dimanche 16 janvier 2022

[Fottorino, Eric] Mohican

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Mohican

Auteur : Eric FOTTORINO

Parution : 2021 (Gallimard)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Brun va mourir. Il laissera bientôt ses terres à son fils Mo. Mais avant de disparaître, pour éviter la faillite et gommer son image de pollueur, il décide de couvrir ses champs de gigantesques éoliennes. Mo, lui, aime la lenteur des jours, la quiétude des herbages, les horizons préservés. Quand le chantier démarre, un déluge de ferraille et de béton s’abat sur sa ferme. Mo ne supporte pas cette invasion qui défigure les paysages et bouleverse les équilibres entre les hommes, les bêtes et la nature. Dans un Jura rude et majestueux se noue le destin d’une longue lignée de paysans. Aux illusions de la modernité, Mo oppose sa quête d’enracinement. Et l’espoir d’un avenir à visage humain.
Avec Mohican, Éric Fottorino mobilise toute la puissance du roman pour brosser le tableau d’un monde qui ne veut pas mourir.

  

Un mot sur l'auteur : 

Éric Fottorino est un journaliste et écrivain français né en 1960, cofondateur, directeur de la publication, écrivain, ancien PDG du groupe Le Monde, auteur d'essais et de romans.

 

 

Avis :

Brun a voué toute sa vie à l’exploitation de ses terres du piémont jurassien. Désormais malade et proche de la mort, lui qui s’est toujours enorgueilli de sa modernité, a l’idée d’y faire implanter des éoliennes pour sauver son exploitation de la faillite et la transmettre à son fils Mo. Celui-ci se retrouve confronté à un chantier titanesque, en passe de défigurer les paysages qu’il aime tant et de détruire le fragile équilibre naturel de ces lieux.

A travers Brun, c’est un siècle de paysannerie française qui défile sous nos yeux : un siècle qui a soudain métamorphosé notre ancestrale relation à la terre, dans une course au progrès et au rendement destinée à accompagner la croissance économique et démographique. Remembrement, mécanisation, usage intensif des produits phytosanitaires : l’optimisation des rendements et les efforts pour s‘affranchir d’une partie des aléas naturels ont ouvert des perspectives inédites pour l’alimentation du monde. Mais, pour tous les Brun entraînés dans une perpétuelle course en avant, bientôt pris en ciseaux entre le gouffre sans fond de leur endettement et l’interminable chute des cours mondialisés, c’est un progressif étranglement qui, lentement mais sûrement, a clairsemé leurs rangs, semant au passage son lot de suicides et de drames. Pour se maintenir à flot, Brun et ses semblables ont dû rompre le pacte millénaire de l’homme avec la terre, le végétal et l’animal, avant de tardivement s’apercevoir que leurs pratiques d’apprentis sorciers ont fini par bouleverser de complexes équilibres.  

L’écriture tout en finesse et en délicatesse teinte d’une poignante mélancolie la mémoire d’un vieil homme parvenu au bout de ses désillusions après avoir tant cru au progrès. Dans un Jura âpre et magnifique qui vaut au récit de somptueux passages, cette vie qui s’achève sans rien vouloir céder, dans un ultime baroud d’honneur tendu vers la transmission au fils unique, prend des accents de vérité dans les moindres détails de la narration. Et c’est avec une tendresse toute révérencielle que l’on assiste au passage de relais entre le père, déclinant mais lucide, et le fils qui s’astreint à ravaler sa rébellion par affection. Malgré leurs divergences de vue, les deux hommes ont en commun les morts qui leur sont chers et un attachement viscéral à une lignée et à une terre qui ne font plus qu’une. Alors, à travers Mo et grâce à la conscience de son enracinement, peut-être l’histoire poursuivra-t-elle son cours, vers un avenir plus sage et plus humain.

Ses peintures majestueuses du Jura, ses personnages d’une parfaite authenticité et sa justesse de réflexion entre désillusion et espoir font de ce roman à l’écriture ciselée un moment de lecture aussi magnifique que poignant, en même temps qu'un vibrant hommage à nos racines paysannes. (4/5)

 

Citations :

— Vous avez ma parole que tout se passera sans accroc.
— Oh, votre parole…
Le promoteur, qui croyait l’affaire en poche, se cabra.
— Qu’insinuez-vous ?
 — La parole vaut ce que vaut le bonhomme, répliqua Brun. Si le bonhomme vaut rien, elle ne vaut guère plus.

Souviens-toi, Suzanne. Nous avons été bien manipulés. D’abord il a fallu produire. Des tonnes de tout, des quintaux, des hectos. On aurait semé jusque sur le goudron si on les avait écoutés. On aurait coupé les arbres, on aurait même planté dans le creux des fossés. La force de frappe céréalière, c’était notre bombe atomique, l’arme alimentaire, que sais-je encore. Little Boy ! Mo n’a pas connu cet âge d’or, l’explosion des rendements qui nous remplissait d’orgueil. On achetait des machines toujours plus grosses. On arrachait les haies pour planter plus de blé encore, puisque le blé valait le prix de l’or. Je m’entends encore proclamer fièrement : “Je produis, donc je suis !” Les prix grimpaient jusqu’au ciel. On était les rois du monde, pas vrai ? Ma douce, on n’avait pas les rendements des gars de la Beauce ou de la Marne, ni des terres noires de Limagne, mais à force on s’en tirait pas si mal. On construisait des silos plus hauts que des cathédrales, des laiteries avec des robots pour dégorger les pis enflés des laitières. On s’endettait sans compter. Les traites passaient à la banque comme dans du beurre, l’argent coulait à flots depuis Bruxelles. Puis un autre jour, les conseilleurs ont dit stop. Arrêtez de produire ! Rendez les champs à la nature que vous avez massacrée avec vos engins et vos engrais de malheur. Ayez la main verte. Et mettez vos terres au repos. Ça leur plaisait, cette image. Une grande banquise brune. Il fallait se tenir debout sur les freins, qu’on devait ronger, on a voulu nous tuer en plein élan. On a gelé nos terres. Et plus on les gelait, plus on touchait. Ils nous ont payés à ne rien faire, à ne rien produire, à mourir sur pied. Voilà ce qui est sorti de leurs cervelles malades. Produire était devenu un gros mot. On voyait aux informations les paysans sans terres du Brésil et du Sahel. Et chez nous en ouvrant les volets on contemplait nos terres sans paysans. Il faudrait que je dise ça à Mo. Il doit croire qu’avec les éoliennes on va vivre dans la laideur. Il a tort. On va juste mourir en beauté.
 
— Tu vois, fils, reprend-il après un soupir, on est les cocus de l’histoire.
— Tu penses à quoi ?
— À tous ces conseillers des chambres d’agriculture, à ces fonctionnaires du ministère, ils avaient la langue déliée pour nous vendre leur révolution chimique.
— Ils croyaient bien faire, non ?
— Un pantin croit bien faire quand on le tire par ses ficelles. Ils étaient de mèche avec les marchands de semences, d’herbicides et d’insecticides, et que sais-je encore, avec les marchands d’aliments, avec l’industrie et même avec les grandes surfaces, tu m’ôteras pas ça de l’idée. Ce petit monde a prospéré sur notre dos. Et nous, crédules comme pas deux, flattés d’être des entrepreneurs modernes et pas des péquenauds en gros sabots, on a gobé ces mirages. Résultat, à force d’avoir les plus grosses machines, on se retrouve avec des bulldozers aux Soulaillans, et ces ventilos monstrueux qui vont massacrer nos paysages pour brasser du vent. Cocus, c’est le mot.

Tu ne peux te représenter ce qu’étaient nos vies, celles de mes parents et des anciens avant eux. Mon grand-père était valet de ferme chez des hobereaux de l’Arbois qui le traitaient pire qu’une bête. Son salaire de honte, il le remettait chaque mois à son père qui le buvait d’un trait. On était pauvres et on avait peur. Pauvres comme tu n’imagines même pas. Une misère sans fond. La vérité c’est qu’on crevait de faim. Les récoltes couchées par la tempête pourrissaient sur pied. La terre se craquelait, de grosses crevasses comme au Sahel. Les hivers, on n’en voyait pas le bout. La neige bloquait tout. Ceux de Montfort, ceux d’Autigny, ceux des hameaux de la vallée, on ne les croisait plus pendant des mois. On se demandait même s’ils avaient jamais existé. Il fallait chausser des raquettes et s’enfoncer dans la neige au risque de se perdre pour espérer rallier le hameau le plus proche après des heures. C’était pour les urgences, aller chercher un docteur ou des médicaments, des questions de vie ou de mort. Nous autres on avait l’impression d’être seuls au monde, oubliés des hommes et du ciel. La solitude nous rendait fous et agressifs entre nous. On en avait assez d’être collés ensemble du matin au soir. À la fin, mes parents pouvaient plus se voir en peinture. C’est la maladie qui a mis fin aux hostilités avec ma mère. Faute d’oseille pour payer un ouvrier agricole, on se débrouillait avec les moyens du bord. Les femmes, on en faisait nos hommes à tout faire. L’argent nous filait entre les doigts. On se demandait tout le temps où il était passé. Si le bois venait à manquer – et c’était chaque hiver car le froid jouait les prolongations –, on commençait à brûler nos meubles. Jusqu’à sa mort ta grand-mère a pleuré son vaisselier en merisier qu’on a flambé planche après planche pendant l’hiver 1954. Une année on a aussi mis le feu à un parquet. On a même sacrifié le bouffadou en pin qui servait à rallumer la flamme sans se roussir les moustaches, c’est dire jusqu’où on était tombés. Le vétérinaire venait plus souvent que le docteur. On soignait les chevaux et les bœufs car, sans eux, c’était foutu pour les labours et tout le reste. Quand l’hiver pointait son nez, on savait qu’on ne verrait plus personne pendant des mois.
 
Dans le temps, on dormait tous dans la salle du bas. Oublie le carrelage d’aujourd’hui et le chauffage central et l’eau courante. C’était de la terre battue entre quatre murs humides qui suintaient comme une sueur froide. Pour les besoins fallait courir au fond de la cour et se geler les fesses dans les tinettes en bois que traversaient d’énormes araignées et des rats. La nuit on se retenait. Si c’était vraiment pressé on y allait à tâtons, sans lumière, en espérant que la lune nous guiderait. Sinon l’odeur servait de repère. La grande cheminée n’envoyait plus que de la fumée alors mon père préférait qu’on dorme la porte ouverte. Un courant glacé nous pétrifiait. Il faisait cinq degrés, parfois moins. Ne crois pas ce que les gens disent, qu’on était des riches déguisés en pauvres, des champions du marché noir qui avaient bâfré sous l’Occupation pendant que les citadins crevaient la dalle, des rois de la lessiveuse, du bas de laine et des napoléons. Aux Soulaillans et dans les fermes alentour, c’était le régime choux-raves matin et soir, et des lardons qu’on cuisait dans la soupe une fois par mois ou aux fêtes carillonnées, les seules à me réconcilier avec Dieu. Même quand on avait le ventre plein, on avait toujours la tête aussi vide. Ton grand-père Léonce ne savait rien de la terre qu’il cultivait. Rien de sa chimie, rien de ses propriétés, rien des méthodes modernes de fumure, rien de la génétique, des croisements, des hybrides, rien du calcul des bilans. Léonce, il ne savait que donner sa peine. Comme tous les gars de sa condition il n’avait pas de savoir, juste de la croyance. Je le revois penché sur son calendrier, ses carreaux sur le nez. Il avait une collection de dictons pour l’hiver, qui était la grande affaire, tellement on craignait ses dégâts quand il s’éternisait dans la vallée. “S’il neige à la Saint-Onésime, la récolte est à l’abîme”, ânonnait-il, ou encore : “S’il pleut à la Saint-Victorien, on ne ramassera que du foin.”

— Tout à l’heure tu disais que vous aviez peur. Mais de quoi ? 
— De tout. Que le ciel nous tombe sur la tête. Que la neige couvre le blé en fleur. Je te l’ai dit cent fois. La grêle, l’orage sur la moisson, la tempête, le coup de chaud, l’incendie dans les granges avec le fourrage. Mais on avait peur aussi pour nous. La maladie ne pardonnait pas. Quand on était pris… C’était un drame pour se procurer des médicaments. Ça coûtait trop cher de se faire soigner. Alors on serrait les dents, on prenait notre mal en patience. La peur ? Oui, fils, on avait peur de la vieillesse aussi. De devenir des bouches inutiles. Les maisons de retraite n’existaient pas. Nos grands-parents, nos parents, nous les gamins, tout le monde vivait ensemble, et la mort n’était pas une affaire. Il y avait toujours une tâche urgente à l’étable ou aux champs qui abrégeait les effusions. On ne s’éternisait guère à pleurer. D’ailleurs on ne pleurait pas, et si des larmes coulaient, le froid avait tôt fait de les figer, ou la chaleur de les sécher. On avait peur de pas y arriver.

À force pourtant, sans un bruit, sans cocoricos, le pari a été gagné. Moins on était nombreux, plus on produisait. En ajoutant des tonnes aux tonnes, on a fini par se faire respecter. Comprends ceci, Mo. Sans la chimie, sans nos machines, jamais on n’aurait fait de notre pays une puissance agricole. C’est bien beau à présent de rêver écologie, petites fleurs et légumes bio. Mais si on était partis dans cette direction après la guerre, crois-moi, il y a longtemps qu’on aurait tous crevé de faim.
 
Il raffole aussi du morbier que son père et les gars de la vallée fabriquent à la ferme quand les routes sont coupées par le verglas. Impossible de rallier la fruitière. Alors on fait comme on peut. La traite du matin donne la semelle du fromage qu’on protège d’une raie noire, un filet de cendre arraché au cul du chaudron et qui stérilise la pâte. Après la traite du soir on ajoute la partie haute. La marque sombre court au milieu de chaque tranche, pareille à une frontière.


 

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