dimanche 7 décembre 2025

[Nunez, Laurent] Tout ira bien

 




 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Tout ira bien

Auteur : Laurent Nunez

Parution : 2025 (Rivages)

Pages : 256 

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Bienvenue dans une famille aussi attachante qu'excentrique, où chacun a son secret pour maîtriser le destin ! Un oncle obsédé par les mystères du Loto, un cousin qui traque les reliques sacrées à travers l'Europe, une tante virtuose dans l'interprétation des rêves…
Entre le Maroc, l'Espagne et la France, Laurent Nunez nous fait voyager au cœur d'un univers où chaussettes rouges, mains de Fatma, plantes magiques et philtres d'amour forment un rempart contre l'incertitude.
Mais que valent ces sortilèges du quotidien lorsque l'inévitable se profile ? Peut-on vraiment négocier avec le destin ?
Chronique familiale malicieuse et bouleversante, ce roman explore notre besoin impérieux de contrôler l'incontrôlable. Il nous rappelle que derrière chaque superstition se cache notre espoir le plus fragile, le plus humain. Car, au fond, qui n'a jamais touché du bois en murmurant : tout ira bien ?

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Laurent Nunez a été professeur de lettres, critique littéraire et rédacteur en chef du Magazine littéraire. Il est désormais éditeur et écrivain. Il a écrit plusieurs ouvrages sur les pouvoirs de la littérature, notamment Les Récidivistes, L'Énigme des premières phrases et Il nous faudrait des mots nouveaux, ainsi qu'un roman, Le Mode avion.

 

 

Avis :

Après les essais érudits comme Les écrivains contre la littérature, où il scrutait les tensions entre tradition et modernité, et les romans plus ludiques tels que Mode avion, centrés sur le jeu linguistique et la réflexion théorique, Laurent Nunez change de registre pour un récit plus intime et autobiographique, où s’entrelacent mémoire familiale, croyances populaires et rémanence de l’enfance. 

Ce récit se déploie comme une méditation sur la fragilité des existences et la force des gestes minuscules. Les membres de la famille de l’auteur, héritiers d’une mémoire marquée par l’exil et les traditions, vivent dans l’obsession des rituels et des superstitions censés infléchir le cours du destin. Au-delà de leur aspect folklorique, parfois dérisoire et ridicule, que l’auteur souligne avec un humour d’autant plus bienveillant qu’il a lui-même intégré ces pratiques à son corps défendant, ces gestes apparaissent comme des signes d’espérance, des talismans contre l’inéluctable. Ils révèlent en creux des blessures familiales héritées souterrainement, des traumatismes invisibles qui se transmettent silencieusement de génération en génération.

Bien plus que de simples manies, les superstitions s’avèrent des stratégies pour apprivoiser la peur et donner un sens à ce qui n’en a pas. A mesure que Laurent Nunez approfondit sa pensée – « J’y découvris l’immense fossé qui sépare la superstition et la foi. L’une rend craintif, l’autre redonne confiance. L’une freine, l’autre propulse. » Et encore : « J’avais toujours pensé que les gens devenaient plus croyants à l’approche de leur mort, mais j’avais été sot, car je manquais d’expérience. C’est quand leurs proches disparaissent que les gens se mettent à espérer et à croire, à chercher un sens à ce qui n’en a pas. Ce sont les gros coups du sort qui font croire que le sort existe. » –, son récit familial, tendre, drôle et poétique, gagne en profondeur et s’élargit en une réflexion sur la condition humaine et les diverses manières de rendre la vie supportable malgré l’inéluctable. 

À cette gravité se superpose un humour discret, presque imperceptible, qui allège le récit et lui confère une humanité supplémentaire. Laurent Nunez sourit de ces pratiques sans jamais les ridiculiser, dans une distance bienveillante et avec une ironie douce qui instaurent entre lui et le lecteur une sorte de complicité chaleureuse. S'observant lui-même conserver malgré lui l'habitude de certains rituels, son oscillation entre adhésion et recul nourrit la subtilité du livre, qui interroge avec tendresse la manière dont chacun cherche à se protéger du malheur.

L’érudition, elle aussi, affleure par touches légères. On retrouve l’auteur des essais et des romans plus théoriques, mais ici la culture se glisse dans les interstices, comme une présence discrète qui enrichit le récit sans jamais l’alourdir. Les réflexions sur la superstition et la foi, sur la croyance et le hasard, témoignent d’une pensée nourrie de lectures et de méditations philosophiques, mais elles sont offertes au lecteur avec simplicité, presque comme des confidences. Ce mélange de profondeur intellectuelle et de délicatesse autobiographique donne tout son sel au récit.

Entre retenue stylistique, rythme contemplatif, humour discret et érudition diffuse, un livre à la fois tendre et grave qui transforme les blessures silencieuses en parole universelle et fait des gestes les plus modestes des signes de dignité et d’espérance. (4/5)

 

Citations :

Que serions-nous donc sans le secours de ce qui n’existe pas ? (Paul Valéry)


Il ne faut pas qu’un clou dépasse. C’est la règle, sinon le marteau frappe sur le clou. Simple. Basique. Entre le stoïcisme et le taoïsme. Bien sûr, c’est avec ce genre de philosophie que l’on rate les grandes occasions de sa vie, ou que les dictatures s’éternisent. Disons que ça ne facilite pas les révolutions. Mais pour ma famille, c’était trop risqué : si l’on faisait signe aux dieux d’une manière trop évidente, les dieux ne semblaient avoir d’autres choix que de nous punir. Les Grecs appelaient cela l’hubris : toute prétention excessive à une supériorité parmi les hommes amenait une réponse vengeresse de la part des dieux. Je pourrais citer Prométhée, Icare, Marsyas, Midas. Ma tante Eulalie, la pianiste parano du « moi-bémol », dévorait Paris Match chaque semaine, et elle citait d’autres noms. Elle disait que c’était pour cela que Coluche avait eu un accident de moto. Elle expliquait également ainsi la mort de Balavoine, et même l’accident du fils de Romy Schneider. Entraînée dans sa pente, qui semblait convoquer le pire, elle en rajoutait devant tous ces gamins que nous étions, tous les cousins bouche bée devant elle, Aline, Christophe, Claude, Véronique, Zoé. Moi. Elle parlait du petit Grégory, de Sacha Distel, de John Lennon, des Kennedy. Je tournais la tête : personne n’osait rire. Personne ne voulait lui rétorquer qu’elle était folle. Personne n’avait envie d’être le prochain sur sa liste.


Tout de même : comment cette idée – faire un nœud pour retrouver un objet – a-t-elle bien pu se répandre dans le monde, avec un tel succès ? C’est cela qui m’épate quand j’y songe : l’absence de lien que les gens admettent fièrement entre un problème et sa solution. Être superstitieux, au bout de compte, c’est cela : établir des liens inadéquats, hautement improbables, à la fois ridicules et insensés, entre une cause et un effet. Porter un vêtement rouge pour réussir dans la vie… Verser dans le verre de quelqu’un des herbes en poudre pour qu’il nous aime. Ouvrir la main derrière son dos pour retenir la chance… Nouer un torchon pour retrouver un objet… J’en discutais il y a quelque temps avec un ami médecin ; je lui parlai de ma famille, et me moquai de nos superstitions. Thomas, c’est ainsi qu’il s’appelle, a souri (il semble toujours tout savoir, c’est à la fois pratique et agaçant), puis il m’a répondu : « Quand quelqu’un de ta famille fait koutoufatou, ou quand quelqu’un en Tunisie, en Algérie, fait un nœud pour retrouver un objet, que se passe-t-il vraiment dans son cerveau, au beau milieu de ses neurones ? Pourquoi ces invocations insensées fonctionnent-elles ? C’est très simple : on appelle cela un “processus de concentration induite”. Tu vois, au moment où nous nous rendons compte que nous avons perdu quelque chose, la compulsion prend toujours le dessus : nous bousculons tout, nous cherchons sans système, sous la pression des conséquences de cette perte… Bref, nous nous éparpillons. De sorte que très souvent il n’y a pas d’objets vraiment perdus : juste des gens qui s’affolent. Mais ouvrir un tiroir, trouver un torchon, y faire un nœud, demander d’une manière rituelle à ce nœud, à ce torchon, de retrouver l’objet à notre place : tout cela prend du temps, et permet de rétablir en nous l’attente et le calme. Quel trésor fabuleux ! De la détente et un système : c’est ce que koutoufatou apporte à ta famille. Cette détente passagère, et le fait de puiser dans sa mémoire pour suivre correctement le rituel réactivent les connexions neuronales, et facilitent le retour des souvenirs. De tous les souvenirs… Dont celui-ci, évidemment, de la place de l’objet perdu. » (…)
Parfois, je m’interrogeai plus encore : qu’avaient-ils donc perdu de si rare, de si important, et quand, pour faire de ce mot qui n’existait même pas le mantra de notre famille ? Quelle perte les avait épuisés pour qu’ils en arrivent à forger un tel stratagème, pour qu’ils fassent en sorte de toujours tout retrouver ? Qu’est-ce que je ne voyais pas, qui était absent mais qu’eux hallucinaient ?
 
 
C’est ainsi que mon oncle Paco, qui n’avait jamais travaillé de sa vie, et dont tout le monde moquait les théories et les rituels, empocha soudainement 14 millions de francs – un peu moins de 4 millions d’euros. Et c’est ainsi que j’eus dans mon enfance, grâce à la Française des jeux, un oncle millionnaire. Oh ! Ma vie ne fut en rien bouleversée. Certes il y eut un grand dîner parisien, mais les enfants ne furent pas invités. Paco et Rosario, qui avaient vécu si chichement pendant si longtemps, et qui craignaient de retourner dans la pauvreté, ne changèrent absolument rien à leur train de vie. Rosario continua pendant dix ans à travailler comme femme de ménage pour diverses familles assurément moins riches qu’elles. Paco continua à jouer au PMU et au Loto. Nous avons continué à les voir parfois – de plus en plus rarement. Puis, un jour, sans prévenir personne ni même leurs voisins, les deux tourtereaux bagués d’or s’envolèrent pour l’Espagne, afin de profiter d’une villa qu’ils avaient fait construire secrètement, vers Alicante. Comme il avait fui le Maroc à cause de sa pauvreté, mon oncle fuit la France à cause de sa richesse. « Il avait très peur qu’on lui demande quelque chose », expliquait ma mère. Mon père s’agaçait : « Je ne lui ai jamais rien demandé ! » Le pauvre en était fier. Moi non : j’imagine encore ce que j’aurais pu obtenir, si j’avais eu l’audace de supplier.


Une anecdote de Lacan me revint en mémoire. Un patient allongé sur son divan s’était un jour exclamé : « Oh là là, ce que je suis bête ! » Ce à quoi le psychanalyste avait répliqué, avec son à-propos légendaire : « Ce n’est pas parce que vous le dites que ça n’est pas vrai. »


Tu te mens quand tu prétends que tu ne possèdes pas vraiment ces reliques, que tu les conserves juste… T’en débarrasser ? Tu en serais bien incapable. L’éléphant, le bouddha, le trèfle, la coccinelle : tout cela est une manifestation tangible de l’héritage culturel, cultuel, que tu as reçu pendant des années. Tous ces bibelots officient à l’instar d’objets transitionnels : ils sont très exactement où tes parents ne sont pas. Les jeter signifierait rejeter une partie du patrimoine immatériel transmis par ta famille, et donc une part de ton identité… Admets-le : si adulte qu’on soit, ou qu’on s’espère, on échappe peu à son enfance, aux étranges remèdes qu’on nous a appris, aux grands pouvoirs qu’on nous a fait espérer, aux sévères châtiments qu’on nous aura fait attendre très longtemps – et même toute la vie. »


« Tu résides à Paris, sans progéniture, avec un revenu suffisant pour te permettre une certaine indifférence dans tes dépenses. Tu es le seul membre de ta famille à détenir un diplôme universitaire, le seul à posséder une véritable bibliothèque, le seul à avoir entrepris une psychanalyse – triple exploit qu’explique une longue quête de distinction. Ta construction identitaire s’opère en opposition constante à tes parents, comme si le fossé entre vous ne cessait de se creuser. Et c’est normal, puisque c’est toi qui creuses. Les objets que tu as hérités de tes proches sont comme des totems symboliques de ta classe d’origine et de ton appartenance familiale. En conservant ces bibelots, tu maintiens un lien avec ton origine, avec ton passé, même si ta vie actuelle en tant qu’éditeur à Paris contraste avec celle de tes parents, ouvriers à Orléans. Tu as longtemps essayé de jouer une autre pièce, à défaut d’en être l’auteur : c’est ce qu’Erving Goffman aurait appelé “une représentation de soi complexe”, ou complexée… Rien que de très banal, venant d’un transfuge. Retrouver près de toi, dans cette demeure qui est la tienne, ces divers porte-bonheur, c’est murmurer un secret que tout le monde pourtant peut déchiffrer : ta jeunesse est révolue. Le quadragénaire que tu es n’oublie pas ses origines (il n’a plus besoin de cet oubli pour se construire) : tu redeviens lentement le fils de tes parents. »


C’est dans son bureau que j’appris à moins trembler en regardant le monde. J’y découvris l’immense fossé qui sépare la superstition et la foi. L’une rend craintif, l’autre redonne confiance. L’une freine, l’autre propulse.


Dans la cuisine, mes parents buvaient un café en compagnie de ma tante Eulalie. En voyant le chiot dans mes bras, cette dernière fit la moue et ne put réprimer une remarque : « Sais-tu combien de temps ça vit, cette race de chien ? » Comme je lui répondais : « Une bonne dizaine d’années », elle se tourna vers ma mère pour ajouter, l’air immensément soucieux : « Il ne faudrait pas que ce gosse s’attache trop… » Je repense souvent à cette phrase si triste de ma tante, que j’associe désormais à cette remarque si drôle de Cioran : « Dans cinq cent mille ans, l’Angleterre sera, paraît-il, entièrement recouverte d’eau. Si j’étais anglais, je déposerais les armes toute affaire cessante. » 
 
 
[A l’enterrement] Croyaient-ils encore, tous autant qu’ils étaient, à ces forces supérieures auxquelles ils vouaient un culte fervent ? À les voir ainsi prostrés, ravagés par la douleur, il était évident qu’ils nourrissaient plutôt les mêmes doutes que moi sur la vie, sur le destin, et sur l’au-delà. Au fond d’eux-mêmes, ils savaient que l’existence était sans règles, hasardeuse, et que la mort n’offrait aucune échappatoire ; qu’elle était juste la fin, irrémédiable, définitive. Plante magique, médaille porte-bonheur, chaussettes rouges, plat de lentilles : on avait inventé toutes ces choses parce qu’on ne pouvait justement rien changer à rien. On naissait un jour ; on vivait un peu, sans rien contrôler ; un autre jour on mourait ; et voilà : coincé entre deux dates sur une pierre tombale, on n’était plus que quelqu’un qui n’était plus. Tous ici le comprenaient enfin, semble-t-il.


J’avais toujours pensé que les gens devenaient plus croyants à l’approche de leur mort, mais j’avais été sot, car je manquais d’expérience. C’est quand leurs proches disparaissent que les gens se mettent à espérer et à croire, à chercher un sens à ce qui n’en a pas. Ce sont les gros coups du sort qui font croire que le sort existe.


Les psychologues nomment « déréalisation traumatique » le phénomène par lequel, à la suite d’un bouleversement affectif, s’installe une sorte de distorsion entre le monde réel et la perception qu’un être humain en a. Notre esprit, dans un souci de protection, envelopperait notre souffrance d’un voile d’irréalité, donnant à tout ce qui nous entoure une apparence légèrement absurde. Ce décalage entraîne un certain humour qui surgit toujours mal, au grand dam de l’entourage déconcerté par tant d’inconvenance. (…)
La déréalisation traumatique… C’est incontestablement ce mécanisme de défense qui est à l’origine de ce récit tout entier, qui en constitue en quelque sorte la trame invisible. Si j’insiste sur ce point, c’est afin que le lecteur me pardonne le ton adopté dans certains passages de mon livre. Oui, j’ai ri de ce qui n’avait sans doute rien de risible. J’ai plaisanté quand la décence aurait voulu que je me taise. J’ai commis des traits d’esprit sur ce qui me brisait le cœur. Mais je demande qu’on ne me juge pas trop sévèrement. Qu’on veuille bien plutôt me considérer comme un homme acculé à une situation sans issue, contraint de sourire et d’ironiser sur sa propre famille, sur sa propre vie, condamné à chercher le rire des autres, pour espérer réentendre un jour le sien. 
Après tout, qu’est-ce que ce livre qui s’achève, sinon pas mal de chagrin, structuré par un peu de grammaire ? 


 

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