vendredi 13 novembre 2020

[Wetmore, Elizabeth] Glory

 


 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Glory (Valentine)

Auteur : Elizabeth WETMORE

Traductrice : Emmanuelle ARONSON

Parution : en anglais (USA)
                   et en français en 2020

Editeur : Les Escales

Pages : 320

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Roman choral puissant et envoûtant, Glory met en scène les retombées d’une terrible agression dans une petite ville du Texas et donne la parole à celles que l’on n’a pas l’habitude d’entendre.
14 février 1976, jour de la Saint-Valentin. Dans la ville pétrolière d’Odessa, à l’ouest du Texas, Gloria Ramirez, quatorze ans, apparaît sur le pas de la porte de Mary Rose Whitehead. L’adolescente vient d’échapper de justesse à un crime brutal. Dans la petite ville, c’est dans les bars et dans les églises que l’on juge d’un crime avant qu’il ne soit porté devant un tribunal. Et quand la justice se dérobe, une des habitantes va prendre les choses en main, peu importe les conséquences.
Elizabeth Wetmore n’hésite pas à sonder les tréfonds de l’âme humaine et livre un roman dur et âpre à la beauté mordante.

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Elizabeth Wetmore a suivi des cours d’écriture et obtenu des bourses d’études au sein de plusieurs programmes universitaires prestigieux. Glory est son premier roman.

 

 

Avis :

En 1976, près de la petite ville pétrolière d’Odessa au Texas, une adolescente d’origine mexicaine, Gloria Ramirez, échappe de peu à son violeur et réussit à se traîner, ensanglantée, jusqu’à la ferme de Mary-Rose. Cette mère au foyer prend courageusement la défense de la jeune fille, d’abord fusil en main lorsque l’assaillant la poursuit, puis au tribunal où elle entreprend de témoigner. Mais, dans ce sud ségrégationniste et sexiste, opinion publique et justice penchent forcément en faveur des blancs et du machisme.

Elizabeth Wetmore excelle à nous plonger dans l’atmosphère particulière, mélange d’âpreté, d’oppression et de désolation, qui baigne cette ville de bout du monde, perdue dans le désert. Exsangue sous les assauts de la poussière, de la chaleur et de la crise économique, elle se retrouve soudain l’épicentre d’une fièvre pétrolière aussi miraculeuse que désastreuse. Ses terres désormais dévastées et souillées, empuantie par les émanations mortifères, elle est envahie par une faune assoiffée de dollars, masculine et célibataire, manne providentielle mais également source accrue de violence et d’insécurité. Aux dures et dangereuses conditions de travail des champs pétrolifères répondent excès en tout genre, cautionnés par la loi du plus fort, en l’occurrence blanche et conservatrice, qui continue, en ces années soixante-dix, à s’imposer en droite ligne de l’époque du Far West.

Au-delà de la terrible histoire de Gloria et de l’impunité de son agresseur, c’est à son impact sur ses témoins que s’intéresse le récit, dans une succession de portraits psychologiques où la rébellion s’achève dans l’impuissance et la folie, et où le désespoir se mêle à la résignation. Femmes vouées à la vie morne d’épouses et de mères de famille soumises, accédant au mieux à des emplois subalternes qui les exposent quotidiennement à la grivoiserie et aux agressions ; Mexicains en situation plus ou moins régulière, trimant pour à peine survivre, constamment sur la brèche de l’expulsion ; ancien du Vietnam, condamné à la marginalité et à la misère pour être revenu handicapé : tous n’ont d’autre choix que de partir ou d’accepter un ordre social ségrégationniste et sexiste qui a totalement et inextricablement façonné mentalités et institutions.

Cette vaste fresque qui prend le temps de camper en détails ambiance et personnages, monte peu à peu en puissance pour atteindre un paroxysme de tension, proprement haletant, sur son dernier quart. Elle s’achève sur l’amertume d’une conclusion noire et désespérée : le constat d’une iniquité inébranlable, tant ses racines sont profondes, et tant elle gangrène les bases mêmes de la société américaine de l’époque, comme sans doute encore celle d’aujourd’hui. Elizabeth Wetmore impressionne par l’ampleur et la profondeur de ce premier roman. (4/5)


Citations :  

Glory n’a peut-être jamais vu de gens aussi peu ragoûtants. Le garçon a un gros trou dans les dents de devant, et la fillette détachent les lambeaux de peau qui pèlent sur ses épaules trop exposées au soleil pour ensuite les manger en douce tout en poursuivant sa lecture. Les bras et les jambes de la mère sont potelés, glabres, et roses, tel un mollusque extrait de sa coquille.

À chaque rentrée, durant les trente années où elle a enseigné l’anglais dans des salles de classe surchauffées peuplées de fils de fermier, de pom-pom girls et de péquenots puant l’après-rasage, Corrine repérait dans sa liste d’élèves le nom d’au moins un gamin différent ou rêveur. Les bonnes années, elle en dégottait peut-être deux ou trois – les marginaux, les bizarres, les violoncellistes, les génies, les joueurs de tuba défigurés par l’acné, les poètes, les garçons dont l’asthme excluait toute velléité de jouer au football et les filles qui n’avaient pas appris à étouffer leur intelligence. À ces élèves-là, Corrine affirmait : les histoires nous sauvent la vie. Aux autres, elle lançait : je vous réveillerai quand ce sera terminé.

Parce que si je m’interroge sur ce qui n’existe plus entre Robert et moi… Mary Rose s’était interrompue et avait fixé ses mains, les tortillant dans un sens et dans l’autre. Eh bien… qu’est-ce que j’en sais au fond ? Merde, j’ai eu mon premier costume de pom-pom girl quand je portais encore des couches. Comme nous toutes. Si on a de la chance, on a douze ans quand un homme ou un garçon, voire une femme bien attentionnée qui veut juste nous expliquer la vie, nous révèle le but de notre existence sur terre. On est là pour leur remonter le moral. Leur sourire et apporter un peu de lumière dans la pièce. Pour les soutenir et les connaître, et être gentilles avec tous ceux qu’on rencontre. J’avais dix-sept ans quand j’ai épousé Robert et j’ai quitté la maison de mon père pour aller directement vivre dans la sienne. Mary Rose s’était assise dans une chaise de jardin, avait posé sa tête sur la table et s’était mise à pleurer. C’est ce que je suis censée faire, c’est ça ? avait-elle soufflé. Lui remonter le moral ?
 
Dans un cadre suspendu dans l’entrée, madame Sibley possède un fragment de l’uniforme gris de l’arrière-arrière-arrière-grand-père de son défunt mari. La relique trône à côté d’un daguerréotype du héros en question. Elle possède aussi un coffre en cèdre plein de photographies de la vieille plantation familiale et elle ne parvient toujours pas à ­comprendre comment sa famille, en quelques générations, a pu en arriver là : se retrouver coincée dans ­l’ouest du Texas à se frotter sans cesse les yeux à cause de la poussière et à s’efforcer de conserver son toit tandis que les Mexicains et les féministes dominent le monde. 
 
Les hommes meurent parce qu’ils essaient d’aller plus vite que le train et que leurs camionnettes calent sur les rails, ou parce qu’ils boivent et se tire accidentellement dessus, ou parce qu’ils boivent, escaladent un château d’eau, et dégringolent l’équivalent de dix étages. Pendant la saison de castration, parce qu’ils perdent l’équilibre dans le couloir de contention et que le veau leur flanque un coup de pied dans le cœur. À la pêche, parce qu’ils se noient dans le lac ou s’endorment au volant sur le chemin du retour. Dans un carambolage sur l’autoroute, au cours d’une fusillade au Dixie Motel, ou à cause d’une fuite de sulfure d’hydrogène aux abords de Gardendale. On dirait que la bêtise a encore tué, déclare Evelyn lorsqu’un des habitués annonce la nouvelle en fin d’après-midi. Ça se passe comme ça d’habitude mais aujourd’hui, le 1er septembre, le schiste de Bone Springs refait parler de lui. Désormais les hommes mourront à cause de la méthamphétamine, de la cocaïne, et des antidouleurs. Ils mourront à cause de déversements accidentels de pétrole ou de tiges de forage mal stockées ou de feux provoqués par des émanations de gaz. Et les femmes, comment meurent-elles ? D’ordinaire, lorsqu’un homme les tue.

Victor aurait des dizaines d’histoires à raconter à sa nièce sur le Texas. Tellement ! Mais ce soir il ne songe qu’aux choses tristes. Des ancêtres pendus à des poteaux dans Brownsville, leurs femmes et leurs enfants obligés de se réfugier à Matamoros et de regarder pour le restant de leurs jours les terres de l’autre côté du fleuve, ces terres qui appartenaient à leur famille depuis six générations. Des Texas Rangers tirant sur des fermiers mexicains comme sur des lapins pendant la récolte de canne à sucre, ou ligotant des hommes à des acacias avant d’incendier les arbres, ou leur enfonçant dans la gorge des tessons de bouteille de bière.
Ils le faisaient pour le plaisir, lui dirait Victor. Ou parce qu’ils avaient parié. Parce qu’ils étaient saouls, ou parce qu’ils détestaient les Mexicains, ou parce qu’ils avaient entendu dire que les Mexicains étaient de mèche avec des esclaves affranchis ou ce qu’il restait de Comanches et qu’ils venaient tous pour piquer les terres, les femmes et les filles des colons blancs. Et ils le faisaient peut-être parfois parce qu’ils se savaient coupables, et après avoir déjà poussé si loin leur propre iniquité, ils pensaient n’avoir plus rien à perdre. Mais ils le faisaient principalement parce qu’ils le pouvaient. Río Bravo, comme l’appelait le papa de Victor – un fleuve déchaîné, un fleuve de scélérats et de desperados –, mais papa ne parlait pas de lui ni des siens. Il parlait des âmes perdues qui avaient lynché des centaines d’hommes et quelques femmes entre 1910 et 1920. Il parlait des Texas Rangers qui durant l’été 1956 avaient fait monter dans une bétaillère deux des oncles de Victor, et vingt autres hommes, pour les abandonner dans la Sierra Madre avec une unique bouteille d’eau et un conseil : débrouillez-vous entre vous, les gars. Regarde dans n’importe quelle ravine autour de la frontière, pourrait préciser Victor à sa nièce, dans n’importe quel cours d’eau à sec, n’importe quelle cuvette, regarde sous les acacias rabougris qui font quand même un peu d’ombre pour se protéger du soleil, et tu nous y trouveras ; tu nous trouveras partout. Tu pourrais bâtir une maison avec les squelettes de nos ancêtres, une cathédrale avec leurs os et leurs crânes.

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