mardi 6 septembre 2022

[Da Empoli, Giuliano] Le mage du Kremlin

 




 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Le mage du Kremlin

Auteur : Giuliano DA EMPOLI

Parution : 2022 (Gallimard)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :    

On l’appelait le « mage du Kremlin ». L’énigmatique Vadim Baranov fut metteur en scène puis producteur d’émissions de télé-réalité avant de devenir l’éminence grise de Poutine, dit le Tsar. Après sa démission du poste de conseiller politique, les légendes sur son compte se multiplient, sans que nul puisse démêler le faux du vrai. Jusqu’à ce que, une nuit, il confie son histoire au narrateur de ce livre…
Ce récit nous plonge au cœur du pouvoir russe, où courtisans et oligarques se livrent une guerre de tous les instants. Et où Vadim, devenu le principal spin doctor du régime, transforme un pays entier en un théâtre politique, où il n’est d’autre réalité que l’accomplissement des souhaits du Tsar. Mais Vadim n’est pas un ambitieux comme les autres : entraîné dans les arcanes de plus en plus sombres du système qu’il a contribué à construire, ce poète égaré parmi les loups fera tout pour s’en sortir.
De la guerre en Tchétchénie à la crise ukrainienne, en passant par les Jeux olympiques de Sotchi, Le mage du Kremlin est le grand roman de la Russie contemporaine. Dévoilant les dessous de l’ère Poutine, il offre une sublime méditation sur le pouvoir.

 

 

Un mot sur l'auteur : 

Giuliano da Empoli, né en à Neuilly-sur-Seine, est un écrivain et conseiller politique italien et suisse. Il est le président de Volta, un think tank basé à Milan, et enseigne à Sciences-Po Paris.

 

 

Avis :

Lui-même ancien conseiller de Matteo Renzi, l’auteur d’essais politiques Giuliano da Empoli ressent une telle fascination pour Vladimir Sourkov, « le Raspoutine de Poutine », pendant vingt ans l’éminence grise du dictateur avant de disparaître mystérieusement des radars en 2020, qu’elle lui fait franchir le pas vers la fiction avec ce roman librement inspiré de ce que l’on sait du parcours de cet homme.

Rebaptisé Vadim Baranov, le « Mage du Kremlin » reçoit le narrateur dans sa datcha discrètement située à l’écart de Moscou, et lui confie le récit des deux décennies qui l’auront vu accompagner l’impressionnante transformation en « Tsar » de celui qu’il a d’abord connu pâle et obscur directeur du Service Fédéral de Sécurité, puis chef de gouvernement d’un Boris Eltsine exténué. Venu du théâtre d’avant-garde et de la téléréalité, l’homme décrit froidement son décryptage de la société russe et la manière dont, avec Poutine, ils ont entrepris la cynique manipulation de sa violence intrinsèque, mettant en œuvre les concepts de « verticale du pouvoir » et de « démocratie souveraine » au moyen d’une théâtralisation machiavéliquement en trompe-l’oeil de leur politique.

Usant sans vergogne de la désinformation pour exploiter les colères d’en-bas ; rassemblant l’en-haut en une cour de courtisans tétanisés et d’oligarques gavés, tous matés par la terreur des assassinats, des disgrâces retentissantes et des exils punitifs, ils ont assis le pouvoir absolu d’une dictature déguisée en démocratie, dans un pays dont Poutine poursuit la consolidation en insufflant le chaos au-delà de ses frontières. Et pendant que des geeks russes s’ingénient à s’infiltrer dans toutes les failles des systèmes occidentaux, que des agitateurs à la solde de la Russie s’emploient à souffler sur les moindres braises susceptibles d’affaiblir l’Amérique et l’Europe, c’est désormais de la revendication comme russes de territoires tels la Crimée, le Donbass, et maintenant l’Ukraine entière, dont se sert Poutine pour botoxer sa souveraineté nationale en déstabilisant l’équilibre du monde.

Mais l’on ne reste pas indéfiniment l’homme de confiance d’un tyran, un jour immanquablement gêné par tout ce qui le lie à son ombre, et alors tenté « de résoudre le problème en éliminant la cause ». Dans cette fiction, le conseiller choisit de s’éclipser à temps, conservant tout le loisir de méditer sur cette glaçante histoire de pouvoir, conclue par une solitude abyssale, mais aussi de rêver – on ne se refait pas – aux potentialités infinies que cet éternel Machiavel entrevoit diaboliquement dans les évolutions technologiques, entre robotisation et digitalisation, pour contrôler le monde et les individus comme jamais le KGB n’aurait oser en rêver…

Certes improbablement mis en scène sur les confidences d’un homme de l’ombre subitement très loquace, le récit est une époustouflante traversée du miroir qui, en nous plongeant dans la tête de Poutine, nous fait vivre de son point de vue le chaos consécutif à la chute du système soviétique, le triomphe d’un capitalisme débridé et le règne d’une oligarchie vautrée dans une orgie d’opulence et de violence, le tout sous le regard condescendant d’Occidentaux érigés en vainqueurs… La plume incisive de Giuliano da Empoli fait mouche à chaque phrase, et c’est suspendu à ce texte aussi éclairant que passionnant que l’on s’immerge, subjugué, dans les rouages de la Russie contemporaine et dans les arcanes d’un pouvoir politique que l’auteur connaît si bien. Ecrit un an avant le début de la guerre en Ukraine, ce livre prend aujourd’hui la valeur d’un oracle… Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

La plupart des hommes de pouvoir tirent leur aura de la position qu’ils occupent. À partir du moment où ils la perdent, c’est comme si la prise avait été arrachée. Ils se dégonflent comme ces poupées qui se trouvent à l’entrée des parcs d’attractions. On les croise dans la rue et on ne réussit pas à comprendre comment un type de ce genre a pu susciter autant de passions.
 

Baranov appartenait à une race différente. (…) Dans une vidéo, tournée en marge d’une rencontre officielle, on le voyait rire, chose très rare en Russie où un simple sourire est considéré comme un signe d’idiotie.
 

Le pseudonyme derrière lequel il se cachait à ces occasions, Nicolas Brandeis, ajoutait un élément de confusion ultérieure. Les plus zélés avaient reconnu sous ce nom le personnage mineur d’un roman secondaire de Joseph Roth. Un Tartare, sorte de deus ex machina qui faisait son apparition dans les moments décisifs de la narration pour s’éclipser aussitôt. « Il ne faut aucune vigueur pour conquérir quoi que ce soit, disait-il, tout est pourri et se rend, mais lâcher, savoir laisser aller, c’est cela qui compte. » Ainsi, de même que les personnages du roman de Roth s’interrogeaient sur les actions du Tartare dont la formidable indifférence était la garantie de tout succès, les hiérarques du Kremlin, et ceux qui les entouraient, allaient à la chasse du moindre indice susceptible de révéler la pensée de Baranov et, à travers celle-ci, les intentions du Tsar. Une mission d’autant plus désespérée que le mage du Kremlin était convaincu que le plagiat était la base du progrès : raison pour laquelle on ne comprenait jamais jusqu’à quel point il exprimait ses propres idées ou jouait avec celles d’un autre.
 

La voiture patientait au bord de la route, moteur allumé. Une Mercedes noire dernier modèle : l’unité de base de la locomotion moscovite. Deux personnages robustes fumaient en silence à l’extérieur du véhicule. Quand il me vit, l’un des deux m’ouvrit la portière arrière pour aller ensuite se placer à côté du conducteur. Je ne fis aucune tentative de conversation. L’expérience m’avait appris que je ne pourrais tirer que des monosyllabes de mes accompagnateurs. Les gens d’ici les appellent les timbres, parce qu’ils doivent rester collés à leurs protégés. Ce sont des types peu bavards, qui transmettent une sensation de calme. Ils dînent chez leur maman une fois par semaine et lui apportent des fleurs et une boîte de chocolats. Ils caressent les têtes blondes des enfants chaque fois qu’ils en ont l’occasion. Certains collectionnent les bouchons de bouteilles, sinon ils nettoient leur moto. Les personnes les plus pacifiques du monde. Excepté les rares fois où ils cessent de l’être. Alors, c’est une autre histoire : il vaut mieux ne pas se trouver dans les parages à ce moment-là.
 

Quand tu grandis auprès d’un personnage tellement hors du commun, la seule révolte possible est le conformisme.
 

Crois-moi, la seule chose que tu peux contrôler c’est ta façon d’interpréter les événements. Si tu pars de l’idée que ce ne sont pas les choses, mais le jugement que nous portons sur elles qui nous fait souffrir, alors tu peux aspirer à prendre le contrôle de ta vie.
 
 
Au fond, le problème est que j’ai eu une enfance heureuse. Et cela m’a marqué, je crois. Je n’ai jamais éprouvé aucun ressentiment, ni eu de revanche à prendre sur le monde, grave handicap pour celui qui mène la vie que je mène. En Russie, ce n’est pas une chose normale. Ici, tout le monde se souvient de la vie d’avant, des sacrifices. L’élite russe est unie par un fond commun de misère que chacun de ses membres a traversé avant d’arriver aux villas de la Côte d’Azur et aux bouteilles de Petrus. Il y a ceux qui la revendiquent, ceux qui en ont honte, mais quand ils se regardent en face, dans leurs costumes à trente mille dollars, ils savent qu’ils partagent la même rage et la même stupeur, un peu infantile, face à ce que les choses sont devenues. Même le Tsar. Bien qu’il soit convaincu de son destin, de la force inexorable qui l’a conduit là où il est arrivé, il ne réussit pas toujours à dissimuler un mouvement d’incrédulité : Moi, le gamin de la kommunalka de la rue Baskov, je suis aujourd’hui à Buckingham Palace et la reine d’Angleterre me sert le thé ! 


Les étrangers pensent que les nouveaux Russes sont obsédés par l’argent. Mais ce n’est pas ça. Les Russes jouent avec l’argent. Ils le jettent en l’air comme des confettis. Il est arrivé si vite et si abondamment. Hier il n’y en avait pas. Demain, qui sait ? Autant le claquer tout de suite. Chez vous, l’argent est essentiel, c’est la base de tout. Ici, je vous assure, ce n’est pas comme ça. Seul le privilège compte en Russie, la proximité du pouvoir. Tout le reste est accessoire. C’était comme ça du temps du tsar et pendant les années communistes encore plus. Le système soviétique était fondé sur le statut. L’argent ne comptait pas. Il y en avait peu en circulation et il était de toute façon inutile : personne n’aurait pensé évaluer une personne sur la base de l’argent qu’elle possédait. Si au lieu de te faire donner la datcha par le Parti tu l’achetais – on pouvait le faire, même alors –, cela voulait dire que tu n’étais pas sûr d’être assez important pour qu’on te l’offre. Ce qui comptait, c’était le statut, pas le cash. Bien sûr, il s’agissait d’un piège. Le privilège est le contraire de la liberté, une forme d’esclavage plutôt.


C’est curieux comme les courtisans aspirent plus que tout à l’instrument de leur soumission.


Voyez-vous, l’élite soviétique, au fond, ressemblait beaucoup à la vieille noblesse tsariste. Un peu moins élégante, un peu plus instruite, mais avec le même mépris aristocratique pour l’argent, la même distance sidérale du peuple, la même propension à l’arrogance et à la violence. On n’échappe pas à son propre destin et celui des Russes est d’être gouvernés par les descendants d’Ivan le Terrible. On peut inventer tout ce qu’on voudra, la révolution prolétaire, le libéralisme effréné, le résultat est toujours le même : au sommet il y a les opritchniki, les chiens de garde du tsar.


La force de la terreur qu’instaurait Ksenia venait de son côté imprévisible. Comme les grands dictateurs de l’histoire, Ksenia savait d’instinct que rien n’inspire un plus grand effroi parmi les sujets qu’une punition aléatoire. La punition qui peut frapper à l’improviste, sans aucun motif apparent, est la seule capable de les tenir dans un état d’alerte constant. Le sujet qui sait qu’il suffit de suivre un certain nombre de règles pour être tranquille finit par mûrir un sentiment de sécurité qui peut devenir dangereux, le poussant vers la rébellion. En revanche, celui qui est tenu dans un état permanent d’incertitude est en proie à tout moment à la panique. L’idée de révolte ne l’effleure pas. Il est trop occupé à écarter les foudres qui peuvent s’abattre sur lui sans le moindre préavis. 
 
 
L’imprévu a toujours été une des grandes qualités de la vie russe, mais à cette époque elle atteignit son paroxysme. Imaginez tous ces hommes, toutes ces femmes, jeunes, pleins de vie, souvent brillants, parfois géniaux, qui pensaient être condamnés à une vie de grisaille et qui maintenant, à l’improviste, voyaient s’ouvrir devant eux les chemins du monde. Ils pouvaient devenir ce qu’ils voulaient, faire de l’argent, traverser la planète, coucher avec des mannequins. Toutes choses dont ils ne soupçonnaient même pas l’existence seulement quelques années plus tôt. Il y avait de quoi perdre la tête. D’ailleurs, beaucoup la perdirent, littéralement. Le niveau de violence était incroyable. Comme si dans la ville on avait distribué aux écoliers de maternelle, en même temps que leurs petits tabliers, un arsenal de fusils semi-automatiques. On tirait de tous côtés et pour les motifs les plus futiles. On voyait des milices privées, petites armées qui escortaient des hommes insignifiants, et on découvrait parfois que l’un d’entre eux avait sauté en l’air. Une bombe, une rafale de kalachnikov. Tout contribuait à alimenter la bulle radioactive de Moscou. Les aspirations accumulées de tout un pays, immergé depuis des décennies dans la sénescente torpeur communiste, convergeaient ici. Et au centre il n’y avait pas la culture, comme le croyaient les intellectuels convaincus d’hériter du sceptre et qui n’avaient rien hérité du tout. Au centre, il y avait la télévision. Le cœur névralgique du nouveau monde qui, avec son poids magique, courbait le temps et projetait partout le reflet phosphorescent du désir.


À un certain moment, nous avons eu l’idée d’un grand show patriotique. En demandant à notre public de nous indiquer ses héros, les personnages sur lesquels se fonde l’orgueil de la mère Russie, nous nous attendions aux grands esprits : Tolstoï, Pouchkine, Andreï Roublev, ou que sais-je, un chanteur, un acteur comme cela arriverait chez vous. Mais que nous ont donné les spectateurs, la masse informe du peuple habitué à courber le dos et baisser le regard ? Que des noms de dictateurs. Leurs héros, les fondateurs de la patrie, coïncidaient avec une liste d’autocrates sanguinaires : Ivan le Terrible, Pierre le Grand, Lénine, Staline. On a été obligés de falsifier les résultats pour faire gagner Alexandre Nevski, un guerrier au moins, pas un exterminateur. Mais celui qui a recueilli le plus de voix fut Staline. Staline, vous vous rendez compte ? C’est là que j’ai compris que la Russie ne serait jamais devenue un pays comme les autres. Non pas qu’il y ait eu un vrai doute. 
 
 
Tout le monde rivalisait pour prendre rendez-vous avec Boris le plus tard possible, parce que se retrouver au club à partir de huit heures du soir signifiait automatiquement être invité à la soirée la plus distrayante de la capitale. Cette heure passée, le travail et le plaisir se fondaient totalement et une réunion sur un projet d’affaires pouvait facilement dégénérer en orgie. Le pouvoir à Moscou est ainsi, il n’a jamais été détaché de la vie. Chez vous, les hommes qui l’exercent ne sont rien d’autre que des comptables. Personnages gris qui se lèvent tôt le matin, mangent un muesli intégral et s’enfilent dans un bureau pendant dix, douze, quatorze heures pour faire ce qu’ils ont à faire. Puis ils montent dans leurs voitures et demandent à leur chauffeur de les ramener à la maison, ou à un dîner avec autres ennuyeux ou, dans la meilleure des hypothèses, chez leur maîtresse. Fin de l’histoire. En Russie, cela serait inconcevable : nous avons une conception holistique du pouvoir.


Nous devons créer le parti de l’Unité. C’est ce qui manque. Assez de la droite, de la gauche, des communistes, des libéraux, les gens veulent retrouver un sentiment d’unité. La nostalgie qu’ils éprouvent n’est pas pour le communisme en soi, elle est pour l’ordre, le sens de la communauté, l’orgueil d’appartenir à quelque chose de vraiment grand. Les Russes ne sont pas et ne seront jamais comme les Américains. Cela ne leur suffit pas de mettre de l’argent de côté pour s’acheter un lave-vaisselle. Ils veulent faire partie de quelque chose d’unique. Ils sont prêts à se sacrifier pour ça. Nous avons le devoir de leur restituer une perspective qui aille au-delà du prochain versement mensuel pour la voiture. Ce qu’il faut, c’est l’unité. Un mouvement qui redonne de la dignité aux gens.


Au début des années quatre-vingt-dix, Gorbatchev et Eltsine avaient fait la révolution, mais le jour suivant la grande majorité des Russes s’étaient réveillés dans un monde qu’ils ne connaissaient pas, dans lequel ils ne savaient pas comment vivre. Avant l’effondrement du rêve américain et de celui de l’Europe, il y a eu l’effondrement du rêve soviétique. Chez vous, personne ne s’en est aperçu parce qu’il vous semblait impossible qu’un rêve fût fait de choses aussi pauvres et grises : une profession respectée de fonctionnaire ou de professeur, une petite Zhiguli, une datcha avec son potager, les vacances à Sotchi ou de temps en temps à Varna, avec les jambes qui trempent dans la mer Noire et la perspective d’une bonne grillade entre amis. Et pourtant ce modèle avait sa force et sa dignité. Ses héros étaient le soldat et la maîtresse d’école, le camionneur et l’infatigable ouvrier : c’est à eux qu’étaient dédiées les affiches dans les rues et les stations de métro. En peu de mois, tout cela a été balayé. Les nouveaux héros, les banquiers et les top-modèles ont imposé leur domination et les principes sur lesquels était fondée l’existence de trois cents millions d’habitants de l’URSS ont été renversés. Ils avaient grandi dans une patrie et se retrouvaient soudain dans un supermarché.
La découverte de l’argent fut l’événement le plus bouleversant de cette époque. Et puis la découverte que l’argent pouvait ne rien valoir, avec la chute de la Bourse et l’inflation à trois mille pour cent.
L’intuition de Berezovsky était correcte : le climat était en train de changer, les gens étaient fatigués et voulaient retrouver un peu d’ordre. Le problème consistait à donner une réponse à cette demande avant que quelqu’un d’autre n’y pense. 
 
 
L’imaginaire de la société russe, de quelque société que ce soit, s’articule sur deux dimensions. L’axe horizontal correspond à la proximité du quotidien, et le vertical à l’autorité. Ces dernières années, la politique russe s’est entièrement jouée sur le premier axe, l’horizontal, parce que cette dimension était presque complètement inconnue du temps de l’URSS : à partir de Gorbatchev, qui s’arrêtait pour parler avec les gens – chose que jamais aucun leader soviétique n’aurait faite –, et jusqu’à Eltsine qui, à certains moments, se présentait plutôt comme un compagnon de beuverie que comme un chef d’État.          
« Mais aujourd’hui il est clair que le pendule a commencé à bouger dans la direction contraire. L’excès d’horizontalité a porté au chaos, aux fusillades dans les rues, à la banqueroute financière de l’État, à notre humiliation sur le plan international. Si vous me pardonnez ce jeu de mots, on pourrait dire que l’excès d’horizontalité a effacé l’horizon. Pour pouvoir tracer une perspective, il est devenu à nouveau nécessaire de s’élever. Toutes les données dont nous disposons nous disent que les Russes nourrissent aujourd’hui un désir de verticalité, c’est-à-dire d’autorité. Si nous voulions recourir aux catégories de la psychanalyse, nous pourrions dire que les Russes attendent un chef qui fasse oublier le langage de la mère et se remette à imposer la langue du père.


Faites-moi confiance, Vadim Alexeïevitch, les imprévus sont toujours le fruit de l’incompétence. D’ailleurs, n’est-ce pas votre Stanislavski qui a dit que la technique ne suffit pas et que pour arriver à la création véritable il faut de l’imprévu ?


« L’arène idéale est sous nos yeux, reprit Poutine. La patrie est sous pression. Les intégristes islamiques ne se contentent plus de la Tchétchénie, ils visent à s’emparer du Daguestan puis de l’Ingouchie, de la Bachkirie et jusqu’au cœur du pays. Si nous les laissons faire, dans quelques années il ne restera plus aucune trace de la Fédération.          
— Pardonnez-moi, Vladimir Vladimirovitch, j’y réfléchirais à deux fois avant de m’engager dans ce bordel. Ces dernières années, la Tchétchénie a tué plus de carrières politiques à Moscou que d’ennemis sur le champ de bataille.          
— Parce qu’aucun de ces politiciens n’a affronté l’affaire avec assez d’énergie. Ils voulaient faire la guerre sans le dire, une guerre humaine, à l’américaine, et voyez comme cela s’est terminé. Ils se sont fait massacrer par les islamistes. Moi, je vous parle d’autre chose. Gagner le prix Nobel de la paix ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est de vaincre les séparatistes et la menace qu’ils représentent pour l’intégrité de la Fédération de Russie.          
— Je ne discute pas les raisons géopolitiques, Vladimir Vladimirovitch, je n’y entends rien. Ce que je peux vous dire, en revanche, c’est que politiquement c’est un suicide.          
— C’est là que vous faites erreur, Vadim Alexeïevitch, vous vous êtes laissé convaincre par les Occidentaux qu’une campagne électorale consiste en deux équipes d’économistes qui se disputent autour d’un dossier en PowerPoint. Ce n’est pas le cas : en Russie, le pouvoir, c’est autre chose. »


Il est clair qu’en politique guérir vaut mieux que prévenir. Si vous déjouez un attentat avant qu’il ne se produise, personne ne s’en rend compte, tandis que réagir avec force, épingler les coupables, cela, oui, produit du capital politique. 
 
 
« Nous frapperons les terroristes où qu’ils se cachent. S’ils sont dans un aéroport, nous frapperons l’aéroport, et s’ils sont aux chiottes, excusez mon langage, nous irons les tuer jusque dans les cabinets. »          
Dit ainsi, cela peut sembler banal et certes un peu vulgaire, mais vous n’avez pas idée de l’impact que cette phrase a produit sur le public. C’était la voix du commandement et du contrôle. Depuis longtemps les Russes ne l’entendaient plus, mais ils l’ont tout de suite reconnue, parce que c’était celle à laquelle étaient habitués leurs pères et leurs grands-pères. Un immense soupir de soulagement a balayé les avenues de Moscou et ses banlieues tremblantes, les forêts et les plaines infinies de la Sibérie. Au sommet, il y avait à nouveau quelqu’un capable de garantir l’ordre.          
Ce jour-là, Poutine est devenu Tsar à part entière.


Et, quant à moi, je me suis rappelé une leçon de grand-père. « Sais-tu quel est le problème ? m’avait-il demandé un jour alors que nous nous baladions dans les bois de sa campagne. L’œil humain est fait pour survivre dans la forêt. C’est pour cette raison qu’il est sensible au mouvement. N’importe quelle chose qui bouge, même à la périphérie la plus extrême de notre regard, l’œil la capte et transporte l’information au cerveau. En revanche, tu sais ce que l’on ne voit pas ? » J’avais secoué la tête. « Ce qui reste immobile, Vadia. Au milieu de tous les changements, nous ne sommes pas entraînés à distinguer les choses qui restent les mêmes. Et c’est un grand problème parce que, quand on y pense, les choses qui ne changent pas sont presque toujours les plus importantes. »          
C’est une leçon que je n’ai jamais oubliée. Aucun d’entre nous ne l’a fait. C’est pour ça que quand le Tsar parle de politique il ne donne jamais de chiffres : il parle le langage de la vie, de la mort, de l’honneur, de la patrie. Le gouvernement des hommes n’est pas une activité qui peut être laissée à une bande de lâches, trop paresseux pour faire de l’argent, trop timides pour devenir rock stars. Comptables à la recherche de gloire, homoncules qui pensent que la politique se réduit à l’administration d’un immeuble.          
Ce n’est pas du tout ça. La politique a un seul but : répondre aux terreurs de l’homme. C’est pourquoi au moment où l’État n’est plus capable de protéger les citoyens de la peur, le fondement même de son existence est remis en discussion. Quand, à l’automne 1999, la bataille du Caucase se déplace à Moscou, et que les immeubles de neuf étages commencent à s’effriter comme des châteaux de sable, le bon citoyen moscovite, déjà désorienté de son côté, voit pour la première fois face à lui le spectre de la guerre civile. L’anarchie, la dissolution, la mort. La terreur primordiale, que le démantèlement même de l’Union soviétique n’avait pas réussi à éveiller, commence à pénétrer les consciences. Qu’est-ce qui va m’arriver ?          
La verticale du pouvoir est la seule réponse satisfaisante, l’unique capable de calmer l’angoisse de l’homme exposé à la férocité du monde. Voilà pourquoi, après es bombes, son rétablissement est devenu plus que jamais la priorité du Tsar. Sortir de la logique occidentale du gadget, du débat entre bureaucrates qui confrontent des courbes statistiques pour construire un système qui satisfasse les exigences fondamentales de l’homme : telle est la mission à laquelle nous nous sommes attelés à partir de ce moment. La politique des profondeurs, jour et nuit, sans aucune interruption. 
 
 
Il n’y a rien de pire que le virus de la politique. Surtout quand il frappe ceux qui n’ont pas d’anticorps pour le tenir sous contrôle. Boris était un homme très intelligent. Mais l’intelligence ne protège de rien, même pas de la stupidité.


La pitié du bourreau consiste dans la précision de son geste.


La montée en puissance des oligarques s’était produite pendant cette sorte d’entracte féodal qui avait suivi la chute du régime soviétique. Boris et les autres étaient alors devenus les colonnes d’un système dans lequel le pouvoir du Kremlin dépendait substantiellement d’eux, de leur argent, de leurs journaux, de leur télévision. Quand ils avaient décidé de parier sur Poutine, les oligarques pensaient simplement changer de représentant, pas changer de système. Ils avaient pris l’élection du Tsar pour un simple événement, alors qu’il s’agissait du commencement d’une nouvelle époque. Une époque dans laquelle leur rôle était destiné à être revu.          
Qui connaît la Russie sait que chez nous le pouvoir est sujet à de périodiques mouvements telluriques. Avant qu’ils ne se produisent, on peut tenter d’en orienter le cours. Mais, une fois qu’ils sont survenus, tous les engrenages de la société se repositionnent en conséquence, selon une logique aussi silencieuse qu’implacable. Se rebeller contre ces mouvements est aussi vain que serait le fait de s’opposer à la rotation de la Terre autour du Soleil.          
Non seulement Berezovsky mais aussi tous les oligarques aimaient à se présenter comme les piliers de la démocratie et ils s’attendaient à ce que les gens érigent des barricades en leur défense. Mais ils surestimaient leur popularité. En revanche, nous, nous la connaissions. Relisez Aristote : le premier geste du démagogue, une fois arrivé au pouvoir, est le bannissement des oligarques. Les gens voyaient Boris et ses compagnons comme des profiteurs qui avaient accaparé l’immense patrimoine de l’Union soviétique à coups de marteau sur les dents. Et puis, une fois conquise leur montagne d’argent, ils avaient ôté leurs gilets pare-balles, enfilé leurs costumes faits sur mesure et ils avaient proclamé : plus de coups de marteau, on suit désormais le fair-play de la Chambre des lords. Au fond, il est logique que beaucoup d’entre eux se soient exilés à Londres.


La politique est un drôle de métier. Pour y faire carrière, il faut rester arrimé au territoire. Interpréter les aspirations de la femme au foyer, du cheminot, du petit commerçant. Puis, quand vous arrivez au sommet, elle vous jette sur la scène globale. Soudain, les grands de ce monde deviennent des pairs. Et ils forment déjà un cercle, parce qu’ils y sont depuis quelque temps, ils ont eu le temps de se connaître entre eux, d’apprendre les codes de base. Vous, en revanche, n’êtes qu’un débutant propulsé sur la scène pour une représentation surprise. Dans votre pays, vous pouvez être respecté ou craint, mais ici vous n’êtes que le dernier arrivé. Vous devez recommencer à zéro, tout réapprendre, à partir de la façon de marcher, d’adresser un salut. Les réunions du G8, les assemblées de l’ONU, les forums de Davos : chaque occasion a ses rituels. Vos nouveaux amis se montrent affables, chacun d’entre eux paraît désireux de vous donner un coup de main. Mais il ne faut pas se faire d’illusions. Chacun d’entre eux a un plan pour vous baiser. 
 
 
Comme je vous l’ai déjà dit, les Russes ont l’habitude des sacrifices, mais aussi du respect. Dans toute notre histoire, nos souverains ont toujours été traités comme des grands de ce monde et personne n’a jamais pu faire valoir une supériorité sur eux. Quand Roosevelt rencontrait Staline ou, au cours des décennies successives, Nixon Brejnev ou Reagan Gorbatchev, deux grandes puissances se confrontaient et personne n’aurait jamais pensé le contraire. Après la chute du Mur, tout cela est devenu plus difficile pour nous. Pourtant, les formes, le respect des formes, auraient pu nous sauver. Mais Eltsine est tombé dans le piège de la chaleur clintonienne, il était convaincu d’avoir trouvé un ami. Ou en tout cas un allié bien disposé qui l’aurait aidé à remettre la Russie debout. Il a baissé la garde. Et de poignée de main en tape dans le dos, il a glissé jusqu’à cette séquence terrible qui s’est imprimée comme une marque d’infamie dans la rétine de chaque Russe. (…)
Clinton prend brièvement la parole, puis la cède à Eltsine qui commence à haranguer la foule, visiblement pas tout à fait sobre. Pendant que la voix de notre président résonne, Clinton éclate de rire. C’est inhabituel, mais ce n’est pas grave, il arrive aussi à l’homme le plus puissant de la terre de rigoler. Le problème, c’est que Clinton ne s’arrête pas. Il ne parvient pas à s’arrêter : le vieil ours, titubant, ridicule, le fait littéralement s’esclaffer. Clinton a les larmes aux yeux, le visage écarlate, il est en plein fou rire. Cloués devant la télévision, nous les Russes l’implorons intérieurement d’arrêter. Nous connaissons Eltsine, ses habitudes, ses faiblesses. Mais c’est le président de la Fédération de Russie, que diable, l’État le plus vaste de la planète, une superpuissance nucléaire ! Rien, Clinton ne réussit plus à se contrôler. Maintenant, il chancelle lui aussi, donne de grandes tapes sur les épaules d’Eltsine qui, bien que bourré, apparaît légèrement gêné. Une nation entière, cent cinquante millions de Russes, plonge dans la honte sous le poids du fou rire du président américain.


Si les cannibales prenaient le pouvoir à Moscou, s’est épanché le Tsar pendant le vol du retour, les États-Unis les reconnaîtraient immédiatement en tant que gouvernement légitime, à condition qu’ils ne touchent pas à leurs intérêts et continuent à les traiter en patrons. Le problème, c’est qu’ils croient avoir gagné la guerre froide, tu comprends ? Alors que l’Union soviétique ne l’a pas perdue. La guerre froide s’est arrêtée parce que le peuple russe a mis fin à un régime qui l’opprimait. Nous n’avons pas été vaincus, nous nous sommes libérés d’une dictature. Ce n’est pas la même chose. Les Occidentaux ont, eux aussi, contribué à la démocratisation de l’Europe de l’Est, mais ils ne devraient pas oublier que la plus grande contribution a été donnée par les Russes. C’est nous qui avons fait tomber le mur de Berlin, pas eux qui l’ont abattu. C’est nous qui avons dissous le pacte de Varsovie, nous qui avons tendu la main vers eux en signe de paix, pas de reddition. Ce serait bien qu’ils s’en souviennent, de temps en temps. » 
 
 
« Ce qui est intéressant, c’est que les gens comme toi pensent qu’il s’agit d’un modèle à suivre. Mais en fait les Américains sont des zombies ; il n’y a pas de péché plus grand que de dilapider sa vie, Vadia. Ils ne sont même pas effleurés par l’idée que le but de l’existence humaine puisse ne pas être de vivre le plus confortablement ou le plus longtemps possible. C’est quand j’ai vu qu’Eltsine prenait ce chemin et qu’il voulait transformer la Russie en une succursale low cost de l’hospice américain que j’ai décidé de fonder le Parti national-bolchevique. Et tu sais pourquoi je l’ai appelé comme ça ? Pour vous mettre en rage, pour concentrer en un seul nom tout ce que vous considérez comme le mal, toutes les idées qui menacent le petit consommateur satisfait à quoi vous avez réduit l’homme. (...)         
Dans le Parti national-bolchevique, nous avons rassemblé des ex-staliniens et des ex-trotskistes, des homosexuels et des skinheads, des anarchistes, des punks, des artistes conceptuels et des fanatiques religieux, des bouddhistes et des orthodoxes. Quand nous avons organisé notre premier congrès, le plus compliqué a été de les disposer dans la salle de façon qu’ils ne se fracassent pas le crâne à tour de rôle. Quand j’y repense, je ne sais toujours pas comment nous avons fait... (...)        
Ce n’est pas l’idéologie qui les tient ensemble, Vadia, c’est le style de vie. Tu crois que le programme les intéresse le moins du monde ? Ce que ces jeunes veulent, c’est fuir la banalité, l’ennui. C’est une étincelle d’héroïsme en chacun d’eux qui n’attend que d’être nourrie. La Troisième Rome, la Russie impériale, Stalingrad, peu importe ! L’essentiel est de faire appel à quelque chose de grand. S’il veut rester en vie, chaque peuple doit croire que ce n’est qu’en lui que réside le salut du monde, qu’il vit pour se tenir à la tête des autres nations ! Les Occidentaux veulent nous voir à genoux. Ils ont adoré Gorbatchev et Eltsine. Ils feront semblant de vous adorer, vous aussi, Vadia, tant que vous maintiendrez un comportement de valet. Et en attendant ils emporteront les derniers restes. »


Rien n’est plus difficile que de prendre une décision, mais une fois qu’elle est prise, il faut tout oublier, excepté ce qui peut la faire aboutir.


Khodorkovski fut arrêté à l’aube, dès que son jet toucha la piste de la ville sibérienne où il était allé conclure je ne sais quelle affaire. Les images du milliardaire menotté, escorté par des soldats des troupes spéciales, firent le tour du monde. Et eurent pour effet immédiat de rappeler que l’argent ne protège pas de tout. Pour vous, Occidentaux, c’est un tabou absolu. Un homme politique arrêté, pourquoi pas, mais un milliardaire, ce serait inimaginable, parce que votre société est fondée sur le principe qu’il n’existe rien de supérieur à l’argent. Ce qui est amusant, c’est que vous continuez à appeler les nôtres des « oligarques », tandis que les vrais oligarques n’existent qu’en Occident. C’est là que les milliardaires sont au-dessus des lois et du peuple, qu’ils achètent ceux qui gouvernent et écrivent les lois à leur place. Chez vous, l’image d’un Bill Gates, d’un Murdoch ou d’un Zuckerberg menotté est totalement inconcevable. En Russie, au contraire, un milliardaire est tout à fait libre de dépenser son argent, mais pas de peser sur le pouvoir politique. La volonté du peuple russe – et celle du Tsar, qui en est l’incarnation – prévaut sur l’intérêt privé quel qu’il soit. 
 
 
À six semaines du vote, l’arrestation de Khodorkovski est devenue le manifeste de la non-campagne du Tsar pour les élections de cette année-là. Je me suis limité à transformer la chute de Mikhaïl en un format télévisuel à succès. Cela n’a pas été difficile, car la tête d’un puissant qui roule sur le sol a toujours été l’un des spectacles les plus affectionnés des masses. La mise à mort d’un important console la multitude de sa médiocrité. Je n’ai peut-être pas tellement réussi, se dit l’homme de la rue, mais au moins je ne me retrouve pas au sommet de la potence. À chaque époque, les exécutions publiques ont été un divertissement apprécié. (...)
Disons-le franchement : il n’y a pas de dictateur plus sanguinaire que le peuple ; seule la main sévère mais juste du chef peut en tempérer la fureur.


Le moteur primordial dont il faut tenir compte reste la colère. Vous, les Occidentaux bien-pensants, croyez qu’elle peut être absorbée. Que la croissance économique, le progrès de la technologie et, que sais-je, les livraisons à domicile et le tourisme de masse feront disparaître la rage du peuple, la sourde et sacro-sainte colère du peuple qui plonge ses racines dans l’origine même de l’humanité. Ce n’est pas vrai : il y aura toujours des déçus, des frustrés, des perdants, à chaque époque et sous n’importe quel régime. Staline avait compris que la rage est une donnée structurelle. Selon les périodes, elle diminue ou elle augmente, mais elle ne disparaît jamais. C’est un des courants de fond qui régissent la société. La question alors n’est pas d’essayer de la combattre, mais seulement de la gérer : pour qu’elle ne sorte pas de son lit en détruisant tout sur son passage, il faut prévoir constamment des canaux d’évacuation. Des situations dans lesquelles la rage puisse avoir libre cours sans mettre le système en péril. Réprimer la dissidence est grossier. Gérer le flux de la rage en évitant qu’elle s’accumule est plus compliqué, mais beaucoup plus efficace. 


Si vous en avez une fois l’occasion, essayez d’observer les lions et les singes au zoo. Quand ils jouent, cela veut dire que les hiérarchies sont claires et que le chef contrôle le tout. Sinon, ils sont chacun dans leur coin, inquiets et apeurés. En rétablissant la verticale du pouvoir, Poutine a donné le la au bal des courtisans : un exercice de dextérité dont les règles remontent à la nuit des temps et dont le rythme est déterminé par les mouvements ascendants et descendants des participants. Il y a ceux qui occupent un bureau proche de celui du Tsar et ceux qui sont sur sa ligne de téléphone directe. Il y a ceux qui l’accompagnent en mission à l’étranger et ceux qui vont en vacances à Sotchi. Il y a ceux qui obtiennent un strapontin au gouvernement et ceux qui ne sont pas renouvelés à la tête d’une entreprise publique. Aucun indice, aussi petit soit-il, ne peut être négligé : le plan de table à un dîner de gala, le temps d’attente dans l’antichambre du président, le nombre d’agents de sécurité. Le pouvoir est fait de minuties. Rien n’échappe à l’intérêt obsessif du courtisan parce qu’il sait que l’essence de la hiérarchie réside dans le détail. Et que même une minuscule perte de contrôle peut ouvrir une fissure dans l’édifice. 


Vous connaissez le ruban des cotations boursières, celui qui défile en permanence sur les murs des salles des marchés ? C’est à ça que ressemble la Cour. Seulement, au lieu de figurer sur les écrans, les cotations défilent sur le front et les lèvres des courtisans. Chaque dîner, chaque conversation devient un relevé de Bourse : qui monte, qui descend, chaque joueur un tant soit peu sérieux sait que le Kremlin ne rend pas heureux, mais rend impossible de l’être ailleurs. 
 
 
« Je me souviens des clochards, quand j’étais gosse à Leningrad. Tu sais, les enfants du quartier leur donnaient des coups de pied. Et plus ils criaient, plus ils les frappaient. Juste comme ça, pour s’amuser. Tous sauf un. Ce n’était pas le plus grand, il était assez mal en point, je crois qu’il s’appelait Stepan. Tu sais ce qu’il avait de différent ? Il était fou, complètement imprévisible. Tu t’approchais de lui, juste pour lui dire bonjour, et il était capable de te casser une bouteille sur la tête, comme ça, sans aucune raison. On racontait des tas d’histoires étranges sur lui, les gens disaient qu’il avait des pouvoirs, qu’il avait fait disparaître des personnes. On le voyait de loin et quand il commençait à sourire il nous faisait encore plus peur que quand il hurlait. On partait à toutes jambes, les costauds du quartier changeaient de rue pour ne pas tomber sur Stiva le fou. La seule arme qu’a un pauvre pour conserver sa dignité est d’instiller la peur.          
— Le problème, président, c’est que pour faire peur à nos adversaires, nous risquons aussi de faire peur aux marchés. Et on ne peut pas se le permettre. »          
Poutine eut un frémissement et, pour la première fois depuis que je le connaissais, j’aperçus un éclair de haine dans son regard.          
« Mets-toi une chose en tête, Vadia, les marchands n’ont jamais dirigé la Russie. Et tu sais pourquoi ? Parce qu’ils ne sont pas capables d’assurer les deux choses que les Russes demandent à l’État : l’ordre à l’intérieur et la puissance à l’extérieur. Seulement deux fois, pour deux brèves périodes, les marchands ont gouverné notre pays : quelques mois après la révolution de 1917, avant l’avènement des bolcheviques, et quelques années après la chute du Mur, pendant la période d’Eltsine. Et quel a été le résultat ? Le chaos. L’explosion de la violence, la loi de la jungle, les loups qui sortent des forêts et entrent dans les villes pour dévorer la population sans défense. »


« Nous devons retrouver notre souveraineté. Et, Vadia, le seul moyen que nous ayons, c’est de mobiliser toutes les ressources que nous possédons. Notre PIB est celui de la Finlande ? Peut-être. Mais nous, nous ne sommes pas la Finlande : nous sommes la plus grande nation qui existe sur terre. La plus riche, aussi. Seulement, nous avons permis à notre richesse, à la richesse collective qui revient de droit au peuple russe, d’être volée par une bande de malfaiteurs. Ces dernières années, la Russie a créé une aristocratie offshore, des gens qui accaparent nos ressources mais ont le cœur et le portefeuille ailleurs. Nous reprendrons le contrôle des sources de richesse de notre pays, Vadia : le gaz, le pétrole, les forêts, les mines, et nous mettrons cette richesse au service des intérêts et de la grandeur du peuple russe, non pas de quelque gangster avec villa sur la Costa del Sol.          
« Il n’y a pas que l’économie. Regarde l’armée. Eltsine ne savait pas quoi faire de l’armée. Il la craignait un peu, il la méprisait un peu, il a évité ainsi de s’en occuper, il l’a laissée pourrir loin des projecteurs de la nouvelle Russie, des boutiques et des gratte-ciel. C’est ainsi que nous sommes devenus une espèce de pays sud-américain, avec des généraux qui jouent aux gangsters ou entrent en politique, des soldats qui crèvent de faim et se vendent en échange d’un paquet de cigarettes. Maintenant, nous sommes en train de remettre l’armée dans la verticale du pouvoir, ainsi que les services de sécurité. La force a toujours été le cœur de l’État russe, sa raison d’être. Notre devoir n’est pas uniquement de restaurer la verticale du pouvoir. Nous devons créer une nouvelle élite de patriotes, prêts à tout pour défendre l’indépendance de la Russie. »


Tous les chefs demandent plus que toute autre chose de la loyauté, mais nombreux sont ceux qui commettent l’erreur de la chercher parmi les médiocres et les faibles. Grave erreur : ce sont toujours les premiers à trahir. Les faibles ne peuvent pas se permettre le luxe de la sincérité. Ni celui de la fidélité. Le Tsar sait que la loyauté est un trait de ceux qui peuvent la cultiver ; les forts, ceux qui sont suffisamment sûrs d’eux-mêmes pour l’alimenter. Cela dit, il est évident que, par rapport à d’autres endroits, la lutte pour le pouvoir en Russie est encore un processus sauvage et fantaisiste : tout peut arriver à n’importe quel moment. Les règles sont féroces parce que la mise en jeu est elle-même féroce. 
 
 
Je savais d’expérience que l’essentiel lors d’une agression verbale est de ne pas changer de posture corporelle, de rester impassible tout en préparant la contre-attaque. 


(...) la situation en Ukraine a dégénéré. Soutenus par les Américains, les rebelles ont refusé de reconnaître le résultat des élections, occupant la place principale de Kiev avec leurs chants, leurs rubans orange, leurs joyeux slogans pro-occidentaux. Soudain, des commissions d’observateurs internationaux, des délégations du Congrès américain, des missions diplomatiques de l’Union européenne se sont matérialisées du néant : toutes concordaient pour juger illégitime le résultat des élections gagnées par le candidat pro-russe. On venait à peine de voter en Afghanistan, en Irak, avec les bombes qui explosaient dans les rues et les troupes américaines qui occupaient les bureaux de vote – là-bas, clairement, aucun problème, tout était régulier. Mais pas en Ukraine, bien sûr que non. Il fallait revoter parce que le résultat n’était pas le bon. Alors, le gouvernement ukrainien a été obligé de convoquer de nouvelles élections et, cette fois, le candidat pro-américain a gagné, celui qui voulait faire entrer l’Ukraine à l’Otan. L’Ukraine – la patrie de Khrouchtchev et de Brejnev, le siège de notre flotte militaire – à l’Otan !          
Ils l’avaient appelée la « révolution orange ». Révolution, oui ! C’était l’assaut final à ce qui restait de la puissance russe. L’année précédente, cela avait été la Géorgie. Là-bas, ils l’avaient baptisée la « révolution des roses » ! Et dans ce cas aussi, le résultat de cette poétique révolution, faite de jolies filles et de nobles idéaux, avait consisté à porter au pouvoir un espion de la CIA. Il n’y avait pas besoin d’une boule cristal pour imaginer l’étape suivante : la Russie. Une belle révolution colorée à Moscou, un nouveau président, avec un master de Yale en poche, et le triomphe des États-Unis aurait été complet. Le jeune Bush aurait pu se produire dans une de ces mascarades qui lui plaisaient tellement. « Mission accomplished », et cette fois directement sur la place Rouge.


« Une révolution vient du bas, pour donner le pouvoir au peuple. En Ukraine, ç’a été un coup d’État. Et tu sais qui a pris le pouvoir ? (...) Les Américains, Alexandre. La révolution orange n’est pas née sur la place Maïdan, elle est née à Langley, en Virginie. Mais il faut admettre que, par rapport au passé, ils ont bien fait les choses à la CIA. Dans le temps, ils payaient les généraux. Un coup d’État militaire balancé au bon moment et l’affaire était dans le sac. Ils ont agi comme ça pendant des années et ça marchait très bien. Mais aujourd’hui c’est devenu plus compliqué, il y a Internet, les portables, les caméras. Alors, tu sais ce qu’ils ont fait ? Ils ont changé de méthode. En fait, ils l’ont inversée : au lieu de partir du haut, ils ont décidé de partir du bas. C’est le pouvoir qui épouse le contre-pouvoir. Ils ont étudié les techniques de leurs ennemis. Les guérillas, les pacifistes, les mouvements de jeunes. Et ils ont compris comment ça fonctionnait. »          
Ou du moins, c’était ce dont le Tsar était intimement persuadé.          
« Regarde l’Ukraine, Alexandre. Ils ont créé une organisation de jeunes, ils ont organisé des concerts sur la place Maïdan, ils ont monté une ONG pour surveiller les élections, comme ils disent, des médias qu’ils appellent indépendants, contrôlés, comme par hasard, par les oligarques les plus antirusses qui soient. Même le ruban orange. Je parie qu’ils ont fait un sondage pour choisir la couleur. Tout est calculé, comme le lancement d’une nouvelle lessive. Ou plutôt d’une boisson pour adolescents. Parce que l’ingrédient principal est l’énergie, la frustration des jeunes, leur désir de changer le monde. Les Américains l’ont compris et en tirent profit. 
 
 
J’ai compris alors que la vraie liberté naît du conformisme. C’est uniquement si tu maintiens les apparences que tu peux faire ce que tu veux.


« Comment fais-tu quand tu veux casser un fil de fer ? D’abord, tu le tords dans un sens, puis dans l’autre. C’est ce que nous ferons, Evgueni. Au fur et à mesure que vous construirez votre réseau, vous vous rendrez compte qu’il y a des thèmes auxquels les gens tiennent plus que tout. Je ne sais pas lesquels. Ce sont les clics qui te le diront, Evgueni. Peut-être qu’il y a quelqu’un qui est contre les vaccins, un autre contre les chasseurs ou les écologistes ou les Noirs, ou les Blancs. Peu importe. L’essentiel est que chacun ait quelque chose qui lui tienne à cœur et quelqu’un qui le fasse enrager.          
« Nous ne devons convertir personne, Evgueni, juste découvrir ce en quoi ils croient et les convaincre encore plus, tu comprends ? Donner des nouvelles, de vrais ou de faux arguments, cela n’a pas d’importance. Les faire enrager. Tous. Toujours plus. Les défenseurs des animaux d’un côté et les chasseurs de l’autre. Ceux du Black Power d’un côté et les suprémacistes blancs de l’autre. Les activistes gay et les néonazis. Nous n’avons pas de préférence, Evgueni. Notre seule ligne, c’est le fil de fer. Nous le tordons d’un côté et nous le tordons de l’autre. Jusqu’à ce qu’il se casse. »      
 
     
Que nous poussions nos sympathisants et les groupes anti-américains, ils s’y attendent, n’est-ce pas ? Mais que feront-ils quand ils se rendront compte que nous poussons également leurs adversaires ? Les patriotes du second amendement qui veulent porter leur fusil automatique même aux chiottes. Les végans qui boiraient la ciguë plutôt qu’un verre de lait. Les jeunes qui veulent sauver le monde de la catastrophe écologique. Moi, je te le dis. Ils deviendront fous, ils n’y comprendront plus rien. Ils ne sauront plus qui ni quoi croire ! La seule chose qu’ils comprendront est que nous sommes rentrés dans leur cerveau et que nous jouons avec leurs circuits neuronaux comme si c’était une de tes machines à sous ! »  (...)       
« C’est pourquoi la fonction principale de cet endroit est justement d’être découvert, Evgueni. De se faire prendre. Crois-tu vraiment qu’une centaine de gosses dans un lieu comme celui-ci puissent changer l’histoire ? Bien sûr que non, Evgueni, aussi bons soient-ils, cela n’arrivera pas. Eux se limiteront à chevaucher le chaos, peut-être réussiront-ils à l’augmenter un peu, mais la rage qu’ils utiliseront pour le faire est déjà présente et l’algorithme qui la gouverne, ce sont les Américains qui l’ont créé, pas les Russes. Dans tout cela, nous serons tout au plus la mouche du coche. Mais nous nous ferons prendre en flagrant délit ! Ainsi, partout, nos premiers propagandistes deviendront ceux qui nous accuseront de comploter contre la démocratie, en Europe et aux États-Unis. Ce sont eux qui vont construire le mythe de notre puissance. Nous, nous ne devrons pas faire autre chose que de nous comporter de façon suspecte et de formuler quelques démentis peu plausibles. Cela suffira pour confirmer leurs pires cauchemars : “Les Russes sont les patrons secrets du nouveau monde !” À son tour, cette fantaisie nocturne augmentera le chaos. Et ainsi notre puissance passera de la légende à la réalité. C’est ce qui est bien en politique, Evgueni, tu sais : tout ce qui fait croire à la force l’augmente véritablement. »
 
 
La première règle du pouvoir est de persévérer dans les erreurs, de ne pas montrer la plus petite fissure dans le mur de l’autorité. Mobutu le savait parce qu’il venait d’une terre où le chef était tué s’il chutait simplement de cheval. Et il était étranglé s’il tombait malade. Le chef se doit d’être fort s’il veut être en mesure de protéger sa tribu. Au moment où il fait montre de faiblesse il est abattu et remplacé par un autre. C’est la même chose partout. Mais, selon où il se trouve, le chef déposé peut être empalé vivant ou expédié à l’autre bout du monde pour faire des conférences à cent mille dollars.


Notre génération avait assisté à l’humiliation des pères. Des gens sérieux, consciencieux, qui avaient travaillé dur toute leur vie et qui s’étaient retrouvés, les dernières années, perdus comme un Aborigène australien qui essaye de traverser l’autoroute. Cela valait pour les enfants de la nomenklatura comme pour tous les autres. Nous avions vu nos parents, des hommes forts, nos points de référence, errer, les yeux écarquillés, incrédules face à l’effondrement de tout ce en quoi ils avaient cru. Nous les avions vus raillés, mortifiés pour avoir simplement fait leur devoir. D’ailleurs, c’est nous qui les avions raillés et mortifiés. Nous avions tous, je pense, été frappés à mort par cette scène. Nous l’avions produite et nous en avions été frappés. Personne n’avait pu, par la suite, maintenir une conscience intacte. Il s’agissait à présent de leur rendre justice. À eux et à leurs pères, qu’ils avaient eux aussi humiliés, parce que la Russie est éternellement condamnée à recommencer.


Les chefs de la milice locale ne comprennent pas, ils se donnent encore des objectifs naïfs comme la victoire. Mais tu n’es pas aussi stupide, Alexandre. Tu comprends que la guerre est un processus, dont les buts vont bien au-delà du succès militaire. Au contraire, il est nécessaire que notre succès ne soit jamais complet, la conquête jamais définitive. Que veux-tu que la Russie fasse avec deux régions de plus ? On a repris la Crimée parce qu’elle était à nous, mais ici le but est différent. Ici notre objectif n’est pas la conquête, c’est le chaos. Tout le monde doit voir que la révolution orange a précipité l’Ukraine dans l’anarchie. Quand on commet l’erreur de se confier aux Occidentaux, cela finit ainsi : ceux-ci te laissent tomber à la première difficulté et tu restes tout seul face à un pays détruit. » (…)
« Cette guerre ne se combat pas dans la réalité, Alexandre, elle se combat dans la tête des gens. L’importance de vos actions sur le champ de bataille ne se mesure pas aux villes que vous prenez, elle se mesure aux cerveaux que vous conquérez. Pas ici. À Moscou, à Kiev, à Berlin. Pense à nos compatriotes russes qui, grâce à vous, retrouvent le sens héroïque de la vie, de la lutte entre le bien et le mal et qui admirent le Tsar, qui défend nos valeurs contre les nazis ukrainiens et la décadence des Occidentaux. Nos jeunes n’ont pas connu le chaos des années quatre-vingt-dix, quelqu’un devait leur rappeler que Poutine incarne la stabilité et la grandeur de la mère patrie. Ensuite, pense aux Ukrainiens qui, grâce à vous, comprennent l’erreur qu’ils ont commise : ils espéraient que la révolution orange les amène en Europe et en fait elle les a ramenés au Moyen Âge, à l’anarchie et à la violence sans fin. Et pense aux Occidentaux qui, grâce à vous, se sont remis à respecter, et jusqu’à craindre, la Russie. Ils avaient cru à la fin de l’histoire, ils mesurent maintenant la dimension de leur erreur. Nous, nous n’avons pas oublié ce que ça signifie d’être des hommes, de lutter, d’être prêts à mourir. Nous n’avons pas peur de nous salir les mains. Il y a une belle différence entre vivre et chercher à ne pas mourir. Eux l’ont oublié, mais pas nous. Nous sommes ici pour le leur rappeler, Alexandre.


La confiance d’un prince n’est pas un privilège, mais une condamnation : celui qui révèle son secret à quelqu’un en devient l’esclave, et les princes ne supportent pas l’esclavage. Vouloir briser le miroir qui nous renvoie notre propre image est une pratique courante. De plus, le prince peut rétribuer les menues faveurs, mais quand elles deviennent trop grandes et qu’il ne sait plus comment les récompenser, surgit en lui la tentation de résoudre le problème en éliminant la cause.


Dans chaque révolution, il y a un moment décisif : l’instant où la troupe se rebelle contre le régime et refuse de tirer. C’est le cauchemar de Poutine, comme de tous les tsars qui l’ont précédé. Le risque que la troupe, au lieu de tirer sur la foule, se solidarise avec elle est l’éternelle menace qui pèse sur tout pouvoir. C’est pour cette raison que quand les étudiants commencent à occuper la place Tian’anmen, le vieux sage Deng Xiaoping ne réagit pas tout de suite. Il sait qu’il est au bord du gouffre. Il ne veut pas risquer de donner ses troupes en pâture aux séditieux, avec leurs slogans, leurs chants, et les jolies filles qui sourient aux militaires. Il préfère attendre, et faire arriver de loin des soldats qui ne parlent pas le mandarin, de façon qu’ils ne puissent pas se solidariser avec les manifestants ; c’est pour cela qu’ils mettent quelques jours à arriver, mais quand ils arrivent, ils sont implacables.
Imaginons maintenant que le pouvoir n’ait plus besoin de la collaboration humaine. Que sa sécurité – et sa force – soit garantie par des instruments qui n’ont pas la possibilité de se révolter contre lui. Une armée de capteurs, de drones, de robots capables de frapper à n’importe quel moment, sans la moindre hésitation. Ce serait, finalement, le pouvoir dans sa forme absolue. Tant qu’il se fondait sur la collaboration d’hommes en chair et en os, tout pouvoir, aussi dur fût-il, devait compter sur leur consentement. Mais quand il sera fondé sur des machines qui maintiennent l’ordre et la discipline, il n’y aura plus aucun frein. 
 
     
Il faudrait toujours regarder l’origine des choses. Toutes les technologies qui ont fait irruption dans nos vies ces dernières années ont une origine militaire. Les ordinateurs ont été développés pendant la Deuxième Guerre mondiale pour déchiffrer les codes ennemis. Internet comme moyen de communication en cas de guerre nucléaire, le GPS pour localiser les unités de combat, et ainsi de suite. Ce sont toutes des technologies de contrôle conçues pour asservir, pas pour rendre libre. Seule une bande de Californiens défoncés au LSD pouvait être assez débile pour imaginer qu’un instrument inventé par des militaires se transformerait en outil d’émancipation. Et ils ont été nombreux à le croire.      
Mais c’est clair maintenant, n’est-ce pas ? Vous le voyez vous-même. La vérité, c’est que la technologie militaire qui nous entoure a créé les conditions pour l’émergence d’une mobilisation totale. Désormais, où que nous nous trouvions, nous pouvons être identifiés, rappelés à l’ordre, neutralisés si nécessaire. L’individu solitaire, le libre arbitre, la démocratie sont devenus obsolètes : la multiplication des données a fait de l’humanité un seul système nerveux, un mécanisme fait de configurations standards prévisible comme une nuée d’oiseaux ou un banc de poissons.   
 
 
Le KGB avait projeté, dans les années cinquante, un système pour ficher toutes les relations de chaque citoyen soviétique. La vertushka de mon père en était le symbole. Mais Facebook est allé beaucoup plus loin. Les Californiens ont dépassé tous les rêves des vieux bureaucrates soviétiques. Il n’y a pas de limites à la surveillance qu’ils ont réussi à instaurer. Grâce à eux, tout moment de notre existence est devenu une source d’informations.      
Les nazis disaient que l’unique personne qui fût encore un individu privé en Allemagne était celle qui dormait, mais les Californiens les ont dépassés eux aussi. Les flux physiologiques des personnes, y compris leur sommeil, ne possèdent plus de secrets pour eux. Ils ont été convertis en chiffres ; jusqu’à aujourd’hui pour générer du profit, à partir de demain pour exercer le contrôle le plus implacable que l’homme ait jamais connu.     
 
 
Quand le prochain virus sortira d’un marché ou d’un laboratoire, quand Seattle, Hambourg ou Yokohama seront rasés par une bombe atomique sale ou par une attaque bactériologique, quand un simple petit garçon en proie au mal de vivre, au lieu d’ouvrir le feu sur sa classe, sera capable d’anéantir une ville, l’humanité entière ne demandera plus qu’une chose : être protégée. La sécurité, à n’importe quel prix. Dès aujourd’hui, la variation est devenue suspecte, bientôt le plus infime écart par rapport à la norme deviendra un ennemi à abattre à tout prix. Et l’infrastructure sera déjà en place. Commerciale jusque-là, la mobilisation deviendra politique et militaire. L’ensemble des instruments à notre disposition devra être employé à combattre l’apocalypse ; face à la terreur, tout le reste sera toujours tolérable.
Ce jour-là, le monde sera prêt pour l’avènement du Bienfaiteur de Zamiatine : celui qui veillera à ce que plus rien n’arrive. La machine aura rendu possible le pouvoir dans sa forme absolue. Un seul homme pourra alors dominer l’humanité entière. Et ce sera un individu quelconque, sans talent particulier, parce que le pouvoir ne résidera plus dans l’homme mais dans la machine, et un homme, choisi au hasard, pourra la faire fonctionner.      
Son règne ne sera pas un règne long. Au fond, comme disait notre Brodsky, le dictateur n’est qu’une version ancienne de l’ordinateur. Dans un monde gouverné par les robots, il ne s’agit que d’une question de temps avant que le sommet même ne soit remplacé par un robot.     
 

Nous avons cru longtemps que les machines étaient l’instrument de l’homme, mais il est clair aujourd’hui que ce sont les hommes qui ont été l’instrument de l’avènement de la machine. La transition se fera doucement : les machines n’imposeront pas leur domination sur l’homme, mais elles entreront dans l’homme, comme une pulsion, une aspiration intime. Dès à présent, la perfection de la machine est devenue l’idéal de milliards d’hommes qui se battent pour se fondre toujours plus dans le flux de la technologie.      
L’histoire humaine se termine avec nous. Avec vous, avec moi et peut-être avec nos enfants. Après, il y aura encore quelque chose, mais ce ne sera plus l’humanité. Les êtres qui viendront après nous, s’il y en a, auront des idées et des préoccupations différentes de celles qui ont occupé les hommes jusqu’à aujourd’hui.      
Nous aurons été la parenthèse qui a rendu possible la descente de Dieu dans le monde. Seulement, Dieu, au lieu de se présenter sous la forme improbable d’une entité désincarnée, ne sera qu’un gigantesque organisme artificiel, créé par l’homme mais capable, à partir d’un certain moment, de le transcender pour réaliser la prophétie d’un temps sans péché et sans douleur.  

 

 

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