jeudi 16 mai 2019

[Rash, Ron] Un silence brutal





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Un silence brutal (Above the Waterfall)

Auteur : Ron RASH

Traductrice : Isabelle REINHAREZ

Parution : 2015 en américain chez Ecco,
                2019 en français chez Gallimard

Pages : 272






 

 

Présentation de l'éditeur :   

Dans ce coin des Appalaches, entre rivière et montagnes, que l'œuvre de Ron Rash explore inlassablement depuis Un pied au paradis, un monde s'efface devant un autre : à l'enracinement des anciens à leur terre succède la frénésie de profit des entrepreneurs modernes.
Le shérif Les, à trois semaines de la retraite, et Becky, poétesse obsédée par la protection de la nature, incarnent le premier. Chacun à sa manière va tenter de protéger Gerald, irréductible vieillard, contre les accusations de Tucker, propriétaire d'un relais pour riches citadins curieux de découvrir la pêche en milieu sauvage. Dans leur esprit, Gerald est incapable d'avoir versé du kérosène dans l'eau, provoquant la mort des truites qu'il aime tant. Mais alors, qui est le coupable?
La voix de Becky incarne la poésie infinie de la prose de Ron Rash, dont la colère s'exprime dans la description des ravages de la meth, fléau des régions frappées par le chômage et délaissées par les pouvoirs publics.

 

 

Avis :

Le Shérif Les s’apprête à prendre sa retraite dans les prochaines semaines, lorsqu’une dernière affaire vient bousculer ses préparatifs de départ : Gerald, un vieil homme du coin, dur-à-cuir irascible viscéralement attaché à ce coin de nature des Appalaches, refuse de respecter l’interdiction d’accès à la rivière, légalement décrétée par le propriétaire d’un tout récent et luxueux relais de pêche pour riches touristes. La dispute de voisinage s’envenime lorsque la rivière est soudain polluée par un déversement de kérosène, et que tout semble, bien trop facilement, accuser le vieillard.

Sur l’insistance de Becky, la directrice du Creek Park qui a fait de la protection de la nature sa raison de vivre et qui partage avec Gerald sa passion pour ce lieu, Les entreprend de soulever le drap des apparences pour innocenter leur ami.

Les est de l’ancienne école et a depuis longtemps appris à jouer son rôle avec discernement, quitte à appliquer parfois ses propres méthodes, celles qu’il juge plus aptes à remettre ses concitoyens sur les rails, lorsque le malheur ou la pauvreté les a envoyés dans le mur. Pas facile en effet de rester de marbre face aux fréquents drames du désespoir qui frappent ce district rural et déshérité, où l’addiction à la méthadone fait des ravages. Il semble qu’aucun des personnages ne soit indemne : tous ont gardé des traces psychologiques et affectives des épreuves qu’ils ont  vécues. Ce sont ces failles qui leur donnent tant d’humanité, dans ce roman qui parvient à rendre toute leur profondeur et leur complexité.

Au travers de ce qui n’est finalement qu’un fait divers, cette histoire met en scène la confrontation entre un mode de vie traditionnel, pauvre mais proche de la nature, et celui, plus bling bling, de sa transformation moderne motivée par le profit. Ici un promoteur s’empare d’un coin de nature pour l’encager dans les frontières d’une propriété privée réservée à une clientèle payante. Là, le départ en retraite de Les marque la fin d’une humanité professionnelle et son remplacement par l’efficacité toute neuve et toute réglementaire de son successeur.

Rien n’est ici manichéen, tout n’est que nuance et subtilité dans la restitution tant des caractères que de leur environnement. Le propre attachement de l’auteur pour cette région transpire à chaque page, en particulier chaque fois que Becky vient chercher l’apaisement au contact de la beauté sauvage du parc naturel dont elle a la garde. Ses envolées lyriques m’ont toutefois laissée un peu sur la réserve : sans doute vaut-il mieux apprécier ces poèmes dans leur langue d’origine, ce qui m’amène à saluer au passage le travail de la traductrice, dont ils ont dû sérieusement compliquer la tâche.

Ce roman est au final une œuvre aux multiples facettes, où l’enquête policière n’est que le miroitement en surface de complexités humaines suggérées avec sensibilité, poésie et une forte pincée de nature-writing. (4/5)

 

 

Citations :

Par des trouées dans la voûte des arbres, le ciel use de pailles de soleil pour aspirer et assécher le terreau de feuilles baigné d’humidité.

Au-dessus de ma tête hêtre et bouleau, chêne rouge et noyer blanc. Trouant l’épaisseur de la canopée, des échasses de soleil arpentent le sol. Le sentier se rapproche de la rivière en tanguant. Une crinière d’eau vive dégringole d’une saillie rocheuse, atterrit brutalement.

Un champ fauché apparaît, les chaumes blonds noircis par un vol d’étourneaux. Sur mon passage, le champ semble s’élever dans les airs, jeter un coup d’œil pour voir ce qu’il a en dessous, puis reprendre sa place. Un pick-up arrive dans l’autre sens. La volée décolle à nouveau et cette fois continue à monter, un tourbillon qui s’amenuise comme aspiré dans un tuyau, puis le déploiement d’un rythme brusquement relâché, qui se change en entité alors qu’elle se plisse et se déplisse, descend au fil de l’air tel un drap claquant au vent.

L’une des histoires que me racontait mon grand-père à propos de l’époque où il travaillait à construire des ponts avait paru invraisemblable, même à un gamin, mais j’avais découvert plus tard qu’elle était véridique. Dans les années qui avaient précédé l’électricité, il n’y avait pour tout éclairage dans les caissons immergés que des bougies. Aux plus grandes profondeurs, la pression était telle qu’il devenait impossible de souffler une chandelle. La flamme s’éloignait de la mèche et ricochait sur les parois en bois avant de revenir se poser dessus. Ce que mon grand-père ne m’avait pas dit, c’était qu’il arrivait parfois que les câbles rompent et qu’un homme se retrouve bloqué au fond. Il devait savoir que la bougie consommait de l’oxygène, et aussi que la flamme ne s’éteindrait pas, pourtant il s’évertuait à souffler dessus, jusqu’à son dernier soupir, en continuant à espérer, en dépit de tout, que d’une façon ou d’une autre elle s’éteindrait.


 

Le coin des curieux :

Dans le roman, Becky note dans son carnet : « Petrichor : l’odeur des premières gouttes de pluie sur la terre sèche depuis longtemps ».

Tout le monde a déjà respiré avec plaisir cette si agréable odeur qu’exhale la terre, l’été, lorsqu’elle vient juste d’être rafraîchie par la pluie. Cette odeur porte donc un nom, qu’il faut prononcer « petrikor », du grec ancien petra (pierre) et ichor (sang, fluide). 

Pour mieux supporter la sécheresse, certaines plantes sécrètent un liquide huileux, absorbé par le sol pendant les périodes sèches, et qui imbibe notamment les graines pendant la germination, leur permettant de mieux résister au manque d’eau. Lorsqu’il pleut, cette huile, combinée à des molécules sédimentaires et à celles libérées par certaines bactéries du sol, dégage des composés volatils, qui produisent cette odeur caractéristique et éphémère.

De par son odeur mais aussi en raison du goût terreux qu’il donne aux liquides, nous sommes capables de détecter le petrichor dès 25 à 60 ng/l, soit une goutte dans une piscine olympique. Cette hypersensibilité est le résultat d’une évolution, qui nous a permis d’associer ce goût à une contamination de l’eau ou du vin les rendant impropres à la consommation.

 

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