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mercredi 24 janvier 2024

[Renard, Alice] La colère et l'envie

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La colère et l'envie

Auteur : Alice RENARD

Parution : 2023 (Héloïse d'Ormesson)

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Isor n’est pas comme les autres. Une existence en huis clos s’est construite autour de cette petite fille mutique rejetant les normes. Puis un jour, elle rencontre Lucien, un voisin septuagénaire. Entre ces âmes farouches, l’alchimie opère immédiatement. Quelques années plus tard, lorsqu’un accident vient bouleverser la vie qu’ils s’étaient inventée, Isor s’enfuit. En chemin, elle va enfin rencontrer un monde assez vaste pour elle.

La Colère et l’Envie est le portrait d’une enfant qui n’entre pas dans les cases. C’est une histoire d’amour éruptive, d’émancipation et de réconciliation. Alice Renard impose une voix d’une incroyable maturité ; sa plume maîtrisée sculpte le silence et nous éblouit.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Née à Paris en 2002, Alice Renard est diplômée en littérature médiévale à la Sorbonne. Révélée précoce à l’âge de six ans, la question de la neurodiversité et de l’hypersensibilité l’ont toujours passionnée. La Colère et l’Envie est son premier roman.

 

Avis :  

Isor n’a jamais été une enfant comme les autres. Mutique, ne semblant s’intéresser au monde que de manière purement sensorielle, régulièrement en proie à de sauvages et dévastatrices crises de violence mais ne cochant les cases d’aucun diagnostic médical, elle n’a jamais été scolarisée et vit recluse auprès de ses parents désemparés, dans un appartement qu’il leur a fallu quasiment capitonner et que leur entourage a fui depuis longtemps. Un praticien a avancé l’idée que, loin d’être idiote et infirme, elle pourrait, si elle voulait. Elle pourrait, mais elle ne veut pas…

Alors, leur vie avance, chaotique et infernale, comme nous la laisse percevoir, dans la première partie du récit, la solitaire alternance des apartés du père et de la mère. Entre la rage et la révolte chez l’un, l’amour qui étouffe de la frustration de ne pas comprendre chez l’autre, c’est par le regard d’autrui et par le constat désespéré de tout ce qu’elle n’est pas et qui la rend si insupportablement insaisissable et étrangère, en un mot inadaptée, qu’à treize ans, se dessine en creux une Isor toute d’« anormalité ». Jusqu’au jour où un incident oblige les parents à solliciter l’aide de leur voisin, un septuagénaire depuis longtemps résigné à la tristesse de sa solitude. A travers sa voix à lui, stupéfaite et bientôt comblée qu’un être puisse, contre toute attente, dégeler son coeur perclus de manque et de chagrin, émerge peu à peu de sa gangue d’opacité une Isor insoupçonnée. Qu’a donc décelé l’adolescente si instinctive, qui, chez ce vieil homme mis au rebut du monde, lui a soudain donné envie d’abattre les murs qui l’enserraient dans son inextricable intériorité ? Ne manquera plus à sa métamorphose que le dernier déclic, celui du grand âge et de la maladie de son ami, pour que la jeune fille brise définitivement ses entraves et trouve la motivation de vivre, enfin, ailleurs qu’en elle-même.
 
Diagnostiquée surdouée à l’âge de six ans, Alice Renard déclare dans une interview avoir mis beaucoup d’elle-même dans son personnage d’Isor. « C’est comme une version de moi, poussée à l'extrême, qui m'a permis de faire une catharsis. » En tous les cas, si exagération il y a, l’on n’y verra nullement l’une de ces narrations doucereusement miraculeuses, si irritantes au regard de l’immense majorité des handicaps « ordinaires » oubliés dans leur néant. Alice Renard écrit du plus profond d’elle-même et son récit a les justes accents de l’honnêteté et de la sincérité. Une justesse sans faille accompagne sa restitution des regards sur cette enfant différente que les médecins ne savent classer ni ses parents réconcilier avec une existence « vivable ». Isor ne répond à aucune attente, ne se plie à aucune règle et, au risque de passer pour déficiente, semble décidée à ne jamais intégrer un monde trop en décalage avec son univers intérieur. Son absence irradie pourtant la présence, et toute sa façon d’être, entière, libre, animale, débordant d’émotions non contenues toujours prêtes à exploser aux points de friction avec le monde extérieur, peut apparaître, soit totalement incompréhensible et ingérable, soit d’une incomparable intensité, brutale, sans concession, mais toujours on ne peut plus authentique. « Isor peut être très différente d’un jour à l’autre, mais elle reste toujours elle-même, sincère, incapable de tricher. Elle ne peut pas se contenir à une seule personne, à une seule apparence. Elle est plusieurs, elle est trop vaste. C’est sa manière à elle de saisir le monde du mieux qu’elle peut. »  
 
Premier roman très maîtrisé d’une toute jeune auteur de vingt-et-un ans que sa propre expérience a menée à s’intéresser de près à la neurodiversité et à l’hypersensibilité, L’envie et la colère n’est que justesse et poésie dans sa manière d’évoquer la difficulté à être au monde de ceux que leurs particularités neurologiques font dévier des normes sociétales. Un livre bouleversant, prix Méduse 2023. (4/5)

 

Citations : 

mère
Isor adore ranger les choses. Le mot peut étonner car, en réalité, les pièces, après son passage, semblent plutôt avoir été dévastées par un ouragan. Il suffit de la laisser un petit quart d’heure quelque part pour que tout soit chamboulé, du tapis aux tableaux.
père
Nous n’emmenons plus jamais Isor chez nos amis (d’ailleurs, plus aucun ami ne nous invite). Et dans la maison tout a été repensé en fonction d’elle, pour qu’elle ne puisse rien abîmer, ni se faire mal.


Dans le salon, on a fini par coller certains vases sur les étagères, clouer les tapis et poser des verrous aux tiroirs de la cuisine. On essaye aussi d’acheter le maximum d’objets en mousse ou en gomme. On a également fait retirer les clenches des portes pour ne pas qu’elle s’enferme, et, comme on a abandonné l’idée de la faire dormir dans un lit, on a entièrement couvert le sol de sa chambre de matelas.


Les signes de l’affection d’Isor sont souvent illisibles. Le fait-elle exprès ? Les moyens qu’elle choisit pour nous dire qu’elle nous aime sont généralement à double tranchant, brutaux. À l’image de ce qu’elle pense de nous ? J’ai parfois l’impression qu’elle nous en veut : de ne rien pouvoir partager, de ne pas vivre dans le même présent qu’elle. Sait-elle qu’au fond de moi je ressens exactement la même chose, que je lui en veux d’être une étrangère ? De ne pas être moi, comme moi ? Nous en veut-elle autant que moi je lui veux ? Y a-t-il tout de même en elle de la reconnaissance pour tout ce que nous mettons en œuvre ? Pour notre patience, pour notre capacité d’acceptation ? Un minimum de reconnaissance pour le sacrifice (ce mot pèse si lourd en moi certains jours) que nous faisons de nous-mêmes ? Ou voit-elle notre abnégation comme une chose naturelle, évidente, nécessaire ?
Il me semble que rien n’est prévu en nous pour ressentir ce qu’Isor voudrait que l’on ressente pour elle.


J’ai tout de suite rangé au grenier son étrange présent [nid d’oiseau]. Dans notre grenier (à défaut d’avoir une cave, pour les y piétiner symboliquement) s’entasse ce que Camillio et moi voulons oublier : les dossiers médicaux, et tous ces bouts de passé, comme ce nid, dont nous voudrions qu’ils n’aient jamais existé.


Isor a tracé ce cercle autour de nous (involontairement ?). À l’intérieur elle a tressé ce qui était naturel avec ce qui était inouï, ce qu’il fallait faire avec ce qu’il ne fallait pas faire, elle a bouleversé la norme et l’évidence en les faisant glisser vers son invraisemblance et son improbable à elle. Elle a commencé à nous faire vivre là-dedans en nous faisant digérer ses évidences. En nous soustrayant au réel.
Il y a des jours où je le vis comme une prise d’otage.

 

Le rythme auquel elles surviennent est irrégulier. On a cru, en treize ans, à des accalmies, à des aggravations. Mais en réalité, non, c’est imprévisible. Qu’est-ce qui les déclenche ? Rien n’est sûr, on a mis du temps à faire des conjectures. On a fini par vaguement saisir que c’était une forme de fatigue. À lutter contre un monde trop grand, trop violent. Il est alors trop difficile d’être elle, d’être Isor, de canaliser toutes les émotions qui l’habitent. Ou comme si elle ne savait plus lire ce qu’elle ressentait, comme si tout se brouillait, comme des ondes radio qu’on ne capte plus, entre deux stations, quand on entend à la fois l’une et l’autre, mélangées, interférées. Dans ces instants-là, elle se déborde, et elle explose. C’est toujours soudain. Un trop-plein. Un afflux de sensations qui la décollent d’elle-même.


Si tu savais, mon Isor ! Je ne suis qu’un petit homme tout cassé. L’organe qui sécrète la joie (car il y en a forcément un, non ?) a cessé de fonctionner en moi il y a bien longtemps. Seul, je n’ai plus la capacité de me réjouir. Et lorsque je n’ai pas le courage de me trouver des distractions, je suis forcé à de longs tête-à-tête avec ma tristesse. Je commence à bien la connaître. On en a passé des heures, elle et moi. Puisqu’il n’y a plus qu’elle qui me visite encore. Nous nous confondons, je suis devenu un homme triste sans m’en rendre compte. Les regrets, la douleur, je ne sais pas comment, mais j’ai réussi à les faire taire. La tristesse, jamais. Tout s’est anesthésié en elle. Tu sais, mon Isor, un jour la vie vous fait une crasse comme il n’est pas permis, et quelque chose en vous ne se répare jamais – ça ne sert même à rien d’essayer. Et on se laisse redéfinir, comme de la pâte à modeler. D’intrépide, vous devenez flegmatique, de solide, vous êtes désormais un peu las. C’est ainsi.
Toi, tu as de la joie pour trente. À défaut de produire la mienne, je peux au moins siroter celle qui s’écoule de toi.
Mais voilà que, pourtant, j’en arrive à espérer qu’un jour tu saches réparer ma joie.


L’autre jour, au moment de me réveiller de ma sieste, j’ai eu comme un flash. Je me suis vu non seulement nu mais écorché, marchant bras ouverts dans un paysage de sel. Je n’ai aucun doute sur ce que cette vision signifie. Qu’il faut que je me protège un peu de toute cette affection qui m’envahit. Je ne pardonne pas tout à fait à Isor, malgré ce que j’en pense. Elle ne sait pas ce qu’aimer veut dire, accaparée comme elle l’est par son sentiment, tout neuf. Moi, je sais ce que perdre implique, et je veux ne jamais avoir à le revivre. Jamais. À son âge, on dit merde aux risques, merde aux conséquences. Au mien, on prend toutes les précautions du monde. Dans une vie on n’a qu’un stock limité de patience et d’endurance. Je l’ai dit, je sais qu’il m’en reste très peu, et j’économise. Je ne saurais faire face à une perte de plus. Elle, elle est encore à l’âge où l’on se remet de n’importe quoi, où l’on encaisse les coups. J’ai peur d’une catastrophe – c’est dans ma nature. Il ne faudra plus jamais m’abandonner… (Je crois que je pourrais en pleurer.) Il est vrai, comme le notait Sénèque, que les vieillards sont pareils aux petits enfants, pleins de peurs imaginaires et d’impatience.


C’est fou comme on peut se tromper sur un nombre incalculable de sujets. Chaque certitude est une erreur en puissance. 


L’amour a sa grammaire. Et comme dans toutes les langues, sans la pratiquer, on la perd. Au fil des mois, j’ai réappris l’Absence, l’Attente, le Comblement, la Dépendance, la Fête, l’Impatience, la Jalousie, le Rêve et la Rêverie, le Ravissement, le Rendez-vous, la Solitude et le Souvenir. Tout un abécédaire que je potasse studieusement. J’aime être cet écolier des sentiments.
Dis, dis, mon Isor, reviendras-tu demain après-midi ?


 

lundi 10 avril 2023

[Bérot, Violaine] Comme des bêtes

 




 

J'ai aimé

 

Titre : Comme des bêtes

Auteur : Violaine BEROT

Parution : 2021 (Buchet-Chastel)

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

La montagne. Un village isolé. Dans les parois rocheuses qui le surplombent, se trouve une grotte appelée "la grotte aux fées". On dit que, jadis, les fées y cachaient les bébés qu'elles volaient.
A l'écart des autres habitations, Mariette et son fils ont construit leur vie, il y a des années. Ce fils, étonnante force de la nature, n'a jamais prononcé un seul mot. S'il éprouve une peur viscérale des hommes, il possède un véritable don avec les bêtes.
En marge du village, chacun mène sa vie librement jusqu'au jour où, au cours d'une randonnée dans ce pays perdu, un touriste découvre une petite fille nue. Cette rencontre va bouleverser la vie de tous...

Violaine Bérot, dans ce nouveau roman à l'écriture poétique, décrit une autre vie possible, loin des dérives toujours plus hygiénistes et sécuritaires de notre société. Un retour à la nature qu'elle-même expérimente depuis vingt ans dans la montagne pyrénéenne.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Née en 1967, Violaine Bérot vit dans les Pyrénées. Son parcours éclectique l'a menée de l'informatique à l'élevage de chèvres. Dans cette vie en soubresauts, une seule constante : écrire.

 

Avis :

Pour préserver son fils « différent », à qui sa forte stature, sa peur des hommes et son absence de langage ont valu le sobriquet d’Ours, Mariette a choisi de s’installer avec lui en marge de leur village isolé des Pyrénées. Cela fait maintenant des années qu’ils y vivent loin des regards, en quasi autarcie, lorsque des randonneurs découvrent une fillette de six ans, nue, dans les parages…

Les éloges sont unanimes sur ce livre et l’on comprend pourquoi. Cette histoire admirablement contée est un cri de colère contre l’intolérance d’une société normative, que l’auteur a elle-même rejetée en quittant tout, il y a vingt ans, pour élever chèvres et chevaux dans ces mêmes montagnes pyrénéennes. C’est, lui aussi, loin des hommes et au contact des bêtes, au plus près de la nature, que le fils de Mariette a trouvé à s’épanouir, dans une forme de bonheur et une liberté que la « civilisation » va néanmoins s’empresser d'anéantir. La langue est fluide, le drame frappant, et la construction habile. Tandis qu’en entame de chaque chapitre, la psalmodie des divinités de la montagne et de la maternité contrariée bercent le lecteur de leur lamentation tragique, celui-ci découvre peu à peu le drame qui s’est déroulé, au travers des dépositions successives des témoins interrogés dans l’enquête. Se dessinent ainsi une palette de points de vue, parfois fermés et intolérants, souvent bienveillants ou au pire indifférents. Toujours est-il qu’au nom de principes censés protéger le citoyen, la parenthèse de liberté qui ne coûtait rien à personne s’est bel et bien refermée…

Hymne à la liberté et au droit à la différence, en particulier à propos du handicap, ce livre bien conçu et bien écrit aurait dû me séduire. C’est pourtant une tout autre colère que celle de l’auteur qui me reste après cette lecture. Car oui, notre société, très normative, laisse peu de place à la différence. Le culte de la croissance économique et de l’argent y a supplanté toutes les autres formes de bonheur, au nom d’un progrès matérialiste qui uniformise peu à peu la vie de par le monde. Que l’on soit l’héritier d’une autre culture et d’autres valeurs, ou que le handicap vous empêche d’être comme tout le monde, l’on attendra de vous de vous normaliser. Ainsi par exemple, aussi inadéquat que cela puisse paraître parfois, un travailleur handicapé devra être rentable. Pas « d’aide par le travail » pour ceux qui ne peuvent pas l’être… Alors, quand on est parent d’un enfant « différent », ce n’est certainement pas la marginalisation et l’isolement que l’on s’en va chercher. Parce que, quand on ne sera plus là, il faudra bien qu’il puisse poursuivre son existence sans nous. Quel est donc cet amour maternel qui enferme l’Ours dans sa marginalité ? Peut-on vraiment vivre heureux au seul contact des chèvres, dans la solitude la plus absolue ? Et comment vanter le bonheur d’une enfant sauvage, grandissant sans langage au seul contact d’un âne et d’un autre asocial ? Non, quand on est parent d’un enfant handicapé, on ne veut certainement pas qu’il ait à vivre « comme une bête ». Quand on est « différent », l’on ne rêve que d’être accepté comme on est, pas de se cacher. Et si le retour à la nature convient à certains, c’est un choix qui devient très égoïste lorsqu’il implique de l’imposer à d’autres qu’à soi-même.

Une divergence fondamentale de point de vue m’empêche donc d’apprécier totalement ce roman par ailleurs intéressant, bien écrit et agréable à lire. Il y a une différence de taille entre choisir de quitter le monde et désespérer d’y trouver sa place : celle qui sépare la liberté de la nécessité vitale. Pour moi, le handicap vous cantonne généralement dans le second cas. (3/5)



 

lundi 8 février 2021

[Morley, Isla] Le vallon des lucioles

 


 

J'ai aimé

 

Titre : Le vallon des lucioles (The Last Blue)

Auteur : Isla MORLEY

Traductrice : Emmanuelle ARONSON

Parution : en anglais en 2020 (Etats-Unis),
                   en français en 2021 (Seuil)

Pages : 480

 

 
 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

1937, Kentucky. Clay Havens et Ulys Massey, deux jeunes photographe et journaliste, sont envoyés dans le cadre du New Deal réaliser un reportage sur un coin reculé des Appalaches.
Dès leur arrivée, les habitants du village les mettent en garde sur une étrange famille qui vit au cœur de la forêt. Il n’en faut pas plus pour qu’ils partent à leur rencontre, dans l'espoir de trouver un sujet passionnant. Ce qu’ils découvrent va transformer à jamais la vie de Clay et stupéfier le pays entier. À travers l'objectif de son appareil, se dévoile une jeune femme splendide, Jubilee Buford, dont la peau teintée d’un bleu prononcé le fascine et le bouleverse.
Leur histoire sera émaillée de passion, de violence, de discorde dans une société américaine en proie au racisme et aux préjugés.
Inspiré par un fait réel, ce roman est une bouleversante histoire d'amour et un hymne à la différence.
 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Isla Morley a grandi en Afrique du Sud puis s'est installée aux Etats-Unis où elle vit aujourd’hui. Son premier roman, Come Sunday, a obtenu le Janet Heidinger Prize, prestigieux prix littéraire féminin. Le Vallon des lucioles est son premier roman à paraître en France.
 

 

Avis :

En 1937, le journaliste Ulys Massey et le photographe Clay Havens parcourent le Kentucky à la recherche d’un sujet de reportage. Les habitants d’un village isolé des Appalaches leur signalent une famille à la peau bleue, discrètement installée au coeur de la forêt. Alléchés par le scoop, les deux hommes se retrouvent rapidement face à un dilemme : oseront-ils révéler au monde l’existence de ces gens, qui tentent tant bien que mal de se faire oublier pour échapper aux persécutions de leurs voisins ? Le cas de conscience dépasse bientôt Clay, tombé amoureux de la fille aînée Jubilee…

L’auteur s’est inspirée d’un fait réel pour imaginer cette histoire. A partir de 1800 et pendant près de deux cents ans en effet, une famille vivant en vase clos dans les collines du Kentucky s’est transmise, de génération en génération, le gêne de la méthémoglobinémie qui, par un défaut d’oxygénation du sang, bleuissait leur peau sans autre signe clinique. L’explication génétique et le remède ne furent trouvés que dans les années soixante, laissant dans l’intervalle ces hommes et femmes bleus dans une situation d’extrême isolement moral et social.

C’est ce dernier aspect du sujet, développé avec la même violence qui sévit alors largement contre les Noirs dans une Amérique raciste aux préjugés ancrés, qui constitue l’intérêt majeur du roman. La communauté villageoise réagit avec toute sa peur d’une différence inexpliquée et n’hésite pas à exprimer sa haine dans d’indicibles déchaînements. Ne reste à Jubilee et aux siens que la discrétion d’un effacement au sein d’une nature foisonnante, évoquée avec lyrisme, notamment au travers des prises de vue d’un photographe qui nous fait partager sa passion de l’image. Le récit est aussi l’occasion d’un embryon de réflexion sur le rôle des media et le droit à la discrétion. Dommage toutefois que la romance, si jolie soit-elle, vienne globalement trop s’imposer, volant quasiment la vedette aux thèmes de fond de ce livre, et les noyant dans un déluge de bons sentiments.

Le vallon des lucioles est au final une lecture agréable et prenante, sur un sujet original et intéressant, malheureusement traité sur un mode trop complaisamment romantique pour convaincre totalement. (3/5)

 

Citations :

- Les compagnies minières par ici ont lancé de vastes campagnes de recrutement dans le Sud pour embaucher des Noirs en leur offrant de les payer autant que les Blancs, et la main d’oeuvre n’a pas tardé à être moitié blanche, moitié noire. D’emblée ça paraît raisonnable, non ?
Havens devine où veut en venir Massey.
- Mais les mineurs blancs ne veulent rien avoir à faire avec les mineurs noirs.
- Exact ! S’exclame Massey. Ce qui signifie que l’enfer à côté des conditions dans lesquelles ils travaillent, c’est le paradis. Sans compter que les mineurs blancs ne vont jamais unir leurs forces aux mineurs noirs parce qu’ils ont trop peur que les Noirs ne leur prennent leur boulot. Et voilà : un syndicat faible et une grosse société qui se donne bonne conscience.

Toutes ces photographies représentent les sujets tels qu’ils semblent être, et non pas tels qu’ils sont. On croit toujours que la photographie ne ment pas mais c’est faux. Les photos ne montrent pas tout, elles omettent certains aspects, et ces omissions sont beaucoup plus sournoises que des mensonges intentionnels. (…)
Si j’étais un tant soit peu bon dans ce que je fais, on ne se dirait pas en voyant mon travail que le monde est effectivement tel qu’on le croit ; on prendrait conscience du peu de choses qu’on sait en vérité à son sujet. On s’interrogerait.

Malgré ce qu’on croit communément, les photographies ne conservent pas les souvenirs ; elles les étiolent. En se concentrant sur le quart de seconde correspondant à l’image elle-même, on néglige les moments qui ont mené jusque-là et tous ceux, poignants, qui ont suivi. Lorsqu’on examine trop une photo, on oblitère – et plus vite que ça – les odeurs, les caresses, les battements de coeur.

Perdre quelqu’un, c’est comme être emporté par une crue, on manque de se noyer et on part à la dérive ; on ne choisit pas le moment où l’on retouche terre.

En les observant à présent, on pourrait penser que l’existence de ces gens n’était que pénible routine, du lever au coucher du soleil. Il n’y a aucune trace de sentiment sur leurs visages. Il était plus facile de les saisir montrant de l’affection à leurs mules plutôt que se laissant aller à une quelconque effusion les uns envers les autres. Les hommes ressemblent à des bêtes, uniquement faites pour récolter du charbon au fond d’une mine ou biner biner la terre ou se castagner, et les femmes affichent un masque mâtiné de graisse et d’inquiétude, leur regard se perdant au-delà de leurs enfants vers un futur qui n’arrive jamais assez vite. Si l’on se contente uniquement de ces photographies, seule la misère se dégage de cette époque : le goût de la terre, l’odeur de la sueur et le spectre des rêves perdus s’empilent tels des assiettes brisées. Un fardeau, voilà ce à quoi l’on songe lorsqu’on voit ces gens. Que peuvent-ils faire d’autre que porter un fardeau ?


 

jeudi 23 avril 2020

[Mozley, Fiona] Elmet





Coup de coeur 💓

 

Titre : Elmet

Auteur : Fiona MOZLEY

Traductrice : Laetitia DEVAUX   

Parution : en anglais en 2017,
                en français en 2020 chez Gallimard

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

John Smythe est venu s’installer avec ses enfants, Cathy et Daniel, dans la région d’origine de leur mère, le Yorkshire rural. Ils y mènent une vie ascétique mais profondément ancrée dans la matérialité poétique de la nature, dans une petite maison construite de leurs mains entre la lisière de la forêt et les rails du train Londres-Édimbourg. Dans les paysages tour à tour désolés et enchanteurs du Yorkshire, terre gothique par excellence des sœurs Brontë et des poèmes de Ted Hughes, ils vivent en marge des lois en chassant pour se nourrir et en recevant les leçons d’une voisine pour toute éducation. 

Menacé d’expulsion par Mr Price, un gros propriétaire terrien de la région qui essaye de le faire chanter pour qu’il passe à son service, John organise une résistance populaire. Il fédère peu à peu autour de lui les travailleurs journaliers et peu qualifiés qui sont au service de Price et de ses pairs. L’assassinat du fils de Mr Price déclenche alors un crescendo de violence ; les soupçons se portent immédiatement sur John qui en subit les conséquences sous les yeux de ses propres enfants… 

Ce conte sinistre et délicat culmine en une scène finale d’une intense brutalité qui contraste avec la beauté et le lyrisme discret de la prose de l’ensemble du roman.

 

 

Un mot sur l'auteur :

Née en 1988, Fiona Mozley est une romancière et médiévaliste britannique. Elmet, son premier roman, a obtenu le prix Somerset-Maugham en 2018, et été sélectionné pour le prestigieux Man Booker Prize en 2017.

 

 

Avis :

John Smythe, ancien homme de main et boxeur clandestin, vient de s’installer illégalement dans le Yorkshire, sur le terrain qui appartenait autrefois à son épouse disparue. Avec ses deux enfants Cathy et Daniel, il y mène une existence marginale et retirée, vivant principalement de la chasse. Mais le propriétaire, Mr Price, potentat local redouté aux pratiques peu orthodoxes, s’est mis en tête de l’expulser.

Faisant référence à un ancien royaume celtique qui, du Ve au VIIe siècles, couvrit une partie du Yorkshire, mais se déroulant dans ce que l’on devine être notre époque, Elmet met en scène une sorte de Robin des Bois moderne, hors-la-loi au grand coeur, braconnier proche des pauvres et des opprimés, en l’occurrence des victimes du vil Mr Price, homme terrifiant et sans vergogne. A travers les puissantes personnalités de John et de Price s’affrontent deux univers opposés : l’un fruste mais humaniste, fondé sur la liberté et la proximité avec la nature, l’autre construit sur la possession, le pouvoir et la domination à n’importe quel prix.

La fable va s’avérer extrêmement cruelle, les débuts plutôt paisibles et bucoliques, imprégnés de la tendresse taiseuse d’une famille hors normes, basculant rapidement dans un cauchemar violent et sanglant, où John et ses enfants se retrouvent confrontés à l’injustice, à la tyrannie et à la brutalité aveugle. Autour d’eux, la majorité des témoins se pressent comme des moutons, prompts à basculer d’un camp à l’autre pour toujours se trouver du côté du plus fort.

J’ai été littéralement emportée par cette histoire où l’auteur réalise l’exploit de rendre parfaitement réaliste un conte remarquable d’imagination. De son écriture fluide et agréable qui transporte littéralement le lecteur auprès de personnages crédibles et touchants, Fiona Mozley met en place une spirale tragique où la tension dramatique portée à son paroxysme débouche sur un sentiment de révolte face à l’injustice.

Curieux mélange d’ingénuité et de cruauté où le bucolisme léger se transforme sans prévenir en explosion sanglante, cet étonnant roman à la lecture addictive nous confronte à une situation contemporaine d’assujettissement social aux échos étrangement féodaux. Coup de coeur. (5/5)


La Ronde des Livres - Challenge 
Multi-Défis du Printemps 2020