jeudi 18 mars 2021

[Elkaim, Olivia] Le tailleur de Relizane

 



 

 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Le tailleur de Relizane

Auteur : Olivia ELKAIM

Parution : 2020 (Stock)

Pages : 352

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Relizane, pendant la guerre d’Algérie. Lorsqu’en pleine nuit, on frappe à la porte, Marcel, le grand-père d’Olivia Elkaim, craint pour sa vie et celles de sa femme et de leurs deux enfants. On lui enfile une cagoule sur la tête, il est jeté dans un camion et emmené dans le désert. Va-t-il être condamné à mort ou gracié ? Il revient sain et sauf à Relizane trois jours plus tard, et ses proches se demandent quel est le secret de ce sauf-conduit. A quoi a-t-il collaboré ? Quels gages a-t-il donné et à qui ? Viviane, son épouse, ses frères, sa mère, ses voisins, tous questionnent le tailleur juif. Mais il garde le silence. Quand un jeune apprenti arabe se présente devant son échoppe, Marcel comprend que tôt ou tard, il lui faudra quitter son pays natal. 

Après ce début d’une folle intensité romanesque, Olivia Elkaim retrace l’histoire de sa famille, l’exil des siens, leur arrachement à cette terre africaine, et leur fuite chaotique vers une France où rien ne les attend - ni confort, ni sympathie, ni même aucune aide administrative. 

Ces valeureux que le soleil caressait il y a peu, deviennent des réprouvés qui ne connaîtront que l’ombre d’une cave humide à Angers. Les grands-parents d’Olivia Elkaim, Viviane et Marcel, sont deux magnifiques personnages, entre Albert Cohen et Anna Magnani, qui ne cesseront de rêver d’échapper à cette triste France. 

Au-delà de tout ce que nous savons du retour d’une famille pied-noire en métropole, au-delà du drame humain, familial, politique, souvent commenté par les historiens, Olivia Elkaim explore sa part algérienne, juive, lyrique, à la fois enchantée et hantée, que son père Pierre avait tenté en vain de lui transmettre.
Par ce livre qui rend hommage à ses ancêtres, et à travers la photographie jaunie d’une grand-tante, retrouvée par hasard dans le cimetière juif de Relizane, elle se révèle aussi à elle-même. 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

D’origine algérienne, journaliste chargée de la bioéthique à La Vie, romancière, Olivia Elkaim est l’auteure entre autres de Nous étions une histoire (Stock, 2014) et de Je suis Jeanne Hébuterne (Stock, 2017).


 

Avis :

Installés en Algérie bien avant la présence française, les Elkaim sont naturalisés français par décret en 1870, comme tous les Juifs du territoire. Ecartelés entre Occident et Orient pendant la guerre d’Algérie, les grands-parents de l’auteur sont finalement forcés de fuir et de rejoindre la cohorte des pieds-noirs si mal accueillie en France. Ce n’est que bien plus tard, après leur décès, qu’Olivia Elkaim est amenée à reconstituer leur parcours, prenant alors conscience de l’ampleur de leur drame, au fur et à mesure que l’hostilité et la misère venaient verser du sel sur les blessures de leur déracinement.

Une grande émotion imprègne les pages de ce récit qui se lit comme un roman. Ne s’étant intéressée que tardivement à son histoire familiale, l’auteur réalise avec regret combien longtemps elle est restée indifférente aux cicatrices dont était cousu le coeur de ses grands-parents. Au-delà de la cruauté de leur drame, c’est l’impuissance d’une tendresse qui ne trouve à s’exprimer que trop tard pour être partagée avec ses destinataires qui rend le texte si poignant. Alors, à son tour, le lecteur se sent saisi par l’envie de serrer sur son coeur ce couple qui reprend vie sous la plume puissamment évocatrice d’Olivia Elkaim.

L’on se retrouve ainsi plongé dans les couleurs et les odeurs d’une Algérie à laquelle Marcel et Viviane s’accrochent désespérément, comme à un navire en train de couler. Ils sont bientôt jetés dans le flux d’un exode dont ils ne se doutent pas encore, ni qu’il sera sans retour, ni qu’ils y perdront, non seulement leurs possessions, y compris les plus sentimentales, mais aussi leur dignité et leur identité. Indésirables de part et d’autre de la Méditerranée, marqués malgré eux de l’injuste sceau d’une infamie et d’une traîtrise dont le sentiment prévaut dans l’opinion publique, le couple et ses enfants vont bientôt découvrir que le pire reste à venir. Contraints à des conditions de vie effroyables, ils finiront à force de courage par se faire un chemin, mais resteront bafoués pendant des décennies par une administration française sourde et aveugle. Quels plus grands symboles de leur souffrance que cette clef soigneusement conservée qui n’ouvrira jamais plus aucune porte, et que ce souvenir d’un modeste cimetière aux tombes désormais vouées à l’oubli et à l’abandon ?

Avec la troisième génération aujourd’hui, une page se tourne : en pleine réappropriation d’un passé qu’elle avait longtemps rejeté, la narratrice se découvre enfin capable d’empathie pour l’amertume et la mélancolie de ses grands-parents. Maintenant que les témoins directs ont disparus, ce livre est l’occasion d’une réconciliation avec des origines qu’elle se déclare prête à ne plus oublier, en même temps qu’un nécessaire témoignage et un émouvant hommage. C’est la gorge serrée et les cils humides qu’on en achève la lecture. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Ça voulait dire quoi, être français, être algérien ? Marcel n’avait pas beaucoup d’instruction. Il ne lisait jamais de livres. Écrits trop petit, phrases trop longues… Il ne comprenait pas tous les mots. Mais ces questions-là le taraudaient en silence.   
Il était français par accident. Ses quatre grands-parents étaient des Juifs indigènes, issus de familles berbères autochtones installées depuis plusieurs siècles à Relizane. Ils avaient été naturalisés, comme les 35 000 Juifs du territoire, en 1871, par le décret Crémieux. Mais ils n’avaient rien réclamé, eux ! Marcel ne comprenait pas par quelle magie lui et toute sa famille avaient plus de droits que les Musulmans maintenus sous le régime de l’indigénat.   
Sa nationalité française le plaçait dans une position de colon. Oui, il devenait un colon au même titre que certains exploitants agricoles, ceux qui traitaient les Arabes comme leurs esclaves. Il y avait tellement d’histoires, y compris ici, à Relizane, de domestiques engrossées par des patrons blancs, forcées d’avorter ou expédiées dans le Sud, de jeunes types fouettés à mort pour un seau d’oranges volé. Ça lui donnait envie de vomir.

Il s’attarde près de la sépulture de la deuxième Clotilde – prénom maudit chez les Elkaim –, dont on tait qu’elle s’était suicidée à quinze ans pour échapper au mariage. Sa sœur avait dit non, mais personne ne l’avait écoutée. Les bijoux, le trousseau, tout était réglé, l’époux choisi pour elle, la date fixée avec le rabbin. Quelques jours avant la cérémonie, Clotilde avait avalé de l’eau de Javel et un litre de soude caustique. Sa sœur s’était dissoute de l’intérieur, visage hurlant, mains serrées sur les bouteilles vides.
 
– Qu’est-ce qu’on va devenir, Marcel ? Il va falloir partir. Les enfants… Ils vivent comme des prisonniers.
Viviane murmure pour ne pas réveiller Pierre et Jean. Elle répète, comme un perroquet, des choses entendues ici ou là.
– La France, c’est le pays des droits de l’Homme.
– Les Levy qu’on voyait à la synagogue, ils se sont installés à Haïfa. Il faut réfléchir, pas se précipiter.
– Haïfa… en Israël ? Arrête tes bêtises. Nous, on est français.
– Ce que la France te donne, elle peut le reprendre. T’as déjà oublié la guerre ? Toi aussi, t’es devenue une apatride, à toi aussi, on t’a marqué « juive indigène » sur la carte d’identité. Tu te souviens de la cousine Arlette ? C’était la première de sa classe, on l’a empêchée de hisser le drapeau, juste parce qu’elle était juive.
– Dans mon cœur, je suis française, je n’ai jamais été rien d’autre. Ni indigène, ni séfarade, ni je ne sais quoi. Française. Je suis née juive, je mourrai juive et parfois, ça me pèse, tout le tralala pour faire plaisir à ta mère, au rabbin, à la communauté, pour être bien vue des uns et des autres. Mais française, tu vois, c’est comme un cadeau qu’on m’a fait.
– T’es trop romantique, Viviane. Tu comprends pas que ça va nous obliger à tout abandonner, ton romantisme de pacotille, ça va nous obliger à tout recommencer ailleurs ?
– Tu ne m’as jamais entendu dire un seul mot en arabe, en espagnol, jamais ! Et pourtant mes parents les parlaient à la maison. Je n’ai peut-être pas été beaucoup à l’école mais je sais que le français est ma langue et l’Histoire de France, mon histoire ! Je veux que mes enfants soient des enfants de la République française.

Dans les archives de Marcel, je retrouve des articles (Libération, Le Monde, Le Nouvel Observateur) et des extraits du discours de Jacques Chirac en 1995, reconnaissant la responsabilité de l’État français dans la déportation et l’extermination des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale : « Reconnaître les fautes du passé, et les fautes commises par l’État. Ne rien occulter des heures sombres de notre Histoire, c’est tout simplement défendre une idée de l’Homme, de sa liberté et de sa dignité. C’est lutter contre les forces obscures, sans cesse à l’œuvre. » Marcel a ajouté dans la marge : « Pourcoi Degaule a jamais di ca, lui ? » (sic).
 
Je perds mes moyens dès qu’il s’agit de refaire mes papiers. Une peur tenace m’étreint face aux agents préfectoraux. Et si l’un d’eux me demandait, d’un air forcément patelin, de prouver que je suis bien d’ici ?
« Cochez :
– Vous êtes français parce que vous êtes né en France et l’un de vos parents est né en France.
– Parce que l’un de vos parents est né dans un ancien département ou territoire français (sous certaines conditions de dates et de lieux). »
Ma vue se trouble devant les formulaires d’état civil.   
La création d’un ministère de l’Identité nationale, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, m’avait plongée dans l’effroi. Devrais-je un jour, moi aussi, me justifier ? Mon identité n’était-elle pas fixe et définitive, française ?

Mes aïeux s’établissent à Relizane, plusieurs siècles avant la colonisation de l’Algérie par la France, au début de la régence d’Alger. Sans doute espéraient-ils, en s’installant dans ce bled pourtant si peu hospitalier, malgré leur statut de dhimmi et la peur des persécutions, ne plus jamais avoir à en repartir, se fixer là pour toujours.

Les voyages et tous types de déplacements me rendent folle. Préparer une valise, même pour un court week-end, me réclame un effort de plusieurs jours. Je voudrais rester figée au même endroit, ne jamais avoir affaire aux gares et aux aéroports. Quand j’arrive dans un hôtel, je déballe ma valise à roulettes, m’installe sur-le-champ, comme si j’allais demeurer là toute ma vie. Pour moi, les départs sont toujours définitifs et les retours jamais certains.

Quand mon père, mon oncle, ma grand-mère et mon arrière-grand-mère débarquent à Toulouse, une nuit de la fin juin 1962, ils sont, comme tous les rapatriés d’Algérie, les méprisés de la société française.

En Conseil des ministres, le 18 juillet 1962, Louis Joxe, chargé des affaires algériennes, s’exclame : « Les pieds-noirs vont inoculer le fascisme en France. Dans beaucoup de cas, il n’est pas souhaitable qu’ils retournent en Algérie ni qu’ils s’installent en France. Il vaudrait mieux qu’ils aillent en Argentine, au Brésil ou en Australie. »
Georges Pompidou, Premier ministre, abonde : « Pourquoi ne pas demander aux Affaires étrangères de proposer des immigrants aux pays d’Amérique du Sud ou à l’Australie ? Ils représenteraient la France et la culture française. »
Quelques jours avant, Gaston Defferre, maire socialiste de Marseille, a donné une interview à Paris-Presse : « Que les pieds-noirs aillent se faire pendre ailleurs où ils voudront ! »
 
Jusque récemment, le terme « pieds-noirs » me mettait tellement mal à l’aise que je me refusais à le prononcer. Dans mon esprit enfantin, mon père avait les plantes de pied crasseuses, comme sa peau l’était lorsque, après quatre jours et quatre nuits à La Sénia, il avait grimpé dans l’avion pour Toulouse. Il était un « pied-noir », c’était son identité. La société entière lui reprochait de puer, de porter sur le corps les stigmates visibles de son exil, de les exposer à des regards qui ne voulaient pas les voir.   
Souliers supposés vernis des premiers immigrants au XIXe siècle, jambes des colons noircies en défrichant les marécages, soutiers des bateaux à vapeur aux pieds salis par le charbon… Je cherche sur Internet : l’origine du terme est incertaine. « Pied-noir » désigne les Français d’Algérie et, par extension, ceux d’ascendance européenne installés dans les protectorats du Maroc et de Tunisie. Entre 1962 et 1965, environ un million d’entre eux ont débarqué en France. Parmi eux, 100 000 Juifs sur les 130 000 que comptait le pays natal de mes grands-parents.

Cet été-là, 67 956 rapatriés débarquent dans la région Midi-Pyrénées. C’est beaucoup moins qu’à Marseille, où 450 000 pieds-noirs affluent par l’aéroport de Marignane et par la mer. Chaque jour, les paquebots, cargos, navires-citernes, et même les chalutiers, déversent des milliers de pauvres gens. Face à cette marée humaine, les pouvoirs publics sont dépassés.


 

2 commentaires:

  1. Merci Madame ELKAIM pour cette histoire qui nous rappelle la notre, pieds noirs d'Algérie. Ce pays quitté alors que nous étions si jeunes nous colle toujours aux semelles, parle à notre cœur.
    Même enfant de 12 ans au départ, je n'oublie rien et votre livre est tellement vrai, vibrant de tout ce que l'on a connu.
    Nos enfants ne sont pas réceptifs, peut-être car trop blessés on n'a pas su leur parler de ce pays perdu.
    Les petits enfants prennent à leur compte l'histoire de nos vies que vous avez si bien décrits. J'espère la raconter à ma petite fille.
    Merci pour ce roman si documenté.
    Salutations
    marienfontana@hotmail.fr

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