mercredi 25 novembre 2020

[Hozar, Nazanine] Aria

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Aria

Auteur : Nazanine HOZAR

Traducteur : Marc AMFREVILLE

Parution : en anglais (Canada) en 2019,
                   en français en 2020

Editeur : Stock

Pages : 522

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

«Je vais t’appeler Aria, à cause de toutes les douleurs et de tous les amours du monde.»
Téhéran, 1953. Par une nuit enneigée, Behrouz, humble chauffeur de l’armée, entend des pleurs monter d’une ruelle. Au pied d’un mûrier, il découvre une petite fille aux yeux bleus, âgée de quelques jours. Malgré la croyance populaire qui veut que les yeux clairs soient le signe du diable, il décide de la ramener chez lui, modifiant à jamais son destin et celui de l’enfant, qu’il nomme Aria.
Alors que l’Iran, pays puissant et prospère, sombre peu à peu dans les divisions sociales et religieuses, trois figures maternelles vont croiser la route d’Aria et l’accompagner dans les différentes étapes de sa vie : la cruelle Zahra – femme de Behrouz –, qui la rejette et la maltraite, la riche veuve Fereshteh qui l’adopte et lui offre un avenir, et la mystérieuse Mehri, qui détient les clefs de son passé.
À l’heure où le vent du changement commence à souffler sur l’Iran, Aria, désormais étudiante, tombe amoureuse de Hamlet, un jeune Arménien. Mais, lorsque la Révolution éclate, les espoirs des Iraniens sont rapidement balayés par l’arrivée au pouvoir de l’Ayatollah Khomeini et la vie d’Aria, comme celle du pays tout entier, s’en trouve à jamais bouleversée.

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Nazanine Hozar est née à Téhéran pendant la révolution iranienne et a fui la guerre avec l’Irak pour habiter au Canada. Diplômée du Master de création littéraire de l’Université de Colombie Britannique, ses écrits ont été notamment publiés dans le Vancouver Observer et dans le Prairie Fire Magazine. Aria, son premier roman, est en cours de traduction dans une dizaine de pays.

 

 

Avis :

Nous sommes en 1953. Behrouz, modeste chauffeur de l’armée iranienne, trouve un nourrisson abandonné dans une ruelle des quartiers populaires de Téhéran. Il prénomme l’enfant Aria et l’emmène chez lui. Maltraitée par Zahra, l’épouse de Behrouz, Aria grandit dans la pauvreté avant de s’attirer la protection d’une vieille femme riche, Fereshteh, qui lui offre aisance et éducation. Sa route croisera aussi celle de sa vraie mère, Mehdi. Mais son destin sera bouleversé par la révolution iranienne de 1979, rapidement suivie du début de la guerre avec l’Irak.

Aux côtés d’Aria, ce sont trente ans de vie dans la capitale iranienne que nous offre cette vaste fresque, du règne du dernier shah jusqu’à l’instauration de la république islamique de Khomeiny. Des quartiers pauvres aux milieux aisés, dans un melting-pot de religions – musulmane, zoroastrienne, chrétienne, juive -, l’on est baigné dans l’atmosphère de la ville et des montagnes environnantes, en compagnie de personnages tous aussi intéressants et approfondis les uns que les autres. Insensiblement se mêlent à la trame du récit les mille détails qui nous permettent de vivre au plus près la montée de la contestation dans de nombreuses franges de la société iranienne et la mise en place des éléments précurseurs à la révolution. Grands sont les espoirs, vite douchés par la chape de plomb que le nouveau pouvoir met aussitôt en place sur le pays.  

Cette épopée qui, au travers des difficultés, des espérances et des désillusions de ses protagonistes, réussit à nous faire vivre de l’intérieur un grand pan de l’histoire récente iranienne, s’avère passionnante de bout en bout. Fictifs, les personnages témoignent néanmoins d’une réalité vécue de près par l’auteur et ses proches, puisque Nazanine Hozar et sa famille durent fuir l’Iran et la guerre en 1985. L’on ressort de cette lecture plein d’empathie pour une population dont on sait les coercitions et les exactions qu’elle a subies, en même que charmé et dépaysé par un territoire et une culture pour lesquels l’on ressent tout l’amour de l’auteur.

Aria est un roman vaste et puissant, une peinture ambitieuse et réussie de l’Iran des années cinquante à quatre-vingts, et une magnifique rencontre avec l’âme, la culture et les paysages persans. (4/5)


Citations :  

Être acceptée dans la famille signifiait qu’Aria pouvait faire désormais ce que faisaient les autres enfants Ferdowsi. En septembre, elle commença l’école. Le lycée Razi se trouvait en haut de l’avenue Pahlavi, au nord du quartier Vanak, et seuls les privilégiés y avaient accès. Il y avait une école anglaise juste à côté, mais Mana lui expliqua que les Français valaient mieux sur tous les plans. Le Shah et la reine voulaient eux aussi envoyer leurs enfants à la nouvelle école d’Aria, dit encore Mana. Le Shah parlait couramment le français, l’anglais et l’allemand, ajouta-t-elle, certaine qu’Aria l’écoutait avec une attention fascinée. Il avait appris l’allemand parce que son père avait adoré les nazis et parce que son ex-femme avait une mère allemande et qu’il l’aimait beaucoup plus que sa nouvelle épouse.

- Mon père à moi, il aide les gens. Il leur donne du travail, puis il le leur enlève. Il dit que c’est la meilleure façon d’aider les gens.  
– En quoi ça les aide ? demanda Mitra.  
– Il dit que ça leur apprend à vivre.

Elle repenserait à ces moments où Mana avait partagé ses peines de cœur et comprendrait que c’était un mensonge de dire qu’on n’a pas de regrets ; en fait, la plus grande partie de la vie est habitée par les regrets, et au bout de la route, vous vous sentiriez sans doute beaucoup mieux si le souvenir de toutes vos actions antérieures disparaissait. Pourtant, à part ces prières qu’on adresse à minuit à Dieu ou aux divinités, on ne pouvait jamais rien y changer. Le regret, c’est le feu de l’âme, devait se dire un jour Aria.

De retour chez lui, Hamlet s’assit sur son lit et s’enveloppa dans une couverture pour lire le livre de Khomeini.
(…)
Reza lut : « On interdit aux jeunes gens en pleine effervescence sexuelle de se marier avant d’atteindre l’âge légal de la majorité. Cela va à l’encontre de l’intention des lois divines. Pourquoi le mariage d’adolescents pubères serait-il réprouvé au motif qu’ils sont encore mineurs alors qu’on leur permet d’écouter la radio et de la musique sexuellement excitante ? »
(…)
Hamlet se mit à lire à son tour. « Musaraigne, écoute un peu : Une femme qui a contracté un mariage durable n’a pas le droit de sortir de la maison sans la permission de son mari ; elle doit rester à sa disposition pour satisfaire le moindre de ses désirs et ne peut pas se refuser à lui sauf pour une raison religieusement valable. Elle lui est totalement soumise, le mari doit la nourrir, la vêtir et la loger, qu’il ait ou non les moyens de le faire. »
 
Hamlet essayait de manipuler l’antenne du poste de télévision. Tout neuf, il datait de 1979. Il ajusta les deux branches jusqu’à ce que l’image passe d’un grain noir et blanc à la couleur – bien que cela ne fasse pas grande différence : à l’écran, on voyait des milliers de gens vêtus d’un camaïeu de noirs et de gris. Enfin… les hommes. Les femmes, amassées à l’arrière, étaient entièrement couvertes de leur voile noir. C’était une des choses qui le rendaient perplexe au sujet de l’islam. Sa mère, sa grand-mère, sa tante, sa grand-tante arboraient toutes des foulards, mais leur manière chrétienne de les porter n’avait rien à voir avec ce qu’il observait aujourd’hui. Pourquoi cacher le visage, cette page blanche qui permet de raconter des histoires et de dire des secrets ? C’était peut-être là la question, songea-t-il. Les histoires et les secrets des femmes étaient dangereux.

« Arrête-toi ! l’apostropha l’une d’elles en se campant devant Aria. Où est ton hijab ? » beugla-t-elle. Deux autres la rejoignirent. « Arrête-toi ! », lui crièrent-elles.
Aria obtempéra. « Que me voulez-vous ? demanda-t-elle.
– Tu ne t’es pas aperçue que tu vivais dans une République islamique ? » ironisa la première. Elle décrocha sa kalachnikov de son épaule et la pointa sur Aria.
« Je suis désolée. » Aria se rappela avoir entendu dire que Khomeini en personne avait dessiné le nouveau modèle des voiles. On les avait montrés à la télévision, comme d’autres vêtements que les femmes étaient incitées à choisir : pantalons longs, souliers plats, vestes qui couvraient le corps du cou aux genoux, et les cheveux soigneusement tirés en arrière sous un foulard plus serré encore. Une des femmes saisit Aria par le bras et sortit un lourd hijab de son sac. Elle lui enveloppa la tête en repoussant ses cheveux sous le tissu. Cela lui fit mal, mais Aria s’interdit la moindre grimace de douleur.
« Au nom de l’imam Reza, de l’imam Hussein, et l’imam Khomeini, prends garde à toi », vociféra la Gardienne de la Révolution. Les deux autres sortirent leurs fusils de sous leurs voiles. Aria recula d’un pas.
« Tu peux te réjouir que tes vêtements ne soient pas indécents, ma sœur, dit l’une d’elles. Mais Dieu décidera de ton sort au bout du compte. Et essuie-moi ça ! » Elle tira un mouchoir de son sac, saisit Aria par le menton et effaça son pâle rouge à lèvres. « Tu n’es qu’une putain ! Pas vrai ? Rien qu’une putain ! »
Aria eut de nouveau mal mais elle répondit humblement : « Vous avez raison, madame. J’ai plus que tort. J’étais pressée et j’ai oublié. Je vous promets que ça ne se reproduira pas.
– La prochaine fois, tu apprendras ce qu’est l’intérieur d’une prison, ma sœur », dit la première, la langue aussi acide qu’un citron. Elles finirent par laisser Aria repartir pour s’en prendre à une autre passante, comme si elles étaient des pièges à rats et les femmes des souris.
 
Elle secoua la tête. « Je me demande d’où vient toute cette rage. »
Une autre femme, la mère du garçon le plus âgé, avait une réponse toute prête. « Ça remonte au temps où ils ont renversé le Premier Ministre Mossadegh. Vous vous rappelez, en 1953, ce qu’ils lui ont fait ? Comment les Américains ont interféré dans nos affaires. Aujourd’hui ces fous veulent leur revanche. Quel est le sens de cette révolution, sinon ?
– Il s’agit d’une grande cause, dit la femme aux cheveux gris.
– Les fous se cachent toujours derrière les grandes causes, répliqua la mère du petit garçon. Seuls les gens sains d’esprit n’ont pas de cause.

Aria sortit un pamphlet de sa poche, le déplia, et le montra aux autres. « J’ai essayé de suivre ce qu’il dit de faire quand on est dans la rue », dit-elle. C’était un guide qui détaillait comment se comporter, pareil à ces modes d’emploi permettant d’assembler des tables et des berceaux de bébé. Hamlet s’en empara et le feuilleta rapidement. Il se mit à lire à haute voix. On y trouvait la description des « différents vêtements qui devaient composer la tenue convenable des femmes musulmanes d’Iran : pour celles qui ne souhaitent pas porter le voile noir traditionnel, une possibilité plus moderne est offerte, avec la bénédiction de notre guide spirituel, l’Imam Khomeini. »
« Ainsi donc ils en ont déjà fait un imam, remarqua Hamlet.
– Continue », dit Aria. Hamlet parcourut les instructions de la première page. Elles commençaient par le foulard : seules trois couleurs étaient autorisées, le noir, le bleu marine, et le marron. Le foulard devait être attaché fermement sous le menton, le tissu réparti également à partir du nœud. La partie du foulard recouvrant la tête devait être ramenée en avant, afin qu’on ne puisse voir que la forme triangulaire du front de la femme, dont tous les cheveux seraient couverts. Les oreilles en particulier, devaient être cachées. La page suivante concernait le haut du corps : toutes les femmes devaient porter des manches longues et des cols roulés. Si elles n’en possédaient pas, le foulard devait être assez long pour dissimuler entièrement la peau du cou, afin que le regard de l’homme ne vienne pas la dévoiler et violer sa pureté. Sous la taille, aucune jupe n’était autorisée. Les tailleurs pantalons étaient obligatoires, et là encore, seules trois couleurs étaient permises : le noir, le bleu marine, le marron. Les tailleurs pantalons en question ne devaient pas mouler le corps, mais devaient couvrir les chevilles, jamais en fuseau, pour éviter de montrer la forme des jambes. Toutes les chaussures devaient couvrir le pied entier et seules trois couleurs étaient possibles : le noir, le bleu marine, le marron. L’ensemble du corps devait être couvert par un manteau.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire