mercredi 26 janvier 2022

[Litt, Vincent] Soleil rouge sur Badényabougou

 

 

 

 

J'ai aimé

 

Titre : Soleil rouge sur Badényabougou

Auteur : Vincent LITT

Parution : 2021 (Murmure des soirs)

Pages : 247

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Manon et moi avions trouvé refuge dans l’appentis du dispensaire déserté de Badényabougou. Nous nous étions glissés à la hâte dans ce cagibi resserré et sans fenêtres jouxtant l’ample salle de soins. Dans cet espace confiné, Manon se déchirait d’angoisse, je la serrais dans mes bras et tentais de la réconforter. Nous croupissions là, dissimulés derrière des cartons vides, des madriers, des tôles, une table d’examen, une étagère métallique.

Eduardo, médecin volontaire dans l’hôpital d’une bourgade sahélienne, se fond rapidement dans le microcosme local. Il est touché par la grâce distante de Fatimé et vit une passion intense avec Manon, globe-trotteuse de passage. Lorsqu’une bande armée s’infiltre dans ce coin reculé, c’est le cauchemar ! Face à la sauvagerie, les certitudes se lézardent. Sur qui compter ? Que devient la solidarité ?

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Vincent Litt, médecin et anthropologue est né en 1954 à Leuven. Il a grandi à Liège et vit à Orbais dans le Brabant wallon. Il écrit des nouvelles. Soleil rouge sur Badényabougou est son premier roman.

 

 

Avis :

Depuis deux ans qu’il a rejoint l’hôpital de cette petite bourgade reculée du Sahel, Eduardo est devenu « Mon Docteur » dans toute la région. Sa notoriété et son efficacité ne sont pourtant pas du goût de tout le monde, à commencer par les bandes mafieuses dont il gêne certains trafics. Quand un groupe armé s’installe au village, les ennuis commencent.

Les années de pratique de la médecine par l’auteur en Afrique donnent de l’assise au récit. Vincent Litt connaît son sujet et parvient sans mal à immerger le lecteur dans l’atmosphère de ce coin perdu du Sahel. Croquées de manière très vivante, les scènes s’enchaînent sans se départir d'un réalisme convaincant, qui fleure l’aventure et le dépaysement. Aux côtés d’un Eduardo souvent désarçonné mais empli de bonne volonté, l’on découvre le microcosme local. L’on s’acclimate aux inventifs expédients d’une population organisée pour tirer parti, vaille que vaille, de ses conditions très modestes. L’on s’accommode avec philosophie, moyennant quelques frayeurs, des innombrables aléas de déplacements rendus aussi périlleux qu’épuisants par l’absence ou l’état désastreux des pistes, routes et infrastructures. Mais aussi, d'emblée mis sous tension par la scène introductive dépeignant le narrateur et sa compagne tapis, mal en point et terrorisés, dans l'appentis d'un dispensaire, l'on évolue dans la lecture avec la certitude d'une menace imminente et d'une violence larvée, qui rendent plus manifeste encore le sentiment que rien n'est vraiment fiable ni maîtrisable dans cet environnement régi par ses lois propres, au gré d'arrangements et de compromissions gangrenant ses moindres rouages.

Dès lors, l'auteur joue à fond la carte du suspense et de l'angoisse, et c'est sur un rythme haletant qu'il nous entraîne dans un crescendo de faits inquiétants, alors que le brigandage de premières bandes armées, infiltrant la région sans la moindre réaction d'autorités corrompues, fait craindre de futures vagues bien plus organisées, djihadistes cette fois. La description de l'engrenage intéresse autant que la tension dramatique tient en haleine. Les péripéties finissent certes par flirter avec les limites du crédible, mais, emporté vers le paroxysme du récit, le lecteur reste enclin à ne point trop s'en formaliser. Tout au moins jusqu'à ce que, brutalement, en l'espace de quelques mots seulement, le soufflé ne retombe sur une issue aussi rapide qu'inopinée, décevante de plate facilité. Saisi d'une frustration incrédule, l'on achève alors cette lecture sur un désappointé  "tout ça pour ça" ?

Laissée sur ma faim par une intrigue qui finit par tourner court aux limites de la crédibilité, j'ai néanmoins dévoré, avec un plaisir certain, cette très vivante aventure africaine, riche en dépaysement et pimentée d'un suspense addictif. Une agréable récréation entre deux lectures plus exigeantes. (3/5)

 

Citations :

Je m’étonnais tous les jours de cette faculté qu’on avait par là-bas de faire comme si de rien n’était, de se saluer gaiement à demander comment va la famille, la santé, le travail, la fatigue, et tout et tout, même quand planait une hargne solide. Démosthène m’avait envoyé son soldat privé, j’avais été menacé, agressé, et monsieur me saluait chaleureusement, pire il a allumé son poste de radio à ondes courtes, préréglé sur Radio France International, en est sortie Véronique Sanson.

Pendant quelques instants, avec mon rôle de toubib, j’avais pris le dessus, mais je savais que ça n’allait pas durer : ou bien un de ses enfants étaient gravement malade, ou bien, on était dans l’embrouille. La seconde hypothèse était la bonne. Il a ri très fort, il sentait le cognac. D’un mouvement surjoué de son bras, il m’a prié de pénétrer dans son salon flanqué de fauteuils et de divans en surnombre, couvert au sol de tapis aux couleurs criardes. Au milieu de la pièce trois bonshommes me fixaient. Démo me les a présentés comme des inspecteurs de pharmacie. Ils avaient, eux aussi, revêtu leurs boubous du soir. Verres à la main, ils terminaient un rire. Comme si Démosthène était leur invité, ils m’ont fait signe de m’asseoir avec eux et tel un perroquet, le député n’a eu qu’à répéter leur sollicitation. On aurait dit trois frères ou trois cousins, tous larges et épais, pourvus de jambes extra longues qu’ils repliaient péniblement sur le bord du canapé. (…)
On m’a apporté du whisky. La conversation allait bon train entre les trois inspecteurs et leur hôte. Ils passaient du bambara au français et faisaient de longs détours par une autre langue qui pouvait être du songhaï. Ils ne m’adressaient pas la parole, causaient et riaient entre eux, mélangeaient les idiomes, je n’existais pas sauf pour remplir mon verre. Pas de place bien sûr pour parler de Hissein et de ses agissements. Je connaissais bien cette manière de dénigrer quelqu’un, de lui faire croire qu’il a accès aux conversations les plus fraternelles ou les plus secrètes et de la garder au milieu du jeu de quilles en l’ignorant.

Sanogo était passé du gris clair au gris transparent, l’infirmier-major s’était éclipsé et le comptable fouillait dans ses papiers sans savoir ce qu’il aurait bien pu y trouver. Se pavanant, les trois gaillards sont repartis dans leurs chaussures de bal. Ils enverraient leur rapport et il n’est jamais arrivé. Sanogo et son comptable n’allaient certainement pas me dire ce qu’ils savaient des raisons d’être de cette incursion surréaliste. Ils complétaient leurs maigres et discontinus traitements de fonctionnaires par des prélèvements sur les frais de fonctionnement de l’hôpital et redistribuaient le long d’une chaîne d’employés de la mairie, des impôts et de la sous-préfecture, une partie de leurs gains, transferts qu’il ne fallait pas mettre en péril. Le silence des uns valait la protection des autres, quels que fussent les montants ou les enjeux.

Il faisait très chaud, très sec. Epines et bouts de bois entraient dans mes sandales. Jamal portait des nu-pieds taillés dans des déchets de pneus. J’avais essayé ce genre de chaussures, c’était affreux, les bords des sangles entraient dans la chair et il fallait plusieurs semaines pour s’y habituer. Une fois les épaississements de corne et les durillons formés, la semelle de caoutchouc faisait corps avec la plante du pied et la marche devenait très aisée, même sur une route.
 
Un pont était  fermé cinquante kilomètres plus loin. Je connaissais bien la rivière à traverser et ce tablier en mauvais état, carrément fendu, qui menaçait depuis longtemps de s’écrouler. La fermeture avait enfin été décidée, mais il allait falloir attendre la saison sèche pour entamer les réparations et durant des mois, les véhicules passeraient par une chaussée submersible aménagée en contrebas. Ca promettait d‘être une grosse galère, les embourbements de camions dans le gué, les ensablements dans la remontée vers l’autre rive. C’était une aubaine pour les villageois aux alentours ; ils allaient se faire payer cher et vilain pour décharger et recharger, pousser, tirer et dépanner les véhicules. Dans pareilles situations, il y avait souvent des drames, comme ce camion-citerne qui s’était renversé dans la descente vers un gué, se mettant à suinter de l’essence, attirant femmes, hommes et enfants munis de seaux et de bidons, venus recueillir un peu du précieux liquide qui disparaissait dans le sable. Le bruit de l’explosion s’était propagé à des kilomètres, une colonne de fumée noire avait obscurci le ciel pendant des heures. C’était Lasséni qui m’avait raconté cette horreur, trente-deux morts, des dizaines de blessés. Cinq de ses amis gendarmes avaient péri dans des souffrances atroces. Depuis, quand on annonçait un passage à gué sur une route de cette importance, je prenais mes précautions, je m’informais de poste en poste. Ce jour-là, tout se passait bien, le pont était fermé depuis une heure ou deux, pas encore de catastrophe déclarée, de camion embourbé, de semi-remorque ensablé ou de citerne renversée.

Puis la route avait repris toute droite, avec ses semis bourrés à plus de cinquante tonnes. Plusieurs dizaines de personnes campaient là-haut sur les charges. Les attelages penchaient, avançaient en crabe, on avait envie de se garer pour les laisser passer, mais il aurait fallu s’arrêter toutes les deux minutes, ça circulait à fond sur ce tronçon-là, et dans la ligne droite ils prenaient eux aussi de la vitesse. Arrivés au virage, parfois ils versaient. Tout le monde savait qu’à cet endroit, la courbe était penchée dans le mauvais sens, mais certains jouaient avec la limite.

La route et ses barrières. A mon arrivée dans la pays, j’avais vécu ces contrôles comme des atteintes à ma dignité, comme des agressions, puis, allez bon, j’avais compris qu’il valait mieux en rire. J’avais mis au point une tchatche pour que les arrêts ne durent pas des plombes. Il y avait aussi plein de gars qui me connaissaient, j’avais soigné leurs gosses, celui du frère ou de la sœur. Parfois la vérification des papiers se transformait en consultation à la portière. A ces occasions, tout médicament était le bienvenu, ça faisait des économies, ça se revendait facilement et c’était personnalisé. Je n’en avais pas toujours avec moi, alors je les promettais pour la prochaine fois, pas un n’oubliait.
 
Un peu avant cela, d’autres clans s’étaient installés à Badényabougou, avaient mis les communications téléphoniques hors d’usage et coupé la route d’accès au bac. Contrairement à celles de notre petite ville, à Badényabougou, les bandes avaient été plus agressives. Elles ne s’étaient pas contentées du rôle d’éclaireur qu’elles avaient pris au départ des trois concessions urbaines. Elles avaient réellement bouclé le canton et rapidement affamé les gens. Elles avaient fait main basse sur les stocks de vivres du marché et rassemblé les troupeaux de la région. Elles frappaient ceux qui leur résistaient. Elles cherchaient de l’argent, des bijoux et pour cela retournaient les maisons de fond en comble. Le dépôt de médicaments et sa maigre caisse avaient fait partie du lot. A plusieurs reprises, Sanoussi s’était interposé. Son logement et la salle de soins du dispensaire avaient été sauvagement ciblés, comme tout ce qui avait un lien avec l’État, le progrès, l’occidentalisation du monde. La coopérative avait été, elle aussi, mise à sac, puis l’antenne des travaux publics, l’école et la station vétérinaire. 


 

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