mardi 26 novembre 2019

[Cadoux, Françoise] Muztagh Ata, le père des glaciers






J'ai beaucoup aimé

Titre : Muztagh Ata, le père des glaciers

Auteur : Françoise CADOUX

Année de parution : 2019

Editeur : Editions du Mont-Blanc

Pages : 320






 

 

Présentation de l'éditeur :

Été 1994. Avec un dépouillement d’ascète et la désinvolture des grands forbans, deux amis partent faire un trek au Pakistan. Sans agence, sans carte, sans tente... mais pleins d’audace, disponibles à l’imprévu. Répondant à l’appel d’une montagne qui, de l’autre côté de la frontière, a vu passer les caravanes de la soie, ils rêvent du Père des glaciers, le Muztagh Ata, 7546m... Sans guide, sans oxygène, sans prévenir les autorités locales... Iront-ils au bout de leur rêve de glace ? Avec une ferveur de vivre qui accueille (souvent) l’improbable et apprivoise (parfois) l’inaccessible, ils improvisent une aventure physique, humaine et spirituelle qui mènera l’auteure plus loin que le sommet, du désert de Tartarie au Tibet.

D’une écriture alerte qui marie humour et poésie, ce récit jubilatoire est celui de tribulations engagées, vécues avant l’ère des clics et des souris. Une célébration de l’esprit du voyage, ses tâtonnements et ses éblouissements. Un témoignage empreint d’humanité sur un territoire qui depuis s’est refermé. La voix d’une femme libre, prête à dévorer la vie et à en payer le prix.


Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Née à Annecy, Françoise a vécu aux États-Unis, étudié en Allemagne, travaillé en Italie, en Espagne et voyagé plusieurs années en Asie. Entre autres... Diplômée d’une grande école, elle parle cinq langues. Un parcours atypique la mène du management à l’enseignement, en passant par le journalisme. Mais elle préfère vagabonder. En montagne ou sur les routes du monde, en quête de passages d’un versant à l’autre, d’une culture à l’autre...


Avis : 

Durant l’été 1994, l’auteur, alors trentenaire, se lance avec un ami dans ce qu’ils appellent avec humour « l’expédition Muztagh Ata Cantal – Haute Savoie 1994. Sans guide, sans porteurs, sans oxygène… Sans en avoir l’air ». Avec un équipement minimaliste et en toute discrétion faute d’avoir obtenu les autorisations requises, tous deux s’attaquent à un véritable morceau de bravoure, - l’ascension dans des conditions très difficiles d’un sommet pakistanais de plus de 7500 mètres - , impressionnants de courage, de détermination, et de capacité d’adaptation. Mais le voyage ne s’arrête pas là : après le Pakistan, notre routarde pure et dure entreprend dans la foulée, seule cette fois, la traversée du désert de Tartarie, dans un aventureux périple qui la mène jusqu’au Tibet.

Cet extraordinaire récit de voyage, agrémenté de photos, est un enchantement de dépaysement, de découverte et d’authenticité. Somptueux décors de nature, rencontres inoubliables, désarçonnantes expériences au sein d’autres cultures et modes de vie, risques et imprévus, dépassement de soi en environnement extrême : le lecteur se retrouve immergé dans un formidable moment d’aventure tant sportive, qu’humaine et spirituelle.

Françoise Cadoux a pour référence Alexandra David-Néel, première femme à atteindre le Tibet en 1924. Nul doute qu’elle aussi a la trempe d’une femme d’exception, éprise de liberté et prête à tous les risques et les efforts, pour aller au bout de ses engagements et vivre intensément les aventures qui la passionnent.

Le récit nous emmène de surprise en surprise, au cours d’un cheminement qui ne peut que forcer respect et admiration, le tout sur un ton simple et modeste, authentique et sincère, et, pour le plus grand plaisir du lecteur, empreint d’un irrésistible humour. 

J’ai été totalement emportée par ce livre, éblouie par la beauté et la sauvagerie des paysages, émue au fil de rencontres aussi touchantes que brèves, étonnée et amusée par les anecdotes souvent saisissantes, intéressée par les événements géo-politiques évoqués : Françoise Cadoux s’inscrit au rang des personnes qui réussissent encore à rencontrer l’aventure, la vraie, celle qui permet, avant tout, de plonger au tréfonds de soi. (4/5)


Citations : 

C’est précisément ce que je recherche : appartenir au monde qui m’entoure. Le serrer dans mes bras. Toucher et être touchée par lui, dans une intimité qui ferait voler en éclats la vitre entre le paysage intérieur et le paysage extérieur. Je voudrais me fondre dedans. La marche, elle, donne cette sensation.

Il y a beaucoup de choses dans une rue ordinaire au Pakistan, mais certaines « choses » n’y sont pas : les femmes. Pas une seule femme dehors. Au début, quand on débarque au Pakistan, on a les yeux, le nez, les oreilles, le cerveau si accaparés de nouvelles sensations qu’on ne remarque rien. Puis au bout de quelques jours, on finit par trouver qu’il manque quelque chose. On ne voit pas encore bien quoi. Et puis on voit. On voit le manque de femmes.

Soudain, tintent des clochettes. Sur la KKH, la clochette n’annonce ni lutin ni fée. Elle annonce un monstre. Un monstre sacré : le camion pakistanais. Couvertes de clochettes, de chaînettes et d’amulettes, ces idoles orientales flamboyantes tanguent et tintinnabulent le long des gorges déchiquetées du Karakorum… Chaque millimètre carré de carrosserie est orné de dessins peints à la main en rouge écarlate, vert pomme, jaune poussin, bleu roi… Les camions pakistanais sont les rois mages des routes du Pakistan. Ils se déplacent lentement et majestueusement, comme il sied à leur dignité, les flancs chargés de verroterie et de gris-gris, peut-être même de myrrhe et d’encens… Kings of the Road or Drag Queens ? On dirait les statues de vierges andalouses qui, portées en procession pendant la semaine sainte, rutilantes et empesées, tanguent sur des chars dans les rues de Séville. Pomponnées et bichonnées à chaque pause par des routiers ventrus aux visages de bandits, elles gardent leur port altier même dans les montées qui font trembler les clochettes sous les hurlements du moteur courroucé. L’oreille aux aguets, le chauffeur penche son turban à la fenêtre de la porte de bois massif sculpté, concentré sur le moindre écart de ton des pistons et poursuit sa lente montée, moustache à la portière.


(A la gare routière)
Bien que la superficie de la Chine soit suffisamment grande pour loger trois fuseaux horaires, Beijing impose son heure sur l’ensemble du territoire. Le Xinjiang, à l’extrême ouest de l’empire, se trouve à 4000 km de la capitale, ce qui fait qu’à 11 heures du matin, le soleil n’est pas encore levé, et à 23 heurs, pas couché. Donc, ce matin-là à Tashkurgan, il faisait encore nuit noire et il était 9h30, heure de Beijing. Bon, d’accord. Mais justement, tout le monde n’est pas d’accord ! Les Ouïgours par exemple. Les Ouïgours, le peuple de la province autonome du Xinjiang, refusent d’admettre qu’ils ont été absorbés par la Chine, ils réclament leur indépendance – et leur heure. Qui a deux heures de décalage sur les occupants. Donc ce matin-là à Tashkurgan, il faisait encore nuit noire et il était 7h30, heure locale. Mais tous les Ouïgours ne sont pas aussi radicaux et indépendantistes, certains se plient à l’heure du colon. Qui avance d’une heure en été, contrairement au Pakistan qui ne change rien. Donc ce matin-là à Tashkurgan, il faisait encore nuit noire et il était… ?

Le Muztagh Ata : un dôme étincelant dont les contreforts plongent dans un lac turquoise. Dans les eaux vibrantes, ses reflets se mêlent à ceux de l’autre maître des lieux, le Kongur, 7719m. Dans l’immensité d’un désert qui s’étend à perte de vue, s’élèvent deux géants de givre qui semblent s’être trompés de paysage. Posés comme deux îles de glace sur les steppes d’Asie centrale des morceaux de banquise ont échoué par un mystérieux hasard sur les hauts plateaux tartares. De quoi surprendre les premières caravanes de chameaux de Bactriane… Après avoir traversé au Moyen Age les déserts du Kazakhstan et du Taklamakan, elles s’étaient brusquement trouvées face à des citadelles de glace surgies de sables. Probablement aveuglés par la réverbération de la neige, les nomades avaient appelé ce lac « Kara Kul », qui signifie « lac d’eau noire », alors que l’eau était d’un bleu qui évoquait le lagon. Un lagon à3800m d’altitude.


C’est une tente que j’avais achetée d’occasion (…). La toile est un peu usée. Voire déchirée par endroits. Nous l’avons rafistolée avec de l’Elastoplast. J’espère qu’elle tiendra le choc, dispensant ses bons offices jusqu’au sommet du Muztagh Ata.

Pas un souffle de vent, pas un frémissement de vague sur le lac Karakol qui tendait sa surface comme un miroir aux deux géants de glace qui se faisaient face. La pyramide du Muztagh Ata se reflétait dans l’eau en une symétrie parfaite, écho inversé d’une tremblante pyramide sous-marine. Une montagne à deux faces, comme toutes les choses… Dissimulant le pied des montagnes, des écharpes de brume flottaient au ras de l’eau. Assise sur la rive, je contemplais les glaciers se détacher doucement du sol et voguer tranquillement sur les flots. Ils avaient largué les amarres et naviguaient au-dessus du désert tartare. Les voilures drapées de glace cinglaient vers les sables du Pamir. Le Muztagh Ata et le Kongur, les deux voiliers de cristal de la reine des neiges kirghize, flottaient entre le ciel et les frissons de vapeur.

Jeff porte beaucoup plus que moi, il ne doit pas avoir loin de 30 kilos sur le dos. (…) Le programme de demain, c’est plus de 1000 m  de dénivelé, c’est-à-dire BEAUCOUP à cette altitude, avec TOUT le matériel sur le dos. C’est énorme. Une expédition soi-disant « dépouillée » ? C’est cela, oui… Pour autant, nous ne tenons pas la comparaison avec les expéditions commerciales. Elles, ce n’est pas 30 kilos, ce sont des tonnes de matériel, porté dans des fûts par des porteurs jusqu’au camp de base, puis par des porteurs d’altitude dans les camps supérieurs. Nous avons tout voulu faire nous-mêmes, en ascètes que nous sommes. Sauf que 30 kilos de dépouillement sur le dos, c’est quand même 30 kilos ! Demain, jamais je n’y arriverai…  


La chaleur était étouffante. Jeff et moi nous sommes approchés du stand de yaourt : une charrette sur laquelle des bâches tendues offraient une ombre bienvenue. (…) Autour des gigantesques bassines d’émail où baignait du lait caillé et où surnageaient des glaçons, le vendeur, avec un sens aigu du marketing, avait aménagé des bancs et des ventilateurs. Des commères ouïgoures se sont poussées en gloussant pour nous faire une petite place. On nous servit une louche de lait caillé avec des glaçons dans un gobelet. Délicieux. Nos voisines buvaient leur yaourt, suçaient les glaçons, qu’elles recrachaient à moitié sucés dans le gobelet, qu’elles rendaient au vendeur… qui reversait son contenu dans la grande bassine d’émail. Avant de servir le client suivant. Gloups.

Les Chinois ont une longue histoire de pâtes derrière eux… Aussi longue que leurs spaghettis. En Tartarie, on les fabrique à la main. La pâte est introduite dans une machine à trous, d’où elle ressort en longs serpentins qui ont le diamètre d’un pouce. Les tâches suivantes consistent à rendre les serpentins de plus en plus fins. Devant une échoppe odorante, un jeune homme musclé en blouse blanche retrousse ses manches pour s’emparer d’un écheveau de pâtes qui doit mesurer deux mètres de long et peser 10 kilos. Gonflant la poitrine, il élève son paquet à bout de bras au-dessus de la tête. D’une alternance de mouvements amples et rapides, il descend et remonte les bras plusieurs fois : sous l’effet de la force centrifuge, les serpentins s’allongent. Coup sec dans les mains : l’écheveau se torsade sur lui-même, revient, s’étire encore plus… Ca, c’est ce que l’on appelle un tour de main ! Respect. A l’issue de l’opération, les serpentins ont le diamètre d’un petit doigt.


Je me délestais. L’un après ‘autre, je me vidais de mes repères, les temporels comme les spatiaux. Je me déshabillais. C’est pour vivre cette perte que je voyageais. Pour vider mes poches et m tête de tout ce que je trimballais d’habitude : pensées encombrantes, croyances inutiles, vieilles certitudes… et bâtons de ski ! La mise à nu est la seule attitude que le désert tolère. Abandonner le ciment des certitudes et s’ouvrir à ce qui peut surgir. Se dévêtir du poids des croyances et s’unir à ce qui est. Ne reste que la lumière. Le sentiment d’être au monde. Dense et transparent, immergé dans le vaste présent.

Un vent poisseux s’était levé, soulevant des tourbillons de poussière qui roulaient sur la route solitaire, ivres et voraces. Gonflé de noires menaces, le ciel broyait un horizon charbonneux. Sous les nuages enténébrés filtrait une lumière de plomb qui donnait aux silhouettes, aux tentes, aux montagnes, à tout ce qui peuplait la steppe immense, un relief aigu. Brillant d’un éclat incisif, les ruisseaux innervaient l’âpre plateau de filets de mercure fondu. Les chevaux blancs épars dans la plaine semblaient de puissantes statues d’airain qui attendaient fébriles, que le ciel s’ouvre sur une pluie opaque.



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