Coup de coeur 💓
Titre : Les Coeurs endurcis (Nieczulosc)
Auteur : Martyna BUNDA
Traduction : Caroline RASZKA-DEWEZ
Parution : en polonais en 2017,
en français en 2022
(Noir sur Blanc)
Pages : 256
Présentation de l'éditeur :
Les héroïnes de cette saga féminine, dont l’action recouvre le second tiers du XXe
siècle en Pologne, sont trois sœurs : Gerta, fiable et sérieuse, Truda,
qui cède facilement aux appels du cœur, et Ilda, la rebelle, la
fantasque. Leur mère, Rozela, les a élevées seule dans le village
cachoube de Dziewcza Góra. Pour survivre à la guerre, puis à la terreur
stalinienne, elles doivent apprendre à dissimuler leurs sentiments.
L’insensibilité devient leur bouclier contre l’adversité, et, là où
d’autres s'effondreraient, Rozela et ses filles poursuivent leur chemin,
vaille que vaille. Il y a des mariages et des séparations, mais ni les
maris ni les enfants qui viennent au monde ne constituent le centre de
tout.
Ici, les liens du sang ne semblent relier que les femmes… Au fil
des années, la maison de la mère restera le lieu où reprendre souffle,
où retrouver forces et réconfort. Dans cette éblouissante évocation de
la « dureté » des femmes, aucune idéalisation, aucun violon de mélodrame
facile, mais des images inoubliables et un humour merveilleux. Une ode à
la sororité, à une forme farouche de solidarité.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Martyna Bunda, née à Gdańsk en 1975, a grandi dans la région polonaise
de Cachoubie ; elle a étudié les sciences politiques et a travaillé dès
l’âge de 18 ans comme journaliste de presse écrite. De 2012 à 2018, elle
a dirigé les pages d’actualités nationales d’un grand hebdomadaire
polonais (Polityka). Elle a reçu plusieurs prix pour ses reportages et
pour Les Cœurs endurcis, son premier roman. Elle est mère de deux filles
et vit à Varsovie.
Après la mort accidentelle de leur père, les trois sœurs Gerta, Truda et Ilda sont élevées par leur seule mère Rozela, dans leur maison d’un village de Cachoubie, en Pologne. Alors qu’aux épreuves de la guerre succède la terreur stalinienne, toutes quatre acquièrent l’habitude de se débrouiller, vaille que vaille. Viendront mariages et enfants, joies et malheurs : rien ne les empêchera jamais de faire bloc, en véritables piliers de la famille…
Commençant par sa piquante scène finale, puis alternant les points de vue de chacune des quatre héroïnes en une myriade de brefs épisodes illustrant leur quotidien sur un demi-siècle, le récit décrit un cycle complet de saisons, en même temps qu’il accumule grands et menus faits de vie comme autant de couches de sédiments ou de cernes d’un arbre, pour restituer l’existence de ces femmes dans la Pologne d’après-guerre et des quelques décennies suivantes. Ces quatre fils de vie s’entrelacent ainsi pour former la même trame linéaire : celle de femmes appliquées ensemble à faire face à l’adversité sans faiblir et en ne comptant d’abord que sur elles-mêmes, les défaillances des hommes – entre surmortalité, inconstance et lâcheté – les ayant habituées à ne les voir endosser que des rôles satellites.
Rien n’est facile pour Rozela et ses filles, mais jamais aucune ne songerait même à se plaindre ou à baisser les bras. A vrai dire, Rozela ne survit aux atrocités subies pendant la guerre qu’en enfouissant les traumatismes au plus secret d’elle-même, et en se jetant corps perdu, tout sentiment bridé, dans la mêlée d’une existence où tout se conquiert de haute lutte, et à condition de savoir faire feu de tout bois. Dans cette Pologne tombée dans le giron soviétique, assurer les fondamentaux de l’existence est une lutte de tous les instants, et c’est au moyen d’une débrouillardise, d’une capacité d’adaptation et d’une endurance de tous les instants que les femmes de la trempe de Rozela assurent le quotidien en tâchant de compenser l’usure ou l’absence de leurs hommes. Cela ne se fait pas sans une certaine forme de brutalité : l’on n’a guère le loisir de s’attendrir, ni de s’appesantir sur soi-même. L’éducation se fait à la dure, et si une solidarité sans faille les unit, l’action chez elles tient lieu de sentiment.
Par nécessité impitoyablement coriaces, à commencer avec elles-mêmes, les quatre femmes de ce récit cachent en leur tréfonds une humanité des plus attachantes. Leur audace et leur inventivité multiplient les épisodes dont l’évidente authenticité ou, parfois, l’allure de légendes familiales, entretiennent l’impression d’une chronique fidèle à ce que l’auteur aurait pu recueillir de la vie de ses mère, tantes et grand-mère. Tantôt dramatiques, tantôt cocasses, ce sont mille détails de l’existence de ces femmes qui parviennent dans ces pages à nous les rendre particulièrement proches et vivantes. Et, en fin de livre, l’on revit cette fois avec tendresse et amusement, la scène initiale qui avait tant piqué notre curiosité de lecteur.
Cette chronique familiale, qui, au travers des menus faits de leur quotidien, parvient avec tant de naturel à faire revivre deux générations de femmes pendant la période communiste de la Pologne, s’avère un témoignage historique que son objectivité et son authenticité, autant que son écriture vive et pleine d’humour, rendent tout à fait passionnant. Coup de coeur. (5/5)
Avis :
Commençant par sa piquante scène finale, puis alternant les points de vue de chacune des quatre héroïnes en une myriade de brefs épisodes illustrant leur quotidien sur un demi-siècle, le récit décrit un cycle complet de saisons, en même temps qu’il accumule grands et menus faits de vie comme autant de couches de sédiments ou de cernes d’un arbre, pour restituer l’existence de ces femmes dans la Pologne d’après-guerre et des quelques décennies suivantes. Ces quatre fils de vie s’entrelacent ainsi pour former la même trame linéaire : celle de femmes appliquées ensemble à faire face à l’adversité sans faiblir et en ne comptant d’abord que sur elles-mêmes, les défaillances des hommes – entre surmortalité, inconstance et lâcheté – les ayant habituées à ne les voir endosser que des rôles satellites.
Rien n’est facile pour Rozela et ses filles, mais jamais aucune ne songerait même à se plaindre ou à baisser les bras. A vrai dire, Rozela ne survit aux atrocités subies pendant la guerre qu’en enfouissant les traumatismes au plus secret d’elle-même, et en se jetant corps perdu, tout sentiment bridé, dans la mêlée d’une existence où tout se conquiert de haute lutte, et à condition de savoir faire feu de tout bois. Dans cette Pologne tombée dans le giron soviétique, assurer les fondamentaux de l’existence est une lutte de tous les instants, et c’est au moyen d’une débrouillardise, d’une capacité d’adaptation et d’une endurance de tous les instants que les femmes de la trempe de Rozela assurent le quotidien en tâchant de compenser l’usure ou l’absence de leurs hommes. Cela ne se fait pas sans une certaine forme de brutalité : l’on n’a guère le loisir de s’attendrir, ni de s’appesantir sur soi-même. L’éducation se fait à la dure, et si une solidarité sans faille les unit, l’action chez elles tient lieu de sentiment.
Par nécessité impitoyablement coriaces, à commencer avec elles-mêmes, les quatre femmes de ce récit cachent en leur tréfonds une humanité des plus attachantes. Leur audace et leur inventivité multiplient les épisodes dont l’évidente authenticité ou, parfois, l’allure de légendes familiales, entretiennent l’impression d’une chronique fidèle à ce que l’auteur aurait pu recueillir de la vie de ses mère, tantes et grand-mère. Tantôt dramatiques, tantôt cocasses, ce sont mille détails de l’existence de ces femmes qui parviennent dans ces pages à nous les rendre particulièrement proches et vivantes. Et, en fin de livre, l’on revit cette fois avec tendresse et amusement, la scène initiale qui avait tant piqué notre curiosité de lecteur.
Cette chronique familiale, qui, au travers des menus faits de leur quotidien, parvient avec tant de naturel à faire revivre deux générations de femmes pendant la période communiste de la Pologne, s’avère un témoignage historique que son objectivité et son authenticité, autant que son écriture vive et pleine d’humour, rendent tout à fait passionnant. Coup de coeur. (5/5)
Citations :
Elle le pria de lui raconter d’où il venait. L’histoire qu’elle entendit fut celle d’une femme que l’on avait poussée d’un train pour Varsovie, au cours de la première guerre, par temps de grande famine, après lui avoir volé le pain qu’elle s’était procuré à la campagne. Rassemblant ses dernières forces, la femme avait marché jusqu’à la forêt, sans savoir où elle se trouvait, ni où elle allait. Dans cette forêt, au beau milieu d’un chemin, elle était tombée sur un nouveau-né. On avait fini par les trouver tous les deux, car l’enfant pleurait très fort. Elle avait donc survécu grâce aux cris du bébé, et lui, parce que la femme le réchauffait contre son corps. Et lorsqu’ils eurent enfin repris des forces, dans un village des environs de Radom, il se révéla que la maison de la femme avait été détruite, et ses enfants tués. Et ainsi ils restèrent ensemble, tous les deux. Lui, sans jamais connaître sa mère biologique, et elle, pour qui il remplaça ses enfants.
Truda était plus indulgente envers Józek qu’envers son propre fils. Néanmoins, lorsqu’elle les surprit à fumer à deux une cigarette, de celles que lui envoyait Jakob pour qu’elle puisse les revendre à bon prix, même lui n’y coupa pas. Elle les poussa vivement tous les deux jusqu’à la cuisine des cochons, leur donna un paquet à chacun en leur ordonnant de fumer cigarette sur cigarette jusqu’à la dernière. Ils en fumaient une, verdissaient, vomissaient, allumaient la suivante. Jan-Flamme resta couché deux jours après ça, à vomir encore dans une bassine. Aux yeux de Truda, ce n’était que justice : à coup sûr, c’était lui qui avait entraîné son frère à fumer. Elle l’avait fait pour leur bien. Ils ne toucheraient jamais plus à une cigarette. Elle se montrait toujours sévère envers son propre fils, même lorsqu’il se faisait mal. Elle allait parfois vérifier si les garçons étaient déjà endormis, mais jamais elle n’était prise de tendresse envers le petit Jan. Pas même quand il dormait.
Oubliée, la mort de Staline ! Les gens, dorénavant, parlaient de Gomuɫka. Qu’importe qu’il soit du parti ou pas, pourvu qu’enfin il y ait quelque changement. Gerta avait elle aussi ses espérances : dans leur immeuble de Kartuzy, pour la première fois depuis des années, un deux-pièces clair et spacieux devait se libérer. Gerta espérait beaucoup se le voir attribuer. Depuis des mois elle faisait le tour des administrations à cet effet. Toujours, elle se voyait opposer un refus ; l’une des femmes du bureau des demandes finit par l’informer aimablement qu’il s’agissait de Jan le Gitan. Après avoir finalement donné son pot-de-vin à qui de droit, ajoutant à l’argent de la vente des serviettes un siège de toilette obtenu par miracle à Gdańsk, Gerta n’avait plus qu’à attendre que le logement se libère. Ce qui arriva presque aussitôt après la naissance de sa fille. Edward avait juste à déposer la demande. Mais lui, il alla remettre le document à un autre fonctionnaire, pas le bon. Le courrier suivit un circuit imprévu, quelqu’un s’en était mêlé qui se souvenait de qui Gerta était la belle-sœur ; l’attribution prévue tomba à l’eau. Son mari considérait qu’il n’était en rien fautif. Par ailleurs, disait-il, pourchasser des fonctionnaires comme des perdrix était en dessous de sa dignité.
Truda était plus indulgente envers Józek qu’envers son propre fils. Néanmoins, lorsqu’elle les surprit à fumer à deux une cigarette, de celles que lui envoyait Jakob pour qu’elle puisse les revendre à bon prix, même lui n’y coupa pas. Elle les poussa vivement tous les deux jusqu’à la cuisine des cochons, leur donna un paquet à chacun en leur ordonnant de fumer cigarette sur cigarette jusqu’à la dernière. Ils en fumaient une, verdissaient, vomissaient, allumaient la suivante. Jan-Flamme resta couché deux jours après ça, à vomir encore dans une bassine. Aux yeux de Truda, ce n’était que justice : à coup sûr, c’était lui qui avait entraîné son frère à fumer. Elle l’avait fait pour leur bien. Ils ne toucheraient jamais plus à une cigarette. Elle se montrait toujours sévère envers son propre fils, même lorsqu’il se faisait mal. Elle allait parfois vérifier si les garçons étaient déjà endormis, mais jamais elle n’était prise de tendresse envers le petit Jan. Pas même quand il dormait.
Oubliée, la mort de Staline ! Les gens, dorénavant, parlaient de Gomuɫka. Qu’importe qu’il soit du parti ou pas, pourvu qu’enfin il y ait quelque changement. Gerta avait elle aussi ses espérances : dans leur immeuble de Kartuzy, pour la première fois depuis des années, un deux-pièces clair et spacieux devait se libérer. Gerta espérait beaucoup se le voir attribuer. Depuis des mois elle faisait le tour des administrations à cet effet. Toujours, elle se voyait opposer un refus ; l’une des femmes du bureau des demandes finit par l’informer aimablement qu’il s’agissait de Jan le Gitan. Après avoir finalement donné son pot-de-vin à qui de droit, ajoutant à l’argent de la vente des serviettes un siège de toilette obtenu par miracle à Gdańsk, Gerta n’avait plus qu’à attendre que le logement se libère. Ce qui arriva presque aussitôt après la naissance de sa fille. Edward avait juste à déposer la demande. Mais lui, il alla remettre le document à un autre fonctionnaire, pas le bon. Le courrier suivit un circuit imprévu, quelqu’un s’en était mêlé qui se souvenait de qui Gerta était la belle-sœur ; l’attribution prévue tomba à l’eau. Son mari considérait qu’il n’était en rien fautif. Par ailleurs, disait-il, pourchasser des fonctionnaires comme des perdrix était en dessous de sa dignité.
Lorsque la petite eut fêté ses six mois, Gerta revint pour de bon avec l’enfant dans son appartement de Kartuzy. En sortant le landau dans la cour pavée, elle se demandait souvent pourquoi ce n’était pas elle qui habitait l’un de ces étages lumineux, dans un trois, voire quatre-pièces avec balcon. Et elle n’y voyait toujours qu’une seule raison : il s’agissait d’un châtiment. Peut-être pour cette grand-mère qui s’était présentée enceinte devant l’autel ? Ou bien pour un péché plus ancien encore, inconnu de Gerta ? Eh bien, soit ! Ce châtiment, il fallait qu’elle l’accepte pour elle, afin de ne pas le laisser en héritage à sa fille.
En de rares occasions, elle éprouvait comme un regain de forces. Elle revenait à elle, pour un instant. Elle se remettait alors à distribuer des tâches à chacun. Les carottes devaient être découpées selon un modèle précis, ce que Rozela vérifiait ensuite elle-même ; les casseroles, dans la cuisine, devaient être rangées selon un ordre déterminé. Rozela avait une liste de choses à régler avant sa mort. Et en première place, sur cette fameuse liste, figurait l’achat de sa tenue pour le cercueil. Et, justement, au cours d’une de ces journées où elle sentait revenir un afflux de forces, elle informa Truda d’un ton catégorique qu’elle souhaitait un corsage blanc, une jupe noire et des chaussures noires – maintenant ! Sa fille était ennuyée : où donc pouvait-elle trouver ça ? Les magasins étaient vides, on allait faire ses courses comme on allait à la chasse. Dès que tombait la nouvelle d’une livraison dans un magasin, de longues queues se formaient aussitôt et on prenait ce qui se présentait ; et d’ailleurs, il n’y en avait jamais assez pour tout le monde. Rozela lui demanda d’informer Ilda. Ce que fit Truda, enfourchant à contrecœur le vélo pour se rendre à la poste de Kartuzy et téléphoner à Sopot. Deux jours plus tard, Ilda pointait de nouveau son nez à la Colline. La benjamine des sœurs voulait conduire sa mère chez la couturière. Elle n’allait se déshabiller devant personne, protesta vivement Rozela. À la fin, Gerta proposa d’aller jusqu’à Gdańsk en passant par Kartuzy et Kościerzyna, peut-être qu’elles réussiraient à trouver quelque chose quelque part. Une telle perspective ne réjouit guère Rozela. Elles partirent cependant. La tenue pour le cercueil, c’était le plus important après tout. À Kartuzy, elles ne trouvèrent rien du tout. À Kościerzyna, on vendait des corsages infroissables, mais, de ceux-là, Rozela ne voulait pas : c’était une calamité pire encore que le polymère, le plastique dont étaient faites les fleurs de l’enterrement d’Abram. Elles finirent par dénicher une blouse et une jupe à Gdańsk, dans une espèce de dépôt-vente que les marins fournissaient en vêtements venus de l’Ouest. Pour les chaussures, ce fut une autre paire de manches. L’État populaire prévoyait, pour les défunts dans leur cercueil, des chaussures en carton dont ne voulait absolument pas Rozela. Enfin, dans un quartier portuaire de Gdynia, elles trouvèrent des souliers en cuir noir. Bien que morte de fatigue, tout endolorie après une nouvelle expédition de plusieurs heures en voiture, Rozela était contente. Depuis ce jour-là, tous les vendredis, elle commençait sa journée par le repassage de ses habits mortuaires, elle les aspergeait aussi d’eau d’ortie contre les mites. De temps en temps, le jeudi soir, les filles de Gerta, de plus en plus grandes, mais toutes sosottes encore, des gamines, quoi ! sortaient les habits de Rozela de l’armoire et allaient les cacher dans le jardin, ou au grenier, et elles étaient aux anges lorsque leur grand-mère, paniquée après avoir ouvert l’armoire, poussait des cris et, impuissante, courait à travers toute la maison en pleurant qu’elle n’avait rien à se mettre pour mourir. Rozela avait déjà oublié que ses petites-filles s’amusaient toujours à faire disparaître sa blouse et sa jupe.
En de rares occasions, elle éprouvait comme un regain de forces. Elle revenait à elle, pour un instant. Elle se remettait alors à distribuer des tâches à chacun. Les carottes devaient être découpées selon un modèle précis, ce que Rozela vérifiait ensuite elle-même ; les casseroles, dans la cuisine, devaient être rangées selon un ordre déterminé. Rozela avait une liste de choses à régler avant sa mort. Et en première place, sur cette fameuse liste, figurait l’achat de sa tenue pour le cercueil. Et, justement, au cours d’une de ces journées où elle sentait revenir un afflux de forces, elle informa Truda d’un ton catégorique qu’elle souhaitait un corsage blanc, une jupe noire et des chaussures noires – maintenant ! Sa fille était ennuyée : où donc pouvait-elle trouver ça ? Les magasins étaient vides, on allait faire ses courses comme on allait à la chasse. Dès que tombait la nouvelle d’une livraison dans un magasin, de longues queues se formaient aussitôt et on prenait ce qui se présentait ; et d’ailleurs, il n’y en avait jamais assez pour tout le monde. Rozela lui demanda d’informer Ilda. Ce que fit Truda, enfourchant à contrecœur le vélo pour se rendre à la poste de Kartuzy et téléphoner à Sopot. Deux jours plus tard, Ilda pointait de nouveau son nez à la Colline. La benjamine des sœurs voulait conduire sa mère chez la couturière. Elle n’allait se déshabiller devant personne, protesta vivement Rozela. À la fin, Gerta proposa d’aller jusqu’à Gdańsk en passant par Kartuzy et Kościerzyna, peut-être qu’elles réussiraient à trouver quelque chose quelque part. Une telle perspective ne réjouit guère Rozela. Elles partirent cependant. La tenue pour le cercueil, c’était le plus important après tout. À Kartuzy, elles ne trouvèrent rien du tout. À Kościerzyna, on vendait des corsages infroissables, mais, de ceux-là, Rozela ne voulait pas : c’était une calamité pire encore que le polymère, le plastique dont étaient faites les fleurs de l’enterrement d’Abram. Elles finirent par dénicher une blouse et une jupe à Gdańsk, dans une espèce de dépôt-vente que les marins fournissaient en vêtements venus de l’Ouest. Pour les chaussures, ce fut une autre paire de manches. L’État populaire prévoyait, pour les défunts dans leur cercueil, des chaussures en carton dont ne voulait absolument pas Rozela. Enfin, dans un quartier portuaire de Gdynia, elles trouvèrent des souliers en cuir noir. Bien que morte de fatigue, tout endolorie après une nouvelle expédition de plusieurs heures en voiture, Rozela était contente. Depuis ce jour-là, tous les vendredis, elle commençait sa journée par le repassage de ses habits mortuaires, elle les aspergeait aussi d’eau d’ortie contre les mites. De temps en temps, le jeudi soir, les filles de Gerta, de plus en plus grandes, mais toutes sosottes encore, des gamines, quoi ! sortaient les habits de Rozela de l’armoire et allaient les cacher dans le jardin, ou au grenier, et elles étaient aux anges lorsque leur grand-mère, paniquée après avoir ouvert l’armoire, poussait des cris et, impuissante, courait à travers toute la maison en pleurant qu’elle n’avait rien à se mettre pour mourir. Rozela avait déjà oublié que ses petites-filles s’amusaient toujours à faire disparaître sa blouse et sa jupe.
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