vendredi 18 juin 2021

[Anam, Tahmima] Trilogie bangladaise 3 - Les vaisseaux frères

 


 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Les vaisseaux frères
            (The Bones of Grace)

Auteur : Tahmima ANAM

Traductrice : Sophie BASTIDE-FOLTZ

Parution : en anglais (Bangladesh) en 2016
                   et en français en 2017

Editeur : Actes Sud

Pages : 384

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Son diplôme de paléontologie en poche, Zubaïda se prépare à quitter Harvard pour participer à une mission scientifique chargée de mettre au jour le squelette de la “baleine qui mar­chait”, un fossile vieux de cinquante millions d’années sus­ceptible de combler un chaînon manquant de l’évolution. Mais elle est tiraillée entre deux pays, deux cultures et surtout deux hommes : Rachid, son amour de jeunesse, et Elijah, un Bostonien dont elle tombe amoureuse. Il est le fils d’une famille américaine typique, elle, la fille d’une riche famille bangla­daise. Lorsqu’un coup du destin l’oblige à rentrer à Dhaka, elle accepte de devenir l’épouse de Rachid. Le mariage est arrangé de longue date et, malgré son amour pour Elijah, Zubaïda ne veut pas trahir l’engagement d’une famille qui l’a adoptée bébé et à laquelle elle doit tout. Bientôt, pourtant, elle parvient à échapper aux contraintes familiales et aux attentes de Rachid. Elle part pour Chittagong, sur la côte. Dans l’immense ville portuaire, elle va aider une organisation humanitaire à enquêter sur les conditions d’existence des pauvres diables qui désossent à mains nues, pour une misère et bien souvent au risque de leur vie, les gigantesques épaves des porte-conteneurs et des navires de croisière échoués sur la grève. Elle y retrouve Elijah, qui la complète parfaitement, mais elle-même se sent vide, taraudée qu’elle est par le mystère de ses origines. Jusqu’au jour où un inconnu l’interpelle, en la prenant manifestement pour une autre…

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Tahmima Anam est née en 1975 au Bangladesh. Anthropoloque et romancière, elle compte parmi les meilleurs jeunes romanciers britanniques sélectionnés par la prestigieuse revue Granta. Chroniqueuse pour le New York Times, elle a été membre du jury du Man Booker Prize en 2016.
Son premier roman, Une vie de choix (Les Deux Terres, 2009), a été traduit dans une douzaine de langues et a reçu le prix du meilleur premier livre du Commonwealth.

 

 

Avis :

Alors qu’elle vient d’achever ses études aux Etats-Unis et s’apprête à rejoindre un chantier archéologique au Pakistan, Zubaïda tombe amoureuse d’un jeune Américain, Elijah. Sa mission bien vite interrompue par des troubles dans la région des fouilles, la jeune femme rejoint au Bangladesh la riche famille dont elle est la fille adoptive, et, rattrapée par la tradition et la norme sociale de son pays, se retrouve bientôt mariée à l’homme choisi par les siens. La réalisation d’un reportage lui offre l’occasion de se rendre sur les plages de Chittagong, où l’on dépèce des navires au rebut dans les pires conditions de travail. De manière inattendue, la terrible histoire d’un des ouvriers, Anwar, va la mettre sur la piste de ses propres origines.

Dernier tome d’une trilogie, ce livre ne s’en lit pas moins indépendamment sans aucune difficulté. Sur le fond ouvert à tous les possibles d’un campus universitaire américain, puis dans la poussière ardente d’un Pakistan dangereux au bord de l’explosion, et enfin de l’opulence à la misère dans un Bangladesh coloré et foisonnant, s’emboîtent peu à peu deux histoires habilement mises en abyme, où le passé vous rattrape toujours et où les erreurs d’une vie pèsent sans recours. D’autant plus écartelée entre deux cultures qu’elle trébuche douloureusement sur l’inconnue de ses origines, Zubaïda devra achever sa quête d’identité pour enfin cesser d’être le jouet des évènements et envisager – trop tard ? - ses propres choix.

De ce roman aux multiples facettes se détachent nettement les impressionnante scènes du plus grand cimetière de bateaux au monde, où des armées de misérables fourmis humaines déchiquettent à mains nues des monstres d’acier qui les tuent par brassées, dans d’effroyables accidents ou dans leurs vapeurs toxiques. Quelle triste image que ces rebuts d’un monde riche, négligemment jetés en pâture à une population de pauvres hères, réduits à grignoter ces déchets afin d’en extraire jusqu’à la dernière goutte de profit, pour un enrichissement qui ne sera jamais le leur…

Multipliant les embranchements dans des destinées tiraillées entre deux mondes, deux cultures, deux milieux sociaux, et même deux éléments pour l’espèce préhistorique de la baleine terrestre qu’étudie Zubaïda, cette vaste fresque illustre superbement les difficultés de l’existence humaine : d’où vient-on ? Où va-t-on ? Peut-on faire son chemin sans connaître ses racines ? Maîtrise-t-on son destin, ou passe-t-on sa vie dans l’éternel regret des erreurs commises et des possibles manqués ? (4/5)


Citations :  

Un jour ma mère revient du tribunal, se prend la tête dans les mains et se met à crier comme si quelqu’un la battait. Je me tiens un peu à l’écart, je vois ses épaules s’affaisser. Mon père va vers elle, l’entoure de son bras et ils restent assis un long mo­­ment comme ça. Ils m’aperçoivent, nous nous regardons, je reste sur place, sans qu’ils me disent d’entrer ni de m’en aller. J’ai déjà été témoin de cette chose qui circule entre eux comme un courant, sans qu’aucune explication soit nécessaire, et je sais que ma mère se rappelle quelque chose, ou bien qu’elle se le rappelle à travers l’histoire de quelqu’un d’autre, lourde de tout ce qu’elle sait et de tout ce qu’elle a appris récemment, parce que c’est toujours pire que dans son souvenir, et chaque souvenir enlève quelque chose au reste de sa vie, parce qu’elle en est sortie indemne, et que ce qu’elle est – encore entière – est un fardeau pour elle. Elle vit avec un sentiment de culpabilité permanent et passe ses journées à dédommager les autres de la chance qu’elle a eue d’avoir survécu, de s’être mariée, de m’avoir eue. Elle est une économie morale à elle seule, constituée de petites touches de passé.

Il s’appelait Mo. Il ressemblait à bon nombre d’enfants des rues que j’avais vus vendre des fleurs ou de petits paquets de pop-corn carrés à Dhaka. Ils vous sourient comme si une maison avec air conditionné et train électrique les attendait le soir. Même lorsqu’ils mendient, c’est avec des yeux rieurs, détenteurs d’un secret qu’eux seuls connaissent, à savoir que s’ils pleurent, s’ils ont l’air malheureux ou s’ils montrent quelque chose de leur misère, qui vous serait insupportable, vous partirez sans même leur donner le moindre taka. Mo avait la tête de l’un de ces gamins habitués à se rendre tellement amicaux et indispensables que quiconque leur donnait un peu de nourriture ou d’argent arrivait à la conclusion qu’il était plus simple de continuer à leur en donner plutôt que de se débarrasser d’eux. Je ne savais rien de lui, mais je savais au moins ça : sa gentillesse n’était que de façade, et elle masquait une dizaine d’années de choses terribles que j’ignorerais toujours.

(…) c’est que si tu regardes en bas, tu meurs. Tu as l’impression que le monde a rétréci. Tu appelles Dieu mais personne ne répond. Tu récites le Kalma. Tu vois que Dieu n’est pas là. Tu pisses dans ton froc. Personne ne le voit. Personne ne se soucie de ta petite vie de merde. Les personnes en dessous sont de pauvres taches, tu n’es qu’une pauvre tache. Dieu regarde en bas et ne voit rien d’autre que de minuscules fourmis. Tu suffoques. Tu remues les jambes. Tu hurles. Le bâtiment tangue, il bouge, il te régurgite et te voilà qui gît sur le pavé. Tu es foutu, une crêpe. Un coup de racloir et on t’enlève de là ; ils n’écrivent même pas à ta famille. Des mois plus tard, quelqu’un ira dans ton village et apprendra la nouvelle aux tiens. Et ce sera la fin de ton existence.
 
Pourquoi est-ce que je me sens honteux ? C’est une femme, c’est ce qu’elles font, elles en bavent du matin au soir, ça doit leur être égal, ça commence dès qu’elles sont nées. Quand on sait à quoi s’attendre, les choses ne sont pas si terribles.

Il commence à défaire sa ceinture. Je le regarde. Il a une ligne de transpiration au-dessus de la lèvre, et il peine à ôter sa ceinture parce qu’on dirait qu’elle tient toute la moitié supérieure de son corps et que s’il l’enlève, son corps va fondre et dégouliner comme du sirop.

Je le crois pas, je le laisse dire – qu’est-ce qui reste aux vieux, sinon les oreilles des jeunes ? 

 

 

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