samedi 13 mars 2021

Interview d'Angélique Villeneuve à propos de son roman La belle lumière

 

                                                             Crédit F. Blitz

 

Bonjour Angélique Villeneuve.
Vous êtes l’auteur de nombreux romans, ouvrages pour la jeunesse et livres de gastronomie. Pouvez-vous décrire en quelques mots votre parcours et ce qui vous a menée à l’écriture ?

J’écris depuis toujours, et je lis beaucoup. Puisque bien sûr, il faut lire et lire encore, et admirer, si l’on veut écrire.

J’ai publié mon premier roman il y a vingt ans exactement, La Belle lumière est le huitième. (Déjà ! Je n’en reviens pas.). Écrire pour les enfants, des albums essentiellement, est venu après, et c’est un plaisir immense aussi, un vrai travail de langage et de construction. Je n’ai pas d’autre métier, je ne fais que ça et, comme je dis souvent aux enfants lorsque je fais des ateliers en classe, c’est le plus beau métier du monde. Il ne rend pas très riche, mais il rend tellement riche !


Votre dernier roman La belle lumière investigue l’histoire de la célèbre Helen Keller du point de vue de sa mère Kate. Qu’est-ce qui vous a intéressée dans ces personnages, et surtout, pourquoi avoir choisi cet angle inédit pour les approcher ?

Il y a des gens qui ne connaissent pas Helen Keller, bien sûr, et j’espère qu’ils seront nombreux à la découvrir dans La Belle Lumière, mais ceux qui ont déjà croisé sa route, souvent dans l’enfance à travers le livre de Lorena Hickok, ou bien, comme moi, le film d’Arthur Penn, Miracle en Alabama, l’ont gardée en eux. On ne peut pas vraiment oublier l’enfant dépenaillée, aveugle et sourde, qui griffe et se débat pour ne pas plier sa serviette. Et ses doigts sous l’eau de la pompe. La silhouette enragée d’Helen frémit toujours dans leurs mémoires.

Si j’ai pris pour héroïne sa mère plutôt qu’Helen elle-même, c’est parce que c’est toujours ça qui m’intéresse. Les femmes qui sont autour. Pas dans la lumière, souvent trop crue, et mille fois fouillée, mais dans la pénombre autour de ceux ou celles qu’on regarde. Certes, Helen ne voit pas, mais elle a été tellement regardée !

Esquisser le portrait de sa mère, délaissée par les chroniqueurs, me passionnait. D’abord parce que personne n’avait jamais rien écrit sur Kate, quand il y a tant de biographies, de romans sur sa fille ou sur Ann Sullivan, la jeune professeure venue de Boston pour sauver leur famille. Sur la mère, rien. Ni en anglais ni dans aucune autre langue. Rien non plus sur le père, d’ailleurs. Mais j’aime toujours autant m’attacher aux histoires des femmes…

Il y a, en toute logique, peu d’archives sur Kate. Quelques photos d’une femme au regard bleu, des notes sur sa passion des roses et de la littérature. Des lettres. Et l’histoire de sa fille, qui éblouit tout. Je me suis demandé avec une grande intensité comment une mère, somme toute ordinaire, corsetée par son époque et son milieu, avait pu vivre cette histoire. Comment son corps l’avait vécue. Et me suis interrogée, plus largement, sur la destinée des femmes blanches de la classe moyenne supérieure, entourées de domestiques noirs à peine sortis de l’esclavage, dans ce grand Sud de poussière. Qu’y avait-il pour elles au-delà de la maternité ? 


Vous mettez l’accent sur le mot « lumière » dans le titre. Finalement tout votre livre n’est-il pas un jeu entre l’ombre et la lumière, puisque vous fouillez la périphérie méconnue de cette célèbre histoire ?

C’est tout à fait ça. Un jeu d’ombre, de lumière, et de lisières. La lumière est ce à quoi j’aspire, depuis le début, dans mon écriture. Et nous tous, me semble-t-il, sommes des aveugles à sa recherche. Pas n’importe laquelle. La belle. Celle qui finit par couler jusqu’à l’intérieur de nous. C’est celle qui porte Kate en tout cas, celle que de toutes ses forces, parfois maladroitement, elle veut insuffler à sa fille.

Le terme désigne bien sûr le savoir auquel Helen va avoir accès enfin, mais aussi, et tout simplement, la lumière au sens littéral. Il se trouve que j’ai perdu un fils il y a quelques années et ce que je veux, chaque jour, continuer à lui donner, et donc à ressentir très intensément, c’est la beauté du monde : la lumière du soir, par exemple, si jaune, si belle. Et Kate, l’ai-je imaginé, est comme moi. Elle veut le beau pour sa fille quand celle-ci peine à l’atteindre.


Avant de redonner vie à Kate au travers de ce que l’on connaît du parcours de sa fille, vous vous êtes imprégnée des faits historiques, des écrits qui nous sont parvenus, du contexte de l’Amérique de l’époque, au point que, dans votre livre, l’ambiance et le paysage comptent autant que les personnages qui y vivent. Pouvez-vous nous parler de ce travail de documentation ?

Mais oui ! Le pays, le paysage, et je suis heureuse que vous l’ayez lu ainsi, sont des personnages du livre. C’est tout le travail d’incarnation, qui est passionnant (en tout cas pour moi !)

Avant d’écrire, j’ai fait des recherches pendant une année entière. Le problème était de ne pas se laisser engloutir par la masse documentaire…

Il existe très peu de choses en français, (même si le premier livre écrit par Helen alors qu’elle a une vingtaine d’années est traduit), mais en anglais, il y a pas mal d’ouvrages écrits plus tard, des biographies, ainsi que quelques petits morceaux de films. La mine vint surtout des archives, immenses et numérisées par l’Institution Perkins des Aveugles à Boston. C’est là qu’enfant, Helen fut élève, loin de sa famille mais toujours suivie par Ann Sullivan. J’y ai trouvé des centaines de milliers de documents, des lettres, des comptes-rendus, des photos… C’était prodigieux et affolant à la fois. Comme Helen, finalement.

Je me retrouvais face à des milliers de tiroirs, quand j’en ouvrais un c’était une dizaine qui apparaissait devant moi.

Alors j’ai lu, écouté, regardé, j’ai même appris un peu des rudiments de la dactylologie, l’alphabet manuel qu’Ann Sullivan utilise pour apprendre à son élève qu’un mot existe. J’ai examiné ce qu’on mangeait dans le sud des États-Unis à l’époque, comment on cuisinait (Kate faisait son lard elle-même, elle vivait presque en autarcie, je ne suis pas allée jusque-là, mais j’ai quand même fait chez moi des pickles de tomates vertes selon une recette de l’Alabama des années 1880), comment on cultivait les roses et quelles variétés étaient disponibles en ce temps. J’ai lu des livres et des articles sur les Noirs qu’on brûlait et pendait sans autre forme de procès dans leur petite ville et aux alentours, des témoignages d’anciens esclaves, j’ai épluché les recensements, déchiffré des centaines de lettres, me suis promenée sur google earth. J’ai établi des arbres généalogiques, retrouvé des tombeaux. Pour finir, je me retrouvais à la tête de plus de huit cents pages de notes manuscrites. Il a fallu défricher.

Alors, je me suis lancée dans l’écriture du roman. Dans le corps de Kate. C’était un moment formidable.


Au-delà de Kate et d’Helen, votre livre aborde la question des préjugés et du non-respect des différences, qu’il s’agisse de la peur du handicap ou du racisme. Qu’est qui vous touche et vous émeut sur ces sujets ?

Je l’ai dit je crois, j’ai besoin et envie d’écrire sur ceux qu’on ne voit ni n’entend.
Peut-être pour me sentir un tout petit peu utile…


Qu’aimeriez-vous que vos lecteurs retiennent en particulier de votre livre ?

L’amour et la lumière, par exemple ? Ça, ce serait drôlement bien.

 
Et qu’auriez-vous aimé que Kate pense de votre livre ?

À côté de moi, à l’instant où je réponds à vos questions, dans le calme de mon bureau, la photo de Kate Keller est scotchée sur mon mur. Ça fait maintenant quelques années, depuis le début de mes recherches. Je travaille sur d’autres choses aujourd’hui, mais elle est là, toujours, et parfois, nous discutons un peu. Je lui caresse furtivement la joue quand les nouvelles du livre sont bonnes.

Dans la post face, je m’adresse à elle en ces termes :

« Sur toi, Kate Adams Keller? Je n’avais pas grand-chose. Et ce que je trouvais était toujours en regard des autres, jamais pour toi-même. Il ne me restait qu’à oser me glisser dans ton corps. Lentement, j’y ai cherché les replis dans lesquels se seraient nichés l’émerveillement et la douleur d’avoir donné naissance à cette enfant-là, puis de se l’être fait arracher.

J’espère ne t’avoir pas trahie, malgré les libertés que j’ai prises pour imaginer ta vie, tes pensées et ce que ton sang endurait. Pardon si j’ai été trop loin. J’ai cru, peut-être à tort, que les épreuves que nous avons traversées l’une et l’autre pouvaient nous rapprocher, effaçant les années et les mers. » 


Merci Angélique Villeneuve d’avoir répondu à mes questions.

Merci à vous de m’avoir lue avec autant de sensibilité ! 


Retrouvez ici la chronique de La belle lumière.
 

 



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