jeudi 20 janvier 2022

[Révah, Anne] L'intime étrangère

 


 
 

 

J'ai beaucoup aimé

Titre : L'intime étrangère

Auteur : Anne REVAH

Parution : 2021 (Mercure de France)

Pages : 136

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Tu as passé du temps dans un monde inconnu, peuplé de certitudes incongrues, monstrueuses, désorganisées et pourtant limpides, brutales et intraitables. Un monde dont tu as cru sans douter qu’il était réel, imposant, et dont la réalité fait mal à en crever. C’est arrivé. C’est aussi simple que ça, c’est arrivé. Après ça, tu vas changer, on change forcément après un voyage pareil, et puis le regard des autres sur toi va changer, ce n’est pas pareil d’avoir été folle ou de ne jamais avoir été folle.

Suzanne Reinhold est psychiatre : la maladie mentale, elle connaît bien, très bien même, mais chez les autres, ses patients. De la même façon, le « syndrome de Cotard » lui était familier, une forme grave de mélancolie délirante. Rien ne laissait présager que Suzanne passerait de l’autre côté et vivrait la folie, et plus encore la ferait vivre à ses proches.
L’intime étrangère est le récit bouleversant de cette traversée radicale. Mise à nue, exploratrice de sa propre renaissance, elle restitue avec force ce voyage à peine croyable. Femme, mère, compagne, il lui faut retrouver sa place, par delà des semaines de traitement, d’hospitalisation, les électrochocs, et les rencontres inattendues et précieuses.
 

   

Un mot sur l'auteur :

Anne Révah est née en 1967 à Paris. La lecture d’Electre de Jean Giraudoux à 12 ans, puis celle du Quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durrell à 17 ans, lui donnent envie d’écrire. Aujourd’hui, elle est médecin à Paris. Ses deux premiers romans, Manhattan et Pôles magnétiques, ont été publiés aux éditions Arléa.

 

 

Avis :

Jamais la narratrice, psychiatre, n’aurait pensé rejoindre un jour le flot de ses patients. Et pourtant, il lui faut bien l’admettre : l’inconcevable s’est produit. Pendant des semaines dont elle a perdu quasiment tout souvenir, une autre Suzanne Reinhold s’est soudain révélée, l’aspirant dans l’obscurité cauchemardesque de la mélancolie délirante, peuplée des hallucinations d’anéantissement du syndrome de Cotard et de voix suicidaires. Revenue à elle-même et à la réalité après une hospitalisation, des électrochocs et un lourd traitement, il lui faut maintenant reprendre tant bien que mal le fil de son existence, même si, pour elle comme dans le regard des autres désormais, rien ne sera plus comme avant.

Honte et stupéfaction se disputent dans la tête de cette femme : comment, elle, médecin si sûre de sa maîtrise et de ses compétences, n’a t-elle rien vu venir et a-t-elle pu sombrer soudain dans cet autre monde qu’est la folie ? Qu’est-ce qui a bien pu d’un coup lui faire perdre pied jusqu’à l’effacer de sa propre conscience, la plongeant dans un univers distordu, tapi au plus profond d’elle-même ? Quelle est cette inconnue qu’elle est devenue à ses propres yeux, imprévisible et dangereuse pour elle-même, trouée d’insondables et terrifiantes failles cachées sous la surface, et peut-être susceptibles de l’engloutir un jour à nouveau ? Une chose est sûre : sans les découvertes de Jules Cotard à la fin du XIXe siècle, sans les traitements aujourd’hui disponibles, et sans le dévouement de sa compagne et du personnel soignant auxquels la narratrice rend un reconnaissant hommage, l’excursion au-delà des rivages de la démence aurait bien pu se transformer en voyage sans retour.

Les accents autobiographiques de la narration laissent le lecteur sous le choc de cette expérience d’une dépression hors norme, aux manifestations et aux conséquences impressionnantes. Le témoignage fait doublement froid dans le dos. D’abord, parce cette histoire fait soudain prendre conscience que la maladie mentale frappe parfois sans prévenir, et que nul, après cette lecture, ne pourra plus s’en sentir aussi sûrement préservé. Ensuite, parce que les mystères et les désordres de nos fonctionnements psychiques restent incommensurablement troublants et effrayants, qu’à défaut souvent d’y comprendre quelque chose, l’on a enfermé, et l’on continue d’enfermer, des patients qu’on ne sait libérer d’eux-mêmes et de leurs terribles souffrances. Alors, aux côtés de Suzanne, l’on s’effraie rétrospectivement du piège duquel - à peu de choses près semble-t-il, comme par exemple ne pas avoir vécu un peu plus tôt, ou ne pas s’être retrouvée lâchée par ses proches -, elle aurait bien pu ne jamais parvenir à s'échapper.

Ce livre bouleversant ne peut laisser que sans voix, soulagé du rebond de la narratrice qui devra certes réapprendre à vivre avec la conscience d’un gouffre à peine refermé sous ses pieds, mais troublé par cette effrayante possibilité, vécue par tant d’âmes, de devenir et de rester à jamais étranger à soi-même, prisonnier de ce que l’on appelle la démence. (4/5)

 

Citations :

En 1880, le neurologue et « psychopathologiste » parisien Jules Cotard dresse un tableau clinique caractérisé par un syndrome délirant à thématique de négation d’organes, survenant dans un contexte mélancolique intense. Désigné dans un premier temps par l’auteur sous les appellations de « délire hypocondriaque » et ensuite de « délire de négation », ce syndrome prendra par la suite son nom définitif de « syndrome de Cotard ».

On a décrit avec soin la mélancolie simple, la mélancolie avec stupeur, la mélancolie anxieuse […]. Sous l’influence du malaise moral profond qui constitue le trouble psychique essentiel de la mélancolie […] l’humeur prend un caractère tout à fait négatif […]. Je hasarde le nom de délire de négations… Leur demande-t-on leur nom ? ils n’ont pas de nom ; leur âge ? ils n’ont pas d’âge ; où ils sont nés ? ils ne sont pas nés ; qui étaient leur père et leur mère ? ils n’ont ni père, ni mère, ni femme ni enfants ; s’ils ont mal à la tête, mal à l’estomac, mal en quelque point de leur corps ? ils n’ont pas de tête, pas d’estomac, quelques-uns même n’ont point de corps ; leur montre-t-on un objet quelconque, une fleur, une rose, ils répondent : Ce n’est point une fleur, ce n’est point une rose. Chez quelques-uns la négation est universelle, rien n’existe plus, eux-mêmes ne sont plus rien […].
La maladie […] frappe brusquement, souvent vers la période moyenne de la vie, des personnes dont la santé morale avait paru jusque-là correcte ; quand elle guérit, la guérison est brusque, comme le début ; le voile se déchire et le malade se réveille comme d’un rêve.

Une précision s’impose, exister et être vivante ne disent pas la même chose, tu existes bien maintenant, mais tu ne te sens pas vivante. Pas encore. Ça va venir. Tu en es certaine. Parce que tu vas te sortir de là. Tu te tiens debout dans une vaste zone dénudée bordée par un horizon infini et froid. Tu ne vois pas comment le décrire autrement. C’est mieux que la voix mais ce n’est pas ça être vivante. Tu as réfléchi, Jette-toi c’était peut-être implicitement par la fenêtre, pourquoi pas, ce serait le sens suicidaire de base, mais ça peut dire autre chose, par exemple : Jette-toi à l’eau, vas-y maintenant, allez ose ! tu n’as pas compris cela quand tu étais folle, tu l’as entendu comme une injonction mortelle mais maintenant que la folie est finie, tu te dis que tu as peut-être fait un contresens, reprends la voix, Jette-toi, mais à l’eau, en fait c’était peut-être une injonction à vivre, quelque chose du type, il est temps maintenant que tu commences une deuxième vie, le grand saut.
 
Tu as réclamé qu’on te raconte, maintenant tu as les informations telle une journaliste qui a enquêté sur une disparition, tu les as obtenues tes informations manquantes, tu ne sais plus si c’était une bonne idée, retrouver cette masse de douleur, était-ce vraiment utile ? Tu ne sais plus, ça te fera des choses à raconter si on te demande ce que tu as vécu, mais les gens n’osent pas te questionner, le fait que tu sois devenue folle n’est pas évident pour eux, folle brutalement sans prévenir, ils ne savent pas comment se positionner, on demande de tes nouvelles, on espère que tu vas mieux, mais le contenu réel, ils ne veulent pas le connaître, heureusement qu’il y a ton psychiatre, au moins à lui tu peux dire les variations, les chutes dans la douleur, les idées suicidaires qui te poursuivent encore, la peur que ça recommence, parce qu’il y a cela aussi, et si tu redevenais folle, après tout c’est arrivé une fois, qui te dit que tu ne retomberas pas, évidemment tu as tes quatorze comprimés par jour, ils sont censés te soigner et donc empêcher la rechute, mais tu n’es pas toujours convaincue, tu crains que ce qui te reste, ce qui te colle, soit le terreau d’une nouvelle folie. Tu te surveilles, tout le temps. Tu scrutes les restes du Cotard en toi, les braises prêtes à reprendre pour une raison inconnue, alors tu observes, tu écoutes, tu vérifies que tu entends bien les sons de la vie, que les voix sont celles de ceux qui te parlent, que tu sens bien ton corps, ses positions, ses rebords frôlés par un accoudoir de chaise, ton dos collé au matelas, ta main qui touche le visage de Valentine, tu es bien là, c’est toi, tu n’es pas en vrac, tu n’es pas difforme, tu as tous tes organes à leur place, tu en es assurée, Cotard est bien parti.

Seules la bonté universelle et l’intégrité peuvent établir en nous cette harmonie mentale qui conduit à la paix intérieure. (Jules Cotard).

Il faut aimer les fous pour qu’ils restent humains, les aimer encore pour les regarder, les écouter, les porter. Tu as trouvé de l’amour comme ça toi aussi, il y en a eu, beaucoup, heureusement, sinon tu errerais toujours dans un monde effrayant.

Qui es-tu vraiment ? Tu ne sais pas trop, tu ne sais plus, à quel monde appartiens-tu ? Tu as fait beaucoup d’efforts pour vivre dans le monde partagé, tu as multiplié les stratégies, tu y es pas mal parvenue, après tout tu auras mis du temps pour que ça cède, et que l’autre monde t’emporte, mais il ne t’a pas gardée, les électrochocs ont su te ramener, alors tes rituels secrets pour être comme tout le monde, ce n’est pas forcément nécessaire de les reprendre, autour de toi on se questionne, mais en fait elle avait tout ça en elle avant, elle a tenu longtemps sans laisser paraître, et maintenant ils vont se méfier davantage, ils vont peut-être devenir sensibles aux détails, aux manières de faire qui jusque-là passaient pour des travers de ton caractère. Le caractère ne suffira plus pour comprendre, on gardera la petite liste venue d’ailleurs, celle de Cotard et de la mélancolie, comme une nouvelle lumière sur toi, tu ne vas pas pouvoir faire autrement, et s’ils se mettent à feindre d’ignorer, comme si rien ne s’était passé, tu ne sais pas si tu vas les laisser faire, tu as un peu envie d’arrêter de monter une scène de théâtre, tu voudrais du naturel, sans repousser personne, sans faire peur, tu es revenue c’est déjà ça de gagné, tu vas pouvoir alors te montrer telle que tu es, mais la vérité c’est qu’avec ce voyage, tu ne sais pas ce que tu es.
 
Ton psychiatre t’a dit un jour de ne pas expliquer à tes collègues que c’était une mélancolie délirante, pour ne pas être stigmatisée, mais c’était déjà trop tard, tu avais appelé trois collègues que tu aimes bien, et ils t’avaient écoutée sans plus rien oser dire, effarés, pris au dépourvu. Si tu avais dû t’absenter pour plusieurs semaines de chimiothérapie ça n’aurait pas posé de problème, un cancer c’est convenable et ça guette tout le monde, mais le voyage ça passe moins bien, ça jette un voile trouble sur qui tu es, personne ne se pose de questions sur un malade d’un cancer du poumon, par contre évidemment quand on avoue qu’on a fait un drôle de voyage, ça ne fait plus la même chose, tu le savais pourtant, tu l’as bien cherché. D’ailleurs tu parles d’aveu, les ombres du crime encore, et si c’était la mélancolie délirante le crime, le crime contre toi-même.

La marche lente, le regard absent, les gestes pris dans une gangue, tous les mouvements du corps ralentis, la tête et les yeux qui ont un moment de décalage quand ils se déplacent, le corps légèrement penché en avant, des tremblements de la main qui tient le verre. C’est comme ça que les autres te voient. C’est comme ça qu’on sait que tu prends des neuroleptiques.

Le délire t’appartient, il vient de toi, personne ne l’a produit à ta place, il faut le reconnaître comme étant une part de toi-même, une part que tu ne dois pas négliger, si tu veux éviter que cela recommence, tu dois te le réapproprier, cesser de le regarder comme une donnée étrangère dont tu aurais été la victime, tu n’es victime de rien, ni de personne à part de toi-même, tu ne l’as pas décidé mais le désordre est en toi et à toi. D’ailleurs, il n’y aurait pas eu une douleur totale, des angoisses sidérantes, avoir été en dehors du monde n’aurait pas été un problème, au contraire. Un autre monde ce n’est pas une mauvaise chose en soi, ça a certains avantages, l’ailleurs, un vrai voyage, si on en revient, parce que si l’on reste coincé ailleurs c’est un problème, mais si on peut ainsi s’absenter, voir le monde autrement, voir des choses invisibles à l’œil nu, voir l’intérieur de soi étalé au-dehors. Un mouvement indicible t’a conduite vers ton délire, c’est bien ton délire, le chamboulement des sensations, des voix, des corps, c’est ton ouvrage, pas une œuvre.

Tu es convaincue que ça va recommencer, tu ne sais pas quand, mais tu y retourneras, parce que la brèche s’est ouverte, elle ne se refermera pas complètement, et aux prochaines difficultés importantes de l’existence, tu risques de reprendre le même chemin, comme une aspiration par la brèche constituée.


 

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