jeudi 6 janvier 2022

[Caminito, Giulia] Un jour viendra

 

 

 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Un jour vendra (Un giorno verrĂ )

Auteur : Giulia CAMINITO

Traducteur : Laurent BRIGNON

Parution : en italien en 2019    
                   en français (Gallmeister) en 2021

Pages : 288

 

   

 

 

 

 

PrĂ©sentation de l'Ă©diteur :  

À Serra de’ Conti, sur les collines des Marches italiennes, Lupo et Nicola vivent dans une famille pauvre et sans amour. Fils du boulanger Luigi Ceresa, le jeune Lupo, fier et rebelle, s’est donnĂ© pour mission de protĂ©ger son petit frĂšre Nicola, trop fragile, trop dĂ©licat avec son visage de prince. FlanquĂ©s de leur loup apprivoisĂ©, les deux frĂšres survivent grĂące Ă  l’affection indestructible qui les unit. Leur destin est intimement liĂ© Ă  celui de Zari, dite Soeur Clara, nĂ©e au lointain Soudan et abbesse respectĂ©e du couvent de Serra de’ Conti. Car un mensonge sĂ©pare les frĂšres et un secret se cache derriĂšre les murs du monastĂšre. Alors que souffle le vent de l’Histoire, et que la Grande Guerre vient Ă©branler l’Italie, le jour viendra oĂč il leur faudra affronter la vĂ©ritĂ©.

Dans une langue aussi tendre et rude que l’amour entre deux frĂšres, Giulia Caminito donne voix Ă  des personnages intenses en lutte face au chaos du monde. 

 

Le mot de l'Ă©diteur sur l'auteur :

Giulia Caminito est née en 1988 à Rome. Elle est diplômée en philosophie politique. Son premier roman, La Grande A (2016, Giunti) a reçu plusieurs prix littéraires prestigieux. Un jour viendra, son deuxième roman et le premier traduit en France, se déroule dans le village d’origine de sa mère, à Serra de’ Conti dans les Marches italiennes, sur les hauteurs d’Ancône.

 

 

Avis :

NĂ©s Ă  la toute fin du 19e siĂšcle dans une famille pauvre de Serra de’ Conti, dans les Marches italiennes, Lupo et Nicola n’ont que leur indĂ©fectible affection pour survivre Ă  la rudesse de l’environnement oĂč ils grandissent. Mais la Grande Guerre qui ravage bientĂŽt l’Italie a tĂŽt fait de sĂ©parer les deux frĂšres Ă  peine entrĂ©s dans l’ñge adulte. Encore ne sont-ils pas au bout de leurs Ă©preuves, puisqu’il leur faudra aussi affronter un secret familial celĂ© derriĂšre les murs du couvent qui domine leur village.

Brodant autour du souvenir de son grand-pĂšre anarchiste, l’auteur sertit l’histoire romanesque de la famille Ceresa dans une fresque historique et sociale passionnante. Son profond rĂ©alisme doit beaucoup Ă  l’habiletĂ© suggestive de son mode narratif, qui, de petites touches en dĂ©tails bien choisis, construit peu Ă  peu une galerie de personnages, rĂ©els et fictifs mĂȘlĂ©s, d’une grande force et d’un parfait naturel. C’est au plus prĂšs de leur ressenti, alors que, submergĂ©s par les Ă©vĂ©nements extĂ©rieurs et les soubresauts de l’Histoire, ils entreprennent chacun Ă  leur maniĂšre de se rĂ©volter et de rĂ©sister Ă  la fatalitĂ©, que l’on dĂ©couvre cette pĂ©riode de l’Italie : l’organisation quasi fĂ©odale de son agriculture, la misĂšre et les brigandages qui en dĂ©coulent, la montĂ©e de l’anarchisme et du fascisme, et, dans un crescendo apocalyptique, l’enfer de la Grande Guerre et l’hĂ©catombe de la grippe espagnole.

UsĂ©s jusqu’à l’ñme par leurs tragĂ©dies personnelles sur fond de tourmente gĂ©nĂ©rale, les personnages de Giulia Caminito ont en commun l’ultime instinct de prĂ©servation de ceux qui n’ont plus rien Ă  perdre et qui jettent toutes leurs forces dans la dĂ©fense de ce qu’ils ont de plus cher, le prix Ă  en payer n’ayant plus d’importance. LibertĂ© pour l’indomptable Lupo, attachement fraternel pour le fragile Nicola, principes religieux et charitĂ© chrĂ©tienne pour l’inoxydable Moretta : tous ne survivent que par, et pour, la sauvegarde de leur intĂ©gritĂ©-mĂȘme, avec cette force du dĂ©sespoir propre Ă  soulever les rĂ©volutions. En cela, Un jour viendra est avant tout un splendide hommage Ă  toutes les rĂ©sistances. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Lupo connaissait cette histoire par cƓur, comme chacun d’entre eux, ils savaient tous ce que signifiait ne rien possĂ©der hormis ses bras.  
Chaque annĂ©e, une trĂšs grosse moitiĂ© de la rĂ©colte des champs en mĂ©tayage revenait au propriĂ©taire, et le paysan utilisait ce qui lui restait pour replanter, affourrager, si bien que, de moins de la moitiĂ©, ce qui lui restait fondait Ă  un tiers, c’est-Ă -dire pas assez, et personne n’arrivait Ă  joindre les deux bouts.  
Le propriĂ©taire faisait la loi dans ses champs, il dĂ©terminait qui Ă©tait autorisĂ© Ă  travailler et qui ne l’était pas, qui Ă©tait autorisĂ© Ă  se marier et qui ne l’était pas, combien ils devaient ĂȘtre autour de leur table, le propriĂ©taire chassait les enfants en trop. Les propriĂ©taires Ă©taient des Ă©trangers, les terres confisquĂ©es aux prĂȘtres, ni le roi ni le gouvernement ne les avaient distribuĂ©es aux gens.
 

La fonction d’abbesse passait de femme en femme, une autonomie fĂ©minine conquise avec peine, une possibilitĂ© de se gouverner seules perpĂ©tuĂ©e avec dĂ©vouement.  
Les religieuses se choisissaient leur guide elles-mĂȘmes, la personne qui devrait surveiller les comptes, distribuer des tĂąches adaptĂ©es Ă  chacune, redresser les parcours bancals, tirer de la torpeur les esprits Ă©garĂ©s, et surtout ne pas se laisser tyranniser par le monde, parce que tous les jours ils seraient nombreux Ă  venir frapper Ă  la porte du monastĂšre pour demander une audience, une aide, une priĂšre, mais aussi pour insulter, railler, mĂ©priser et elle, pareille Ă  une digue, elle laisserait l’eau douce couler et repousserait l’eau malsaine en amont, elle tiendrait les marĂ©cages Ă©loignĂ©s, permettrait aux affluents de courir Ă  leur embouchure.
 

De fait une rĂšgle trĂšs ancienne interdisait aux religieuses de voir les visiteurs sauf en cas de force majeure, et sƓur Clara avait l’intention de respecter les coutumes qui les avaient maintenues en vie jusque-lĂ  : sans rĂšglement elles auraient racorni dans leur bocal comme des coings privĂ©s de sirop.
 

Le monastĂšre n’avait jamais Ă©tĂ© fermĂ©, les habitants de Serra y avaient toujours trouvĂ© un refuge pour leurs confessions, leurs pleurs, leurs joies, leur faim.  
Le monastĂšre les couvait depuis ses hauts murs, aigle sur son nid il prenait appui sur ses pattes prĂȘt Ă  dĂ©ployer ses ailes, Ă  attaquer Ă  coups de bec les tĂȘtes obstinĂ©es de ses ennemis, cette statue de pierre savait cependant Ă©tendre ses racines, s’agripper aux fondations des maisons, passer sous les rues, ronger la pierre et gagner la terre.
 
 
Si on va Ă  l’école pendant deux ans seulement on sait compter sur ses doigts, quand on grandit et qu’on travaille Ă  la journĂ©e les chiffres c’est l’argent gagnĂ©, on l’empoche et on le rapporte chez soi, lui quand il comptait moins de doigts il arrĂȘtait de se prĂ©senter au travail, quand il en comptait plus il devenait soupçonneux parce que les patrons ne sont certainement pas lĂ  pour faire des cadeaux, s’ils donnent plus c’est qu’ils veulent plus.


Elle n’était pas nĂ©e avec des rĂȘves de famille, elle avait toujours dĂ©sirĂ© quitter la maison de son pĂšre pour entrer dans une autre qui ne soit pas celle d’un mĂ©tayer de Serra de’ Conti, dĂšs l’enfance elle avait refusĂ© de devenir comme sa mĂšre et comme la mĂšre de sa mĂšre, ces femmes qui savaient Ă©lever un agneau, plumer une poule, recoudre une blessure, tenir les vers Ă  soie au chaud, ces femmes Ă  cailles et Ă  pigeons, qui ne pouvaient se rendre aux veillĂ©es qu’accompagnĂ©es.  
Au mariage de sa sƓur Agata qui avait Ă©pousĂ© un paysan comme de rigueur, elle avait vu sa future belle-mĂšre la dĂ©vorer des yeux, comme on convoite un objet pour l’enfermer ensuite Ă  la cave.
 

Il disait qu’on ne doit pas voter mĂȘme si maintenant on a le droit, que placer ses espoirs dans le gouvernement c’est comme attendre que la lune tombe dans la mer, il disait que les diffĂ©rences et les injustices ne devraient pas exister, qu’on ne devrait pas travailler pour d’autres mais seulement pour nous, qu’il ne devrait y avoir ni patrons ni propriĂ©taires, ni prĂȘtres ni Ă©glises, ni lois ni obligations ni interdits, Ă  part ceux pour notre bien, pour vivre ensemble, collaborer, ĂȘtre tous Ă©gaux, et que c’est Ă  nous de nous battre pour ça.


Les yeux de Lupo balayaient les collines et les clĂŽtures, leur terre des Marches oĂč les forĂȘts Ă©taient petites et Ă©paisses, oĂč le blĂ© Ă©tait toujours soigneusement rĂątelĂ©, leur terre bien entretenue, astiquĂ©e et lustrĂ©e, oĂč chacun creusait, crachait, semait sur des lopins de plus en plus petits, ils allaient finir par se disputer les flaques et les plates-bandes, il n’y avait pas une parcelle sans barriĂšres, pas un buisson abandonnĂ©, chaque pente Ă©tait la vallĂ©e de quelqu’un, gare Ă  vous si vous entriez dans le mauvais champ, ne laissez pas vos bĂȘtes gambader dans les pĂąturages d’autrui.  
Les seuls dĂ©lits passĂ©s sous silence Ă©taient ceux commis aux dĂ©pens des propriĂ©taires par les fermiers et les paysans pour protester, les vaches abattues sans autorisation, les poules vendues au marchĂ©, le blĂ© cachĂ© dans les faux plafonds : d’une maniĂšre ou d’une autre, il fallait bien rĂ©sister, ne pas mourir.  
Sous l’apparence lisse de leurs formes gĂ©omĂ©triques parfaites se cachaient le poison de la pauvretĂ©, la triste faute des voleurs et des mendiants, les priĂšres des brigands.
 
 
Une personne gĂȘne, deux personnes dĂ©rangent, mille personnes font table rase de tout : les mots entendus dans les meetings lui revenaient inlassablement Ă  l’esprit quand il se couchait le soir.


C’était une cause juste de refuser de partir Ă  la guerre, de ne pas toucher la paie qui leur revenait, d’envoyer Nicola Ă  l’école, une cause juste que Gaspare conserve la moitiĂ© de ce qu’il cultivait, de ne pas crever en volant une pomme, une cause juste que les terres retirĂ©es aux prĂȘtres leur soient donnĂ©es, Ă  eux qui les habitaient, les travaillaient, les aimaient, puis la police ouvrit le feu.


SƓur Clara le regarda quitter la piĂšce des registres et se laissa tomber sur sa chaise. Si elle n’avait pas Ă©tĂ© une femme de nerfs et de sang mais la petite flamme que sa mĂšre laissait toujours allumĂ©e Ă  la fenĂȘtre, Ă  prĂ©sent, en silence, elle se serait Ă©teinte.


Son pĂšre croyait qu’elle serait un garçon, et Ă  sa naissance, aprĂšs avoir jetĂ© un coup d’Ɠil entre ses jambes et compris qu’il y manquait quelque chose il Ă©tait parti en claquant la porte, on ne l’avait pas revu jusqu’au lendemain.


Le clavier avait Ă©tĂ© un refuge et un choix, une volontĂ© primitive, la possibilitĂ© de toucher ce qu’il n’est pas donnĂ© de toucher sur cette terre, de vivre le souffle de l’air, de le palper de ses doigts exercĂ©s, d’en sentir la pression sur sa lĂšvre supĂ©rieure, de vibrer, de rogner l’espace du bruit pour laisser place Ă  la musique, c’était un tour de force exĂ©cutĂ© en douceur, une marĂ©e qui engloutissait tout sans la moindre vague.


 

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