. En voilier, on n’entendait, on ne sentait, on ne percevait que le vent et la mer. On faisait la même chose que nos ancêtres des milliers d’années avant nous. Prenez l’Angela : un bateau fait de bois et de toile, comme tous les voiliers avant lui. Il goûtait autant le large que les eaux abritées de la baie. Rêveur, il chevauchait la houle avec tant d’aisance qu’il faisait de vous un rêveur. Allez donc rêvasser à bord d’un bateau à moteur. Un tel engin suscite des projets, pas des rêves. L’Angela aimait à être souquée, mais elle ne vous jouait aucun mauvais tour. Elle préférait une brise forte et soutenue, mais elle étalait les surventes, jamais ne renâclait et était parfaitement heureuse de flâner dans le petit temps. Si vous ne saviez pas toujours bien y faire, elle montrait de l’indulgence. Elle était lourde pour sa taille et n’aimait pas rivaliser de vitesse. Mon père disait que, si elle avait été une femme, elle aurait eu la fesse grosse et la poitrine opulente, qu’elle aurait été meilleure mère qu’épouse et meilleure épouse que maîtresse.
 

Le noir et blanc avait encore de belles années devant lui. À présent, il est difficile de résister à la couleur. Beaucoup de photographes de qualité ne font que du noir et blanc, mais cela a quelque chose d’affecté, comme ceux qui tournent des films en noir et blanc. Avec la couleur, on peut ne jamais rien obtenir de valable ; cela a souvent un côté trop réel. Les bonnes photos n’ont rien de réel : elles sont des représentations de ta vision du réel.
 

Il y avait des photos noir et blanc sur le mur. Moi-même, le garçon assis en face de moi, les chaises, le sol, tout le reste était en couleurs. Seules ces photos faisaient exception, elles étaient l’unique refuge. L’art est un refuge contre la réalité.
 
 
(...) on a plus à apprendre des femmes ; les hommes ne vous apprennent des choses que sur eux-mêmes.


Elle savait que les hommes la trouvaient attirante, mais cela venait de ce qu’elle était autonome.  
– C’est ce qu’ils préfèrent. Le moment venu, on se débarrasse plus facilement d’une femme indépendante.


Dans la vie, on n’a pas ce qu’on veut simplement parce qu’on le veut. Non, on obtient seulement ce que la vie veut bien nous donner.


Quelques années auparavant, à l’époque où l’on commence de s’échanger à l’école des informations sur les choses de la sexualité, j’avais demandé à mon père si tout ce que j’entendais était vrai. Plus ou moins, m’avait-il répondu, ajoutant que lorsque deux personnes font l’amour, elles font quelque chose à partir de rien.


Je lui demandai s’il était amoureux de Rita. Il me répondit qu’il ne croyait pas à l’amour et que, si l’on n’y croyait pas, on ne pouvait être amoureux.  – C’est comme les péchés mortels : si on n’y croit pas, on ne peut pas en commettre.


En fin de journée, j’allais toujours voir comment était la mer. Ce soir-là, elle était inhabituellement calme. Des vaguelettes brisaient paisiblement sur le rivage. Par de telles soirées d’été, je me disais que l’océan était factice. Comment quelque chose dont le corps était aussi vaste et aussi pesant pouvait-il avoir le bout des doigts aussi délicat ?


– Pour ma part, disait-elle, je raffole de ça, j’en raffole de bout en bout, y compris la peine de cœur. Pour moi, être amoureuse, c’est comme de remonter la côte de Californie en voiture. On se dit que tout va aller comme sur des roulettes…  
– Oui, dit maman, mais le jour où ça se termine ?  
– Le secret, c’est de remettre ça aussi sec.  
– Vous voulez dire que vous êtes capable de tomber amoureuse à volonté ?  
– Si vous avez des prédispositions, si vous fonctionnez sur ce mode, si vous recherchez l’amour… alors l’amour vous trouvera.  
– À vous entendre, c’est un peu comme d’être en chaleur. Comment peut-on tomber amoureuse à volonté ? Il y faut tout de même quelqu’un d’autre, non ?  
– Bien sûr, dit Mrs Mertz, prenant le temps de boire une gorgée avant de poursuivre. Disons qu’à mes yeux certains ont cette capacité en venant au monde, et d’autres non. 
– Je ne comprends toujours pas pourquoi on en fait si grand cas. Est-ce une si bonne chose que de s’exposer ainsi ?  
– Est-ce une bonne chose que de prendre des risques ? Si l’on ne tente pas la chance, on n’a pas une chance. L’amour, c’est comme le beurre, ça rend tout meilleur.
 
 
Quant à moi, je ne pense pas que l’amour soit destiné à adoucir la condition humaine ; je pense qu’il est inhérent à la condition humaine. Tantôt il s’épanouit et tantôt il tourne court, comme la plupart des choses de la vie. Mais il est toujours une illusion. L’être aimé ne se montre pas à la hauteur de l’attente de l’autre, et quand l’amour persiste par-delà la déception, il devient de surcroît une prison.


– Il m’a dit que l’amour est un truc magique parce qu’on fait quelque chose à partir de rien. S’il a envie de faire quelque chose à partir de rien, ce n’est pas ça qui va me tracasser outre mesure. Et puis ce sont ses oignons.  
– C’est certain. Du moins tant que personne ne l’apprend. Si ça se savait – et là je pense à ta mère –, pour le coup, il ferait du rien à partir de quelque chose.


La photographie ne compte pas beaucoup de génies. C’est un art trop facile pour qu’on y soit bon, et trop difficile pour qu’on y soit mieux que bon.


Dans les contes de fées, il y a toujours un philtre qui te plonge dans un profond sommeil. Quand tu te réveilles, tu t’éprends de la première personne que tu vois. Il n’est pas de meilleure métaphore regardant l’amour. L’amour est arbitraire, inexplicable et cruel. Il est aussi transitoire. Rien d’aussi déraisonnable ne saurait durer bien longtemps.


Micha, cela n’a rien de bien méchant que de souffrir un petit moment du mal d’amour. Tout le monde a eu le cœur brisé. Tu as des gens chez qui c’est comme un mode de vie. L’amour semble être un rayon que tu dardes sur un être. Parfois, il est réfléchi vers toi, parfois non. En fait, ce n’est pas un rayon. C’est un éclat de lumière qui part dans toutes les directions. Il paraît n’éclairer qu’un seul objet parce que l’amoureux ne voit que cet objet. Mais s’il regarde autour de lui, il verra que de nombreux objets captent sa lumière.


 

samedi 24 septembre 2022

[Alyan, Hala] La ville des incendiaires

 



J'ai aimé

 

Titre : La ville des incendiaires
            (The Arsonists' City)

Auteur : Hala ALYAN

Traduction : Aline PACVO

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2021,
                  en français en 2022
                  (La Belle Etoile)

Pages : 416

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

À la fin des années soixante-dix, Mazna et Idris Nasr ont été contraints de quitter leur pays : la Syrie, pour elle ; le Liban, pour lui. Ensemble, ils se sont installés dans une petite ville en plein désert californien. Si  Idris est parvenu à réaliser son  rêve d’être médecin, Mazna, elle, a dû dire adieu à sa carrière d’actrice pour  élever leurs trois enfants.
Quarante ans plus tard, la famille vit éparpillée à travers le monde, tentant de maintenir des liens chaotiques et tourmentés. Un seul point les relie désormais : la demeure ancestrale de Beyrouth. Mais lorsque Idris décide de vendre cette maison où plus personne ne va, tous embarquent aussitôt pour défendre l’ultime bastion de leur histoire commune. 
À travers cette grande saga familiale, Hala Alyan retrace la destinée tragique de tout un pays, le Liban, marqué par la guerre, les tensions religieuses et les protestations politiques. Un pays prêt à s’embraser à tout instant, à l’instar de cette famille rongée par des secrets qui, révélés, pourraient faire exploser sa fragile existence.

 

Un mot sur l'auteur :

Américano-palestinienne née en 1986, Hala Alyan a vécu toute petite au Koweït, jusqu'à ce que sa famille demande l'asile politique aux États-Unis lors de l'invasion du pays par les forces irakiennes. Elle vit aujourd'hui à Brooklyn, où elle est écrivain, poétesse et psychologue clinicienne spécialisée dans les traumatismes, la toxicomanie et le comportement interculturel.

 

Avis :

Depuis qu’il y a quarante ans, la guerre leur a fait fuir, elle et son mari Idriss, le Liban pour les Etats-Unis, Mazna ne s’est que très rarement résolue à y retourner. Aussi, personne dans son entourage ne comprend sa réaction affolée quand Idriss annonce sa décision de vendre la maison familiale de Beyrouth, où aucun d’eux ne se rend plus jamais. Cédant à contre-coeur à ses instances, tous acceptent de s’y réunir une dernière fois. Ils vont s’y retrouver confrontés aux fantômes du passé et à la résurgence de secrets profondément enfouis.

A vrai dire, embarqués dans leur quotidien et ses difficultés, les trois enfants d’Idriss et de Mazna ont suffisamment de préoccupations, professionnelles ou conjugales, pour laisser à l’arrière-plan une histoire familiale, dont  - comme tout un chacun, pensent-ils - ils subissent les tensions, sans jamais creuser plus loin que la surface. La guerre au Liban n’a pour eux d’autre réalité personnelle et concrète que l’exil de leurs parents : une épreuve d’ailleurs à leurs yeux à demi occultée par leur parcours réussi en Californie, leur père ayant réalisé son rêve de devenir chirurgien cardiaque, et leur mère s’étant consacrée à les élever. Dans leur esprit, en dehors de la peau mate et des traditions culinaires dont ils ont hérités, l’on pourrait presque, un peu schématiquement, résumer le lointain Liban à la maison de leurs grands-parents à Beyrouth, et aux réticences maternelles à revenir sur place.

Ils sont ainsi bien loin de se douter du drame intime que cette guerre a en réalité fait vivre à leurs parents, dont l’exil ne constitue que la face émergée de l’iceberg, et dont les répercussions les concernent, eux, bien au-delà de ce qu’ils pourraient imaginer. Convergeant vers cette si difficile réunion familiale au Liban, ce sont en fait quarante ans de douleur ignorée et contenue, qui, en une vaste saga imprimée sur le fond assez discrètement esquissé d’un pays violemment marqué par les oppositions armées, politiques et religieuses, emporte ses protagonistes au bout d’une dispersion dont la vente de leur demeure ancestrale à Beyrouth pourrait constituer l’ultime étape. A moins qu’elle ne fasse exploser le silence, plutôt que la famille…

Elle-même issue de la diaspora palestinienne aux Etats-Unis, Hala Alyan sait combien compte l’ancrage affectif dans ces familles dont l’éparpillement a distendu les liens. Pris de tendresse pour ses personnages, dont son entourage a nourri la cohérence et la profondeur, l’on tombe sous le charme de cette histoire certes peut-être un peu trop longuement développée et aux intrications globalement très romanesques, mais que son fond d’un Liban martyrisé et la justesse de ses observations sur l’exil, le silence douloureux des déracinés et les répercussions sur leurs descendants, rendent touchante et plaisante à lire. (3,5/5)

 

 

Citations :  

Les colonisateurs. Ils ont pesé, bien qu’indirectement, dans toutes les décisions politiques qui ont été prises depuis l’époque ottomane. Chaque pays a son oppresseur : les Britanniques pour la Palestine, les Français pour le Liban. Les Occidentaux ont redessiné les frontières. C’est la raison pour laquelle les rues de Beyrouth portent des noms français. Ce sont eux qui ont mis sur pied la structure parlementaire qui distribue le pouvoir de manière injuste. C’est leur faute si les Palestiniens sont arrivés ici par milliers en 1948, puis en 1967. Je veux que vous le gardiez à l’esprit durant les répétitions : les plus grands criminels de guerre sont toujours dans les coulisses, même s’ils sont à des continents d’ici.

Merry est une sorte de limite à laquelle ils se heurtent souvent. Sara a effectué des recherches et découvert que son salaire était toujours prélevé sur l’ancien compte bancaire de Jiddo, dont le solde serait bientôt négatif, si ce n’était pas déjà le cas. La situation les met mal à l’aise. Les renvoie à leur position privilégiée, à leurs possessions. Aux Etats-Unis, on les considère à travers le prisme de leur couleur de peau, on les prend de haut, on déforme leurs noms, on se moque de leur accent, on leur lance des regards en coin au supermarché. Mais ici, il y a plus noir qu’eux. Comme ces femmes qui prennent soin de vos grands-parents, que vous habitiez à l’autre bout du monde ou à seulement dix minutes. Ces femmes qui, elles, vivent à des milliers de kilomètres de leurs proches, lavent votre vaisselle, épluchent les légumes de votre dîner.

Il existe plusieurs sortes de camps. Ceux qui sont inondés en janvier, avec des tissus en guise de murs, portant l’inscription UN : ce sont les plus récents, ceux des Syriens de Homs et d’Alep. Sans électricité ni eau courante. Les camps les plus anciens, eux, sont déprimants à d’autres égards. (...) Ce sont tous des camps palestiniens, ancrés dans le sol de façon profondément sinistre : on n’aspire plus à l’éphémère, ici. On ne vit plus dans des tentes, mais dans des abris cimentés, dont les auvents sont déchirés. Les familles vivent là depuis plusieurs générations. (…) Le camp est un sorte de ville, de pays miniature.

Oublier offre le plaisir de se souvenir.


 

jeudi 22 septembre 2022

[Yan, Lianke] Les jours, les mois, les années

 


 

Coup de coeur 💓

 

Titre :  Les jours, les mois, les années
            (Nian yue ri)     

Auteur : YAN Lianke

Traduction : Brigitte GUILBAUD

Parution : 2002 en chinois,
                  2009 en français (Picquier)

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Une terrible sécheresse contraint la population d’un petit village de montagne à fuir vers des contrées plus clémentes. Incapable de marcher des jours durant, un vieil homme demeure, en compagnie d’un chien aveugle, à veiller sur un unique pied de maïs. Dès lors, pour l’aïeul comme pour la bête, chaque jour vécu sera une victoire sur la mort. Ce livre est d’une force et d’une beauté à la mesure de cette plaine couronnée de montagnes dénudées où flamboie un soleil omniprésent. Le roman de Yan Lianke est un hymne à la vie. La fragilité et la puissance de la vie, et la volonté obstinée de l’homme de la faire germer, de l’entretenir, d’en assurer la transmission. C’est un acte de foi, aux confins du conte et du chant, à la langue comme jaillie de la nuit des temps ou des profondeurs les plus intimes de l’être.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :  

Né en 1958 dans une famille de paysans illettrés du Henan, Yan Lianke a d’abord été écrivain officiel de l’armée, avant de composer des œuvres puissantes et empreintes de liberté, souvent mises à l’index par la censure. « Je ne veux me rendre ni au pouvoir politique ni au marché. Je préfère garder ma dignité, même si cela signifie mourir de faim. J’ai cette conviction dans le sang. » Yan Lianke a reçu en 2014 le prix Franz Kafka pour l’ensemble de son œuvre. 
Yan Lianke est d’abord  traduit et publié en français avant d’être traduit dans plus de vingt langues.

 

 

Avis :

Un vieillard, que ses forces déclinantes ont empêché de partir avec les autres habitants du village, se retrouve seul pour affronter la sécheresse et la famine. Avec son chien aveugle, il tente de survivre, quelques jours, des semaines, puis des mois, luttant contre un soleil de plomb, une invasion de rats et même une horde de loups. Son seul gage d’avenir est de réussir à faire pousser, coûte que coûte, son ultime pied de maïs.

Le vieil homme, le chien et le pied de maïs : tel aurait pu être le titre de cette fable, que, connaissant la dissidence politique de Yan Lianke en Chine, il n’est pas très difficile de deviner lourde de sens.

Au premier degré, le récit est un conte tragique, aux consonances presque fantastiques. Deux pauvres créatures, de plus en plus exsangues, se retrouvent en butte à une série d’épreuves et de calamités d’une ampleur absolument inédite et dévastatrice. Quand tout le monde a fui, tous deux résistent avec l’énergie du désespoir, compensant leur faiblesse par leur détermination et leur ruse, repoussant jour après jour une échéance que tout désigne pourtant inéluctable. A la stérilité soudaine de leur terre, asséchée par l’implacabilité quasi surnaturelle d’un astre chauffé à blanc, s’ajoutent les féroces attaques d’ennemis organisés en bandes : sournoise marée de rats peu ragoûtants, dévastant tout son son passage ; sanguinaire horde de loups resserrant inexorablement son machiavélique et terrifiant encerclement. Luttant pied à pied dans un combat de chaque instant qui les emmène insensiblement vers demain, le vieillard et le chien unissent leurs efforts pour sauver la fragile pousse verte qui doit laisser une chance à l’avenir, si ce n’est le leur, peut-être au moins celui de la génération suivante, si jamais elle revient un jour au village.

C’est ainsi que derrière la silhouette du vieil homme solitairement obstiné à sauver son pied de maïs pour de futures semences, finit par s’imposer l'image de l’écrivain, s’évertuant à préserver de l’étouffement la modeste pousse de liberté qu’est sa parole dans le chaos et la violence de l’oppression, avec l’espoir qu’elle essaime et trouve un jour une relève, pour peu que tous les intellectuels de Chine osent faire de même.

Acte de foi en l’inaliénabilité fondamentale de la liberté, ce texte magnifique d’espoir et de poésie, porté par une langue de toute beauté, est un bouquet d’émotions sur l’autel de l’humanité bafouée par l’oppression. C’est aussi une œuvre admirable de courage, qui par bien des aspects, m’a fait penser à celles d’Ahmet Altan. L’un comme l’autre, ces deux écrivains continuent à faire entendre leur voix, malgré l’oppression subie dans leur pays respectif. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :  

Le chien continuait à le regarder sans comprendre.
Tu ne veux pas parler, tant pis. L’homme poussa un soupir. Un peu déprimé, il alluma sa pipe. Face à l’obscurité, il dit, comme c’est bon d’être jeune, d’avoir un corps fort et une femme la nuit. Si la femme est intelligente, au retour du champ, elle t’apporte de l’eau, et si ton visage est en sueur, elle te passe un éventail. Les jours de neige, elle te chauffe le lit. Si durant la nuit vous vous êtes retrouvés, et que tu te lèves tôt le matin pour aller au champ, elle te dit de te reposer encore un moment. Vivre de cette façon, il inspira énergiquement une bouffée de sa pipe, puis expira longuement, caressa le chien et poursuivit, vivre de cette façon, c’est vivre comme les immortels.
Il demanda, tu as eu ce genre de vie toi, l’aveugle ?
Le chien demeura silencieux.
Il dit, qu’en dis-tu, l’aveugle, est-ce que ce n’est pas pour ce genre de vie que les hommes viennent au monde ? Il ne laissa guère au chien le loisir de rétorquer, se répondit immédiatement à lui-même, certainement, je dis que oui. Puis il dit encore, mais quand on est vieux c’est différent, quand on est vieux on vit seulement pour un arbre, un brin d’herbe, des petits enfants. C’est toujours mieux de vivre que d’être mort.
 
L’horizon rouge du couchant se faisait de plus en plus mince et l’aïeul entendait le froissement des rayons qui se retiraient comme un pan de soie. Ramassant les grains émiettés au creux de la pierre, il songea qu’une journée encore venait de s’achever, et qu’il ignorait comment il pourrait passer la suivante

 

mardi 20 septembre 2022

[Fortier, Dominique] Les villes de papier

 


 

 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Les villes de papier

Auteur : Dominique FORTIER

Parution : 2018 au Québec,
                  2020 en France (Grasset)

Pages : 208

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Qui était Emily Dickinson  ? Plus d’un siècle après sa mort, on ne sait encore presque rien d’elle. Son histoire se lit en creux  : née le 10 décembre 1830 dans le Massachusetts, morte le 15 mai 1886 dans la même maison, elle ne s’est jamais mariée, n’a pas eu d’enfants, a passé ses dernières années cloîtrée dans sa chambre. Elle y a écrit des centaines de poèmes – qu’elle a toujours refusé de publier. Elle est aujourd’hui considérée comme l’une des figures les plus importantes de la littérature mondiale.
 
À partir des lieux où elle vécut – Amherst, Boston, le Mount Holyoke Female Seminary, Homestead –, Dominique Fortier a imaginé sa vie, une existence essentiellement intérieure, peuplée de fantômes familiers, de livres, et des poèmes qu’elle traçait comme autant de voyages invisibles. D’âge en âge, elle la suit et tisse une réflexion d’une profonde justesse sur la liberté, le pouvoir de la création, les lieux que nous habitons et qui nous habitent en retour. Une traversée d’une grâce et d’une beauté éblouissantes.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Née à Québec, Dominique Fortier est écrivaine et traductrice. Après un doctorat en littérature française à l’université McGill, elle travaille une dizaine d’années dans le monde de l’édition avant de publier en 2008 son premier roman, Du bon usage des étoiles (Alto, 2008 ; Les Editions de La Table ronde, 2011) lauréat du Prix Gens de mer / Étonnants voyageurs. Elle a reçu en 2016 le Prix littéraire du Gouverneur général, la plus haute distinction littéraire au Canada, pour son roman Au péril de la mer (Alto, 2016 ; Les Escales, 2019).


 

Avis :

D’Emily Dickinson, poète qui, bien malgré elle et à titre posthume, devait devenir l’une des grandes dames de la littérature mondiale, on sait juste qu’elle est née en 1830 et morte cinquante-cinq ans plus tard dans la même demeure du Massachusetts ; que, sans mari ni enfant, elle choisit de vieillir cloîtrée dans sa chambre ; et que de ses centaines de poèmes, elle n’accepta d’en publier que moins d’une douzaine. A partir des traces de papier – lettres et poèmes – laissées par cette femme mystérieuse, ainsi que des innombrables ouvrages publiés à son sujet, Dominique Fortier a librement imaginé sa vie, s’aventurant dans ce monde intérieur qui lui permit tant d’immobiles voyages, elle qui ne quitta sa maison de Amherst, devenue musée depuis, que le temps de son passage au séminaire féminin du Mont Holyoke, où elle fut l’une des rares jeunes femmes de son époque à faire des études supérieures.

Le résultat est un subtil et délicat kaléidoscope d’impressions fines et de détails intimes, qui, bien loin d’une biographie et de seuls faits historiques, donne l’intuition, en mille fugacités dont la superposition finit par composer une image fragile mais persistante, de ce qui aurait pu emplir l’âme-même de cette personnalité si singulière. Au fil des pages, se dessine un être dont la principale raison de vivre semble de se fondre toujours davantage, à force de cultiver son art de l’écriture, dans un monde de papier où tout le reste perd peu à peu de son importance. Ce que son entourage perçoit comme une réclusion de plus en plus marquée, n’est au final qu’une façon pour elle de s’approcher du coeur des choses et de mieux appréhender le monde.

Et, tandis que l’on observe Emily nourrir ses poèmes de ce qui lui tient le plus à coeur - sa maison, son jardin et son coin de nature devenus, au milieu des siens, un condensé du monde, de la vie et de la mort –, pendant que l’on s’émeut de la voir préférer enfouir son œuvre dans le secret de ses tiroirs plutôt que de la soumettre aux exigences conventionnelles des éditeurs et du public, émerge en cette puriste la projection de ce que Dominique Fortier suggère comme idéal de l’écrivain : l’écriture, et rien que l’écriture, dans une quête solitaire et recluse du graal littéraire, à mille lieues des appétences commerciales et narcissiques qui viennent dénaturer l’esprit de création.

Ce petit bijou d’écriture est un enchantement de sensibilité pure, qui vous tient longtemps sous son charme, émerveillé et ravi. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Les fleurs que les enfants ont cueillies l’après-midi reposent dans le panier d’osier. Père prend une pensée entre ses doigts blancs et explique, de sa voix de pasteur :      
— Pour les conserver, il faut d’abord les faire sécher.       
Dans la main de Père, la fleur semble déjà se flétrir. Il la pose et sort l’un des volumes de l’encyclopédie Britannica qui se dressent, en ordre de 1 à 21, sur l’étagère du milieu de la bibliothèque. Il l’ouvre, le feuillette précautionneusement.       
— Après quelques mois, les pages auront absorbé l’humidité de la plante, et vous pourrez la coller dans votre herbier.       
Emily s’émerveille en silence de cela : les livres s’abreuvent à l’eau des fleurs.
 

Sur un portrait réalisé par Otis Allen Bullard, les enfants apparaissent comme autant de variations d’un même individu (la mère ? le père ?), en tout cas, des adultes qui auraient été réduits à des proportions d’enfants : le regard grave, le nez long, le sourire las. Ils sont quasiment interchangeables, à ceci près qu’Austin est vêtu d’un petit costume noir à collet blanc, tandis que les deux fillettes sont habillées de robes (vert d’eau pour Lavinia, une teinte plus foncée pour Emily) au col de dentelle. Ils semblent tous les trois avoir les cheveux très courts, séparés par une raie de côté, mais il se peut que les filles aient plutôt la chevelure lissée vers l’arrière. À un œil moderne – et peut-être à un œil de l’époque aussi –, on dirait une peinture exécutée pour se souvenir de trois petits morts, ou bien qui aurait été réalisée des années après l’enfance du frère et des sœurs, avec pour modèles les adultes qu’ils étaient devenus.       
Car, bien sûr, nous savons que les enfants ont survécu, qu’ils ont grandi, l’un d’entre eux a même eu des enfants à son tour. Peut-être que ce que cette peinture donne à voir, c’est que devenir adulte ne sauve pas l’enfant de la mort.
 

Dans sa chambre il y a un lit, une commode, une petite table et une chaise, et partout des piles de livres. Dans les livres il y a tous les pays du monde, les étoiles du ciel, les fleurs, les arbres, les oiseaux, les araignées et les champignons. Des multitudes réelles et inventées. Dans les livres il y a d’autres livres, comme dans un palais des glaces où chaque miroir en réfléchit un second, chaque fois plus petit, jusqu’à ce que les hommes ne soient pas plus grands que des fourmis.       
Chaque livre en contient cent. Ce sont des portes qui s’ouvrent et ne se referment jamais. Emily vit au milieu de cent mille courants d’air. Toujours il lui faut une petite laine.
 
 
Le Mount Holyoke Female Seminary est une grande construction régulière dont les quatre étages sont percés de fenêtres parfaitement alignées, quatre rangées de haut, seize colonnes de large. Les étages supérieurs, suppose Emily, doivent abriter les chambres des élèves et des professeurs. Sur le toit sont fichées sept cheminées.       
— On dirait des bougies d’anniversaire, vous ne trouvez pas, Père ?       
— Hein ?       
— Les cheminées.       
Il les regarde un instant puis se retourne vers cette curieuse enfant qui ne dit jamais ce qu’on attend d’elle.       
— Mais non, en fait, reprend Emily, elles font plutôt penser aux cheminées d’un paquebot immense qui aurait fait halte juste ici, au milieu de la plaine.       
— Elles font surtout penser que vous ne gèlerez pas en hiver, commente le père en arrêtant les chevaux.


Les arbres du jardin ont perdu leurs feuilles. Tous, sauf un, un jeune érable, au fond de la cour, qui a conservé intacte sa crinière jaune, à laquelle viennent se réchauffer les rayons du soleil. C’est un petit incendie qui brûle là, frémissant au gré du vent, défiant la froidure qui approche, indifférent au présage silencieux des autres arbres dont les branches décharnées ressemblent à des tisons noircis. Les corbeaux s’en tiennent loin, rien ne vient troubler sa splendeur mordorée. L’érable suspend ses lampions à mi-ciel. Qui a besoin des vitraux d’une église quand il a un tel arbre dans son jardin ?


La mariée s’avance, timide. Elle n’a pas l’habitude d’être ainsi le centre d’attention. Le marié ne vaut guère mieux, mais il s’efforce de donner le change. Ils se sont vus peut-être vingt fois avant ce jour, se sont écrit des lettres d’une exquise politesse, rendu des visites embarrassées. Ils ont tous les deux vingt et un ans. Lui est avocat, elle est femme ; elle sera donc femme d’avocat. Et mère, bien sûr. Emily voit le destin de la mariée s’étirer devant elle, tracé d’avance, une ombre portée.


Un après-midi de printemps, il pleuvait si fort que les gouttes en frappant la terre rebondissaient comme des clous et qu’on aurait dit que la pluie venait d’en bas.


Sa journée presque finie, Emily sort au jardin. Les derniers rayons viennent se coucher parmi les feuilles, dans un grand désordre de cuivres, comme si les instruments d’un orchestre silencieux jonchaient le sol, abandonnés par les musiciens. Quelque part non loin quelqu’un fait un feu de branchages, la fumée serpente en un mince filet jaunâtre entre les courges du potager, pansues comme des outres orange, abricot, beurre. Des oies passent dans le ciel, trouant le silence de leurs aboiements, criaillant bruyamment leur passage, puis le calme se referme lentement, comme une blessure se cicatrise. 
 

Les jeunes filles du Mount Holyoke sont devenues des femmes. La grande majorité sont mariées, et parmi celles-ci, presque toutes sont mères. D’après ce qu’en voit Emily, aucune n’a réalisé son rêve de jeunesse, annoncé alors qu’elles étaient assises en cercle dans leurs chemises de nuit blanches, avec la vie devant elles. Personne, sauf elle.       
Il y a longtemps qu’elle habite sa maison de papier. On ne peut pas avoir à la fois la vie et les livres – à moins de choisir les livres une fois pour toutes et d’y coucher sa vie.       
Pas un instant Emily n’envie les citoyennes respectables qui l’entretiennent de la profession de leur époux, de l’aménagement de la nursery, du petit dernier qui tarde à marcher. Ce qu’elle se demande, c’est où sont passées les jeunes filles de ce soir-là, où ont disparu leurs rêves. Comment peut-on changer à ce point et continuer de répondre au même nom ?


Les lieux où l’on a vécu, on continue de les habiter longtemps après les avoir quittés. En marchant devant l’appartement qu’occupaient une amie et sa famille, j’entends encore les cris des enfants. Chaque fois que je passe rue Souvenir, je me retiens pour ne pas aller sonner à la porte du logement du deuxième étage où mon mari et moi avons vécu nos cinq premières années de vie commune, avec Fido le tabby, Vendredi le siamois, Victor le grand danois. Une part de moi est absolument certaine que ce serait un Fred de vingt-cinq ans, visage plus rond, cheveux sans le moindre fil d’argent, qui viendrait répondre. Une autre version de nous continue d’habiter avec Victor le chien un cottage du Inn by the Sea, à Cape Elizabeth. Il y est en ce moment même, couché sur le tapis, le museau entre ses énormes pattes. Il nous attend. Ces différents nous dans différents lieux existent tous à la fois.


En écrivant, elle s’efface. Elle disparaît derrière le brin d’herbe que, sans elle, on n’aurait jamais vu. Elle n’écrit pas pour s’exprimer, quelle horreur, ce mot lui rappelle celui d’expectorer, dans les deux cas le résultat ne peut être qu’un flegme gluant, plein de glaires ; elle n’écrit pas pour se distinguer. Elle écrit pour témoigner : ici a vécu une fleur, trois jours de juillet de l’an 18**, tuée par une ondée un matin. Chaque poème est un minuscule tombeau élevé à la mémoire de l’invisible.       
Elle est de chair, de sang et d’encre. C’est l’encre qui coule dans ses veines, les mots qu’elle trace sont rouge framboise, puisés à même ces fines lignes bleues qui palpitent sous la peau.       
Elle se rappelle ce poète venu en visite au Mount Holyoke, qui expliquait vouloir transcrire sur la page les émotions qui l’habitaient – être exécrable persuadé que son paysage intérieur était à ce point intéressant qu’il conviait les autres à s’y balader pour contempler les plates-bandes et les massifs.       
Il était non seulement incapable de poésie véritable mais, heureux innocent, incapable de voir qu’il en était incapable, semblable à un sourd de naissance qui, ayant vu quelqu’un taper sur le clavier d’un piano, se serait avisé de composer une sonate en appuyant au petit bonheur sur les touches noires et blanches selon une succession plaisante à son œil. Jamais il ne saurait ce qu’il ne savait pas.       
Or cet homme avait des idées, cela se voyait tout de suite, et celles-ci lui importaient plus que tout.       
Il les nourrissait, les organisait, les cultivait, en humait le parfum et pressait les autres de faire de même. Emily écrit sur le monde qu’elle habite, tout en sachant qu’il serait plus beau si personne ne l’habitait.


L’automne n’a pas besoin de nous. Il se suffit dans ses ors et ses bronzes somptueux. Il en a tant qu’il jette ses richesses par terre, dans un grand éclat de rire. Il sait, lui, que l’été est bref et que la mort est longue.


On s’émerveille de ces dernières années passées dans la solitude comme d’un exploit surhumain, alors que, je le répète, on devrait s’étonner qu’ils ne soient pas plus nombreux, les écrivains qui s’enferment tranquilles chez eux pour écrire. Ce qui est surhumain, n’est-ce pas le cirque de la vie ordinaire avec son cortège de futilités et d’obligations ? Pourquoi s’étonner que quelqu’un qui vit d’abord par les livres choisisse de bon cœur de leur sacrifier le contact avec ses semblables ? Il faut avoir une bien haute opinion de soi-même pour vouloir tout le temps être entouré de qui nous ressemble.