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jeudi 26 janvier 2023

[Flesch, Emmanuel] Gazoline

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Gazoline

Auteur : Emmanuel FLESCH

Parution : 2023 (Calmann Lévy)

Pages : 450

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

Le soleil lui chauffe la nuque. L’été ne veut pas finir. Sans prévenir, les cloches de l’église se mettent en branle, quatre coups amples, tonitruants, répercutés dans le ciel de la vallée.
Automne 1988. Il y a le clocher, la place du village, des vignes à perte de vue. Près de la cabine téléphonique, assis sur leurs mobylettes, des jeunes s’ennuient. Les gosses ont repris le chemin de l’école. Les anciens s’inquiètent de la météo, des vendanges. Un monde en apparence immuable ; un monde pourtant proche de sa fin. Survient l’incendie. Une grange part en fumée. Accident ? Acte criminel ? Les esprits s’échauffent, de vieilles rancunes se réveillent, les rumeurs courent. Tous les regards se portent sur Gildas, le mauvais garçon, le marginal.
Gazoline, c’est le roman d’un village, d’une époque, dans lequel une poignée de filles et de garçons brûlent, sous l’oeil de leurs aînés, d’un farouche désir de grandir.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Emmanuel Flesch est né en 1976. Il enseigne l’histoire et la géographie dans un collège d’Aulnay-sous-Bois. Gazoline est son troisième roman.

 

 

Avis :

A en croire les jeunes qui s’y ennuient copieusement, rien ne semble devoir jamais troubler le morne quotidien de leur village de Saône-et-Loire, principalement préoccupé, en cet automne 1988, des conditions météorologiques et de leur impact sur les vendanges. C’est sans compter l’embrasement inexpliqué d’une grange, et la traînée de poudre des conjectures et des rumeurs qui, alimentée par les vieilles rancoeurs, commence aussitôt à se répandre. Alors que tous les regards se tournent vers Gildas, un mauvais garçon un peu marginal, un rien pourrait bientôt suffire à enflammer les esprits échauffés...

Si quelques indices permettent de situer ce village à Saint-Jean-de-Vaux, près de Givry en Bourgogne, là où l’auteur a passé cinq ans de sa vie, l’histoire pourrait aussi bien se dérouler dans bien d’autres petites communes françaises de cette époque. Entre attachement aux traditions et à son entre-soi d’un côté, appât de nouvelles opportunités comme la construction récente d’un lotissement et l’arrivée de néoruraux de l’autre, l’on y assiste à la querelle des anciens et des modernes, le triumvirat presque pagnolesque du maire, du curé et du paysan se retrouvant, malgré lui, confronté à des choix cornéliens et difficiles à assumer.

De non-dits en malentendus et de vieilles querelles mal éteintes en pétage de plombs intempestifs, le récit prend son temps pour installer avec soin, en quatre saisons formant autant de parties narratives, les caractères très justement campés de ses personnages et la lente mais irrépressible fermentation de leurs relations dans ce huis clos rural. Pendant que les anciens peinent à se faire aux transformations de leur monde, la jeune génération ne parvient pas à s’y tailler une place. Et, alors même que des citadins choisissent de faire du village leur dortoir, eux n’ont qu’une hâte : s’envoler vers d’autres horizons, sous peine de périr d’absence de perspectives et d’espoir. De la friction entre ces deux plaques tectoniques, l’on sent dès le début venir le drame, et c’est dans l’attente de l’explosion que l’on sent le récit se charger d’une tension de plus en plus électrique.

De sa plume fluide et agréable, Emmanuel Flesch excelle à disséquer l’atmosphère décadente de cette petite commune rurale étranglée entre deux époques et deux styles de vie contradictoires. La pertinence de cette peinture sociologique, alliée à la tension dramatique de son intrigue, en fait une lecture en tout point captivante. (4/5)

 

 

Citations :

La Bresse, c’était pour ainsi dire un autre continent ; elle s’étendait au-delà de la Saône, sèche et plate comme une vieille femme. Impossible d’y faire pousser autre chose que du maïs et de la volaille. Les Bressans ne franchissaient le fleuve qu’une fois l’an, au moment des vendanges. Dans le vignoble, depuis la nuit des temps, on les surnommait les ventres jaunes pour des raisons à propos desquelles on n’avait jamais cessé de se chamailler. Les uns prétendaient que c’était parce qu’ils se nourrissaient du même maïs que leurs poulets, les autres parce qu’ils planquaient des pièces d’or sous leur ceinture. En tout état de cause, on ne les estimait guère ; force était pourtant de reconnaître qu’avec un sécateur à la main, une hotte sur le dos, ils ne la volaient pas, leur feuille de paye. 
 

On était dimanche, la moitié du village assistait à la messe. Gildas gagna la grand-rue, son sac de toile sur l’épaule. En passant devant l’église, il entendit la rumeur d’une chorale. Drôle de mystère, Gildas n’avait jamais cessé de s’en étonner. Une centaine de possédés imploraient la miséricorde de leur seigneur. Ils avaient pourtant l’air presque normal, le reste de la semaine.


 

vendredi 29 juillet 2022

[Heller, Peter] La rivière

 


 

 

Coup de coeur 💓 

Titre : La rivière (The River)

Auteur : Peter HELLER

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2019
                  en français (Actes Sud) en 2021

Pages : 304

 

  

  

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Wynn et Jack, étudiants en pleine possession de leurs moyens, s’offrent enfin la virée en canoë de leurs rêves sur le mythique fleuve Maskwa, dans le Nord du Canada. Ils ont pour eux la connaissance intime de la nature, l’expertise des rapides et la confiance d’une amitié solide. Mais quand, à l’horizon, s’élève la menace d’un tout-puissant feu de forêt, le rêve commence à virer au cauchemar, qui transforme la balade contemplative en course contre la montre. Ils ignorent que ce n’est que le début de l’épreuve.
Parce que toujours ses histoires, profondément humaines, sont prétextes à s’immerger dans la beauté des paysages, et parce qu’il a lui-même descendu quelques-unes des rivières les plus dangereuses de la planète, Peter Heller dose et alterne admirablement les moments suspendus, l’émerveillement, la présence à l’instant, et le surgissement de la peur, les accélérations cardiaques, la montée de l’adrénaline. Ses descriptions relèvent d’une osmose enchanteresse avec la nature ; ses rebondissements, d’une maîtrise quasi sadique de l’engrenage. Ce cocktail redoutablement efficace – suspense et poésie – est sa marque de fabrique. La Rivière n’y déroge pas.
 

   

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Poète, grand reporter nature et aventure, ardent pratiquant du kayak, de la pêche et du surf, et adepte des voyages à sensations fortes, Peter Heller est devenu romancier avec son page-turner post-apocalyptique et néanmoins solaire, La Constellation du chien (Actes Sud, 2013) et salué comme une révélation. Talent confirmé par Peindre, pêcher et laisser mourir (Actes Sud, 2015) et Céline (Actes Sud, 2015 et 2019).

 

 

Avis :

Céistes expérimentés aguerris à la vie en pleine nature, les deux amis Jack et Wynn profitent de leurs vacances universitaires pour entreprendre la descente en canoë du fleuve Maskwa, dans le Nord canadien. Leur périple se complique lorsqu’un gigantesque feu de forêt menace de les piéger. Lancés dans une course contre la montre pour sauver leur peau, ils ne savent pas encore que d’autres périls les guettent, d’origine très humaine cette fois.

Tout commence comme l’une de ces aventures sportives qu’affectionne l’auteur, entre eaux vives et pêche à la mouche, dans le cadre sauvage et grandiose d’une nature propice à la contemplation pour qui apprécie la solitude et des conditions de vie spartiates. Peter Heller écrit d’expérience et restitue avec le plus grand réalisme les moindres nuances de l’eau et de ses tourbillons, l’adrénaline dans les rapides comme les moments de grâce sous les étoiles ou dans les mouvements souples du lancer destiné à leurrer les truites. Son plaisir est communicatif, et assuré des compétences et de la débrouillardise si crédibles de Jack et Wynn, l’on se régale de vivre par procuration quelques beaux moments d’amitié, de communion avec la nature, de dépaysement pimenté de quelques sensations fortes. Mais voilà que lancé sur ce cours d'eau comme aurait pu l'être Edward Abbey, le lecteur se retrouve bientôt catapulté au-devant de tous les dangers.

Car, si la menace est d’abord sourde, centrée, malgré bien d’autres détails inquiétants, sur les premiers signes d’un incendie de forêt encore lointain, l’on sait que nos deux campeurs ne peuvent compter que sur eux-mêmes, et que, quoi qu’il arrive, leur seule porte de sortie est l’aval de ce fleuve. D’ores et déjà ferré, le lecteur est bien vite emporté par la montée en puissance d’un récit en train de virer au cauchemar. Pourtant, même au plus fort de l’enfer, le texte ne se départit jamais d’une certaine poésie. Et même si réalistes et impressionnantes, les évocations de l’avancée du feu, de sa puissance dévastatrice, et du décor lunaire laissé dans son sillage, ne se déparent pas de leur sensibilité esthétique : une particularité générale qui gomme toute âpreté dans le roman, où l’on cherchera en vain une véritable noirceur, et qui, pour agréable soit-elle, en limite sans doute quelque peu l’impact. Il suffit pour s’en convaincre de comparer l’émotion ressentie à la sidération provoquée par les récits véridiques sur les Grands Feux qui dévastèrent le nord de l’Ontario au début du XXe siècle, et dont Jocelyne Saucier donne un aperçu dans son roman Il pleuvait des oiseaux.

D’un suspense prenant, ce livre mêle agréablement aventure, nature-writing et poésie. Le lecteur s’y laisse happer avec plaisir, et convaincu par l’expérience de l’auteur en matière de sports en eaux vives et de voyages à sensations fortes, oubliera volontiers certains aspects peut-être un peu trop « jolis » du récit. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Voilà ce qu’il aimait dans la poésie : elle faisait en quelques secondes ce qu’un roman faisait en plusieurs jours. Un tableau pouvait avoir le même effet, et une sculpture.

Paulson a aussi dit qu’un principe régit l’esthétique : plus on enjolive quelque chose, plus on risque d’en diminuer la valeur. La valeur essentielle..

« Les plus gros feux. Ils parlent, exactement comme ça. Écoute. »  
Ils écoutèrent. Qui savait à quelle distance il était. Pas encore assez près pour couronner le mur d’arbres de lumière. Il y avait d’autres sons : les turbines d’un bombardier qui déchirent l’air, mille sabots dans une cavalcade, le vacarme de boucliers qui s’entrechoquent, les applaudissements croissants de multitudes comme noyées sous des rideaux de pluie. De la pluie. Torrentielle. Balayant une vallée et s’engouffrant dans un col. Crépitant dans la forêt et imbibant la toundra. Wynn ferma les yeux et aurait pu jurer entendre l’arrivée d’un orage. Comme si le feu dans sa fureur était atteint de glossolalie et pouvait parler le langage de ses ennemis. Et chanter aussi. Par-dessus ce bruit, très léger, il perçut un raclement aigu, un vrombissement d’air qui s’élevait et retombait presque comme dans une mélodie.

Wynn s’avança jusqu’à l’eau. Il regardait dans le noir. Entre les grands arbres des berges se déroulait une bande d’étoiles, une rivière de constellations qui coulait étourdiment sans être inquiétée le moins du monde. Entre les plus brillantes, venant titiller le bras d’Orion et la tête du Taureau, des distances d’étoiles en formation de plus faible intensité et que Wynn observait, un courant profond, ininterrompu, traversé de bulles de lumière comme l’eau gazéifiée d’un rapide. Si ce n’est qu’il pouvait voir à l’intérieur et à travers lui, que ce courant possédait des dimensions insondables aussi vides d’émotion qu’elles étaient infinies. Et si cette rivière, ce firmament, coulait, elle coulait avec une immobilité majestueuse.

Le terrain à l’est montait doucement depuis la rivière, il avait dû y avoir un vaste soulèvement tectonique à cet endroit, ce qui permettait à Wynn de voir une bonne partie du ruisseau qui ressemblait à une créature sinueuse aux écailles luisantes serpentant sur la couture entre le vert et le noir, la vie et la mort. Le côté vert était tout en plumeaux et en désordre, chaotique de vie. L’herbe et les taillis le long de la berge, les fleurs, les branches d’arbres, tous lancés dans la course pour bénéficier de la lumière du ruisseau. Il entendait les passereaux et les grives. Le côté noir était réduit en cendres ; il n’avait pas grand-chose à dire et son silence était bizarrement éloquent. Wynn trouvait cette frontière aussi violente et triste que l’Hadès.
 
Wynn regarda l’étendue de ciel en aval qui se courbait entre les murs de forêt vivante. Bientôt dans cette veine du firmament palpiterait une étoile, puis trois, puis cent et celles-ci se multiplieraient, s’intensifieraient jusqu’à couler entre les cimes et former leur propre rivière dont les criques et les virages refléteraient ceux sur lesquels se trouvaient Jack, Wynn et Maia. Ce n’était pas une idée neuve et il adorait penser à ces deux rivières. La rivière d’étoiles cheminerait vers sa propre baie, son océan de constellations et Wynn imagina, comme il l’avait déjà fait, que l’eau et les étoiles chanteraient l’une pour l’autre dans une tonalité inaudible pour l’oreille humaine. Mais on pouvait sans doute l’entendre. Par moments. En étouffant le bruit de son propre pouls. Une mélopée funèbre et mélodique à l’orée du son. Wynn pensait que si les loups chantaient, de même que les coyotes, les élans, les oiseaux, le vent et nous aussi, c’était sûrement pour répondre à une musique que l’on percevait sans le savoir.


 

mardi 11 mai 2021

[Saucier, Jocelyne] Il pleuvait des oiseaux

 



 

J'ai aimé

 

Titre : Il pleuvait des oiseaux

Auteur : Jocelyne SAUCIER

Parution : 2011 (Editions XYZ),
                  2013 (Denoël), 2015 (Gallimard) 

Pages : 224

 

  

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Trois octogénaires épris de liberté vivent selon leur propre loi en forêt profonde dans le nord de l'Ontario. Non loin de là, deux hommes, l'un gardien d'un hôtel fantôme et l'autre planteur de marijuana, veillent sur l'ermitage des vieillards. Leur vie d'hommes libres et solitaires sera perturbée par l'arrivée de deux femmes. D'abord une photographe en quête du dernier survivant des grands feux qui ont ravagé la région au début du XXe siècle. Puis une deuxième visiteuse, très vieille celle-là, Marie-Desneige, un être aérien et lumineux qui détient le secret des amours impossibles. La vie ne sera plus la même à l'ermitage.

Il pleuvait des oiseaux est un superbe récit qui nous entraîne au plus profond des forêts canadiennes, où le mot liberté prend tout son sens. L'émotion, brute et vive, jaillit à chaque page.

 

Un mot sur l'auteur :

Née en 1948 au Québec, Jacqueline Saucier fait des études en sciences politiques avant d'entamer une carrière journalistique. Ses romans ont été couronnés de nombreux prix littéraires. Il pleuvait des oiseaux a été adapté en long métrage en 2019.

 

 

Avis :

Presque cent ans après les Grands Feux qui ont dévasté le nord de l’Ontario au début du XXe siècle, une photographe entreprend de rassembler les portraits des survivants. Elle est à la recherche de l’un d’eux, Boychuck, qui, à quatorze ans, a perdu toute sa famille dans la catastrophe et vit maintenant retiré dans les bois. Lorsqu’elle le localise, il vient de mourir, ne laissant que la collection d’inexplicables tableaux qu’il a peints, et les deux amis, également retirés du monde, qui vivent à proximité de sa cabane. Une vieille femme, Marie-Desneiges, sera la seule à savoir décoder les peintures de Boychuck, hanté toute sa vie par l’horreur vécue dans sa jeunesse.

L’auteur a choisi d’imaginer, chez des personnages fictifs désormais au soir de leur vie, les traces et les souvenirs laissés par les événements historiques. C’est donc indirectement et par bribes, par le prisme de la mémoire et du traumatisme mais aussi par le filtre d’une douloureuse pudeur, qu’elle nous fait revivre cette tragédie méconnue, au fil des rencontres d’une photographe qui nous sert en quelque sorte d’alter ego. Peu à peu, derrière l’intrigue contemporaine inventée en premier plan, se dessine en filigrane une trame historique totalement fidèle à la réalité.

C’est à vrai dire cette reconstitution historique, particulièrement impressionnante, qui m’a le plus intéressée. Parmi ces incendies partis de feux d’abattis, le plus meurtrier fit en 1916 deux cent vingt trois victimes et détruisit deux cent mille hectares de forêt. Les survivants évoquèrent des scènes d’apocalypse, où il pleuvait des oiseaux, tués par une atmosphère irrespirable de chaleur et de fumée. Des familles entières périrent, d’autres échappèrent à la mort par miracle : en creusant la terre de leurs mains entre les rangs de leur champ de pommes de terre et, chacun dans son sillon, ils étaient restés face contre terre pendant que les vagues de flammes déferlaient au-dessus d'eux.

La partie contemporaine de l’histoire m’a en revanche beaucoup moins séduite. Malgré la tendresse manifeste de l’auteur pour ses personnages fragilisés par l’âge et par l’invisible fardeau de leurs souvenirs, l’émotion s’est chez moi dissoute dans le maelström de thématiques qui caractérise le versant fictif du roman. Vieillesse et fin de vie, suicide et euthanasie, amours impossibles et quête de liberté : à la longue, tout m'a semblé s’entremêler et brouiller le fil narratif, dans une surenchère de bons sentiments parsemée d’invraisemblances. Ce qui commençait comme une réaliste tragédie aux touchants personnages s’est finalement mué en une décevante et peu crédible friandise trop sucrée.

C'est donc globalement désappointée que je referme ce livre, certes bien écrit et agréable sur un sujet historique étonnamment méconnu, mais dont j'attendais plus de profondeur au vu de ses nombreuses récompenses littéraires. (3/5)

 

Citations : 

On n’arrive pas chez des gens qui ont près d’un siècle derrière eux avec un boniment de dernière minute. Il faut du doigté, de l’habileté, mais pas trop, les vieillards s’y connaissent dans l’art de la conversation, ils n’ont que ça dans les dernières années de leur vie, des propos trop astiqués incitent à la méfiance.

Les yeux, c’est ce qu’il y a de plus important chez les vieillards. La chair s’est détachée, affaissée, amassée en nœuds crevassés autour de la bouche, des yeux, du nez, des oreilles, c’est un visage dévasté, illisible. On ne peut rien savoir d’un vieillard si on ne va pas à ses yeux, ce sont eux qui détiennent l’histoire de sa vie.

Elle en était venue à les aimer plus qu’elle n’aurait cru. Elle aimait leurs voix usées, leurs visages ravagés, elle aimait leurs gestes lents, leurs hésitations devant un mot qui fuit, un souvenir qui se refuse, elle aimait les voir se laisser dériver dans les courants de leur pensée et puis, au milieu d’une phrase, s’assoupir. Le grand âge lui apparaissait comme l’ultime refuge de la liberté, là où on se défait de ses attaches et où on laisse son esprit aller là où il veut.