lundi 1 décembre 2025

[Martinez, Layla] Carcoma

 




Coup de coeur 💓

 

Titre : Carcoma 

Auteur : Layla MARTINEZ

Traduction : Isabelle GUGNON

Parution : en espagnol en 2021
                   en français en 2025 (Seuil)

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« Une maison peuplée d’ombres et de femmes, édifiée sur la vengeance et la poésie. Un roman tendu, bouleversant, traitant de spectres, de rapports de classe, de violence et de solitude avec naturel, comme si les sorcières avaient dicté à Layla Martínez ce cauchemar lucide et terrifiant. » Mariana Enriquez

Carcoma : 1. Vrillette, ver à bois. 2. Préoccupation constante et grave qui vous consume, vous ronge peu à peu. Aux abords d’un village de Castille, une maison frémissante semble réagir aux moindres faits et gestes de ses habitantes : portes qui claquent, bruits de meuble qu’on traîne, âmes défuntes qui s’accrochent aux mollets – et que l’on écrase pour les tenir en respect. Quatre générations se succèdent entre ses murs. Dans cette famille, ce ne sont pas les bijoux ou la tendresse que l’on se transmet de mère en fille, mais les rancœurs, la jalousie, la douleur – la carcoma, qui ronge qui ronge qui ronge. Derrière les croyances, les apparitions et les sorts jetés, en sourdine, se cache une histoire bien réelle et d’une violence inouïe. Avec mille nuances, Layla Martínez en explore chaque facette et plonge le lecteur dans un récit aussi glaçant que puissant.

 

Un mot sur l'auteur : 

Née à Madrid en 1987, Layla Martinez est auteur et chroniqueuse. Avant son roman d'horreur Carcoma, elle a publié un essai : Utopía no es una isla.

 

Avis :

S’inspirant de sa propre histoire familiale, Layla Martinez signe un premier roman traversé par la rage, celle qui, attisée par le pacte d’oubli post-franquiste et nourrie par des décennies de violences sexistes et d’injustices sociales, ronge les femmes comme le ver de bois du titre en espagnol, génération après génération, dans une maison saturée de rancoeurs et de fantômes.

Dans cette demeure isolée au coeur de la Castille, les murs gémissent, les portes claquent, les traumas se glissent sous les lits pour mieux vous agripper et les cadavres ressurgissent sans cesse des placards. Entre les disparus de la guerre civile, jamais revenus de leur « promenade », la banalisation patriarcale des violences domestiques et la pauvreté qui condamne les femmes à servir les notables du coin, tout semble conspirer pour les enfermer dans une prison d’humiliation et de douleur, le coeur miné par la haine et l’âme rongée par le désir de vengeance.

Les narratrices – une grand-mère et sa petite-fille – n’échappent pas à cette malédiction. Prisonnières de ce lieu devenu entité vivante, bombardées de ses vibrations empoisonnées, elles portent leur héritage traumatique comme une fatalité injuste. Leur seule échappatoire : une vengeance cruelle, assumée dans son immoralité. Maison hantée, sorcières misandres, représailles implacables dans une atmosphère suffocante : tout le récit devient métonymie de la colère de ces femmes, éternelles perdantes dans une société qui les méprise, les maltraite et les relègue aux étages inférieurs. 

Ce roman s’inscrit dans une lignée de littérature féminine et féministe où la maison devient le théâtre d’une mémoire hantée, à la manière des récits de Mariana Enriquez ou de Carmen Maria Machado. Comme chez elles, l’horreur est le langage d’une douleur historique, sociale et intime. Layla Martinez se sert de cette histoire familiale pour exhumer les silences d’un pays qui n’a jamais fait le deuil de ses violences. Le pacte d’oubli est ici un pacte avec les ténèbres, et la maison, un tombeau de la mémoire collective.

La langue, dense et incantatoire, s’accorde aux soubresauts du récit, mêlant réalisme cru et visions hallucinées dans une prose qui semble elle-même contaminée par les fantômes qu’elle convoque. Ici, nulle rédemption ni résilience, mais une radicalité misandre, une revanche sans morale, comme seule réponse possible à une oppression systémique. 

D’emblée saisi par le ton mordant de cette narration vénéneuse et subversive qui, entre horreur, malaise et stylisation métaphorique, déroute autant qu’elle fascine, l’on reste subjugué par la maîtrise de ce premier roman et par l’originalité formelle avec laquelle il explore une Espagne que les fantômes impunis et le venin du franquisme continuent de corrompre jusque dans ses fondements collectifs. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Je suis descendue chercher mon sac avant de remonter. L’étage ne comporte que l’escalier qui mène au grenier et une chambre que je partage avec la vieille. J’ai laissé le sac sur mon lit, le plus petit. Avant c’était celui de ma mère et avant ça celui de ma grand-mère. Dans cette maison on n’hérite pas de bagues en or ni de draps brodés à ses initiales, non, ici les morts nous laissent des lits et du ressentiment. La rage et un endroit où t’étendre la nuit, voilà tout ce que peut te léguer cette maison. 


C’était l’archange Gabriel en armure dorée, les ailes déployées. Dans une main il tenait une épée, dans l’autre une balance, ça me plaisait, ça revenait à dire qu’il n’y a pas de justice sans mort ni de mort sans pénitence. 


Dans la cuisine la vieille avait dressé la table et disposé trois assiettes, trois verres et trois morceaux de pain. J’ai mis le couvert pour ta mère parce qu’elle n’est pas tranquille, m’a-t-elle expliqué. Moi ma mère je ne m’en souviens pas. Ma grand-mère m’a montré des centaines de fois des photos d’elle qu’elle sort de la boîte à gâteaux où elles sont rangées, dès que l’assaillent le chagrin ou la rancœur, qui ne sont guère différents ici. Elle me les montre mais je n’éprouve ni tendresse ni plaisir ni rien, parce qu’étant presque deux fois plus âgée que cette adolescente, je n’ai pas l’impression qu’elle pourrait être ma mère. En revanche je ressens une pointe d’amertume, un héritage de ma grand-mère, et de la colère à l’idée qu’on puisse emmener une ado contre son gré, sans vêtements ni argent. Tout ce qu’on sait c’est qu’elle est montée dans une voiture et que plus personne ne l’a jamais revue.


Mais tout a un prix qu’il faut toujours payer. C’est là une autre des multiples choses que nous savons parfaitement dans notre famille. Tout se paye tôt ou tard.


Ici nous n’avons pas subi les paseos, ces sinistres « promenades » franquistes, ni les coups frappés à la porte au petit matin, et cependant cette maison est un piège et non un refuge. Nul n’en sort et ceux qui partent finissent par revenir. Cette maison est une malédiction. Mon père nous a maudites en la faisant construire et il nous a condamnées à vivre entre ses murs. Depuis nous sommes là et nous y resterons jusqu’à ce que nous pourrissions et bien après encore.


Il détestait les riches, mais d’une autre manière. Non parce qu’ils lui rappelaient ce qu’il était, mais parce qu’ils lui montraient ce qu’il ne serait jamais.


Dans une étable pleine de moutons, il prit une décision et envisagea de faire ce que font les hommes qui n’aiment pas ce qu’ils sont : se servir des plus faibles qu’eux. Lui qui toute son existence avait cru ne rien posséder s’aperçut qu’il s’était trompé. Il avait du pouvoir, un petit pouvoir fuyant, certes, une sorte de limace qui lui glissait entre les doigts à la moindre inadvertance et laissait une traînée de bave épaisse et salissante, mais qui lui suffirait pour arriver à ses fins. 
Il y eut d’abord Adela. Elle ne lui coûta pas grand-chose, une robe bon marché et un flacon d’eau de Cologne rapportés de Cuenca. Mon père n’était pas joli garçon, mais d’une étable à l’autre il avait appris certaines choses. Les mots à employer, la conduite à adopter. Il faut dire que c’était un jeu d’enfant. Adela n’était qu’une petite sotte qui n’avait jamais rien eu de beau. Moi aussi j’étais sotte, mais j’ai eu la chance de ne pas croiser sur ma route un homme tel que mon père.
 
 
Ma petite-fille refusait de le croire. Elle pensait pouvoir prendre le large dès sa majorité, faire des études à Madrid et ne plus revenir. Mais pour finir elle est restée. Où aurait-elle pu aller ? Qui aurait financé ses études dans la capitale ? Il faut être un bourgeois pour ça. Elle s’est renseignée sur les bourses mais on l’a vite détrompée. Ici on ne donne qu’à ceux qui possèdent déjà, on les soutient. Si tu n’as rien, on te donne l’équivalent, c’est-à-dire rien. On ne veut pas de femmes comme nous dans la capitale, ou bien pour faire les bonniches, pas des études. Et des bonnes, ils en ont déjà des tas. Ce n’est plus comme à ton époque, disait ma petite-fille, qui n’en a pas démordu jusqu’à ce qu’elle prenne elle-même conscience qu’elle avait tort. Nous on passe nos journées à chercher de quoi remplir notre gamelle, eux à prendre des poses, et il en a toujours été ainsi. Au bout du compte elle est restée, parce qu’ici au moins elle avait un toit et à manger. C’est ça, la famille, un endroit où on te fournit le gîte et le couvert, en échange de quoi tu es piégée avec une petite troupe de vivants et une autre de morts. Toutes les familles ont leurs morts sous les lits, la seule différence c’est que nous, on voit les nôtres, disait ma mère.


Carmen avait été élevée dans la privation mais entourée de tendresse, cela se ressentait dans son caractère. Aucun ver ne la rongeait, contrairement à ma mère et à moi, attisées par cette anxiété d’indésirables qui ne laisse de répit ni à soi-même ni à autrui.


Ma mère n’avait jamais été autre chose qu’une adolescente sur une vieille photo ou une affirmation de la part de ma grand-mère, pas même un vide car pour cela il faut de l’espace où creuser un trou, pourtant elle était revenue comme si elle n’avait jamais disparu ou comme si elle disparaissait tous les jours et que chaque jour nous devions ressentir cette déchirure en nous. C’est alors que j’ai commencé à sentir le trou le trou le trou.


L’air était toujours dense et lourd comme celui d’une cave ou d’une pièce restée longtemps fermée qu’on ouvre tout à coup pour constater que les objets sont toujours au même endroit, sauf qu’ils ne sont plus que les ombres de ce qu’ils ont été.


Elle avait du mal à trouver un angle sous lequel nous attaquer maintenant que nous ne travaillions plus pour eux, mais sa vilaine langue se chargea de répandre son venin partout où elle pouvait. Dans ce village servile, bien des gens cessèrent de nous parler, pensant peut-être que plus un chien reçoit de caresses de son maître, moins il est chien. 


Mais Pedro était trop timoré ou trop honnête, deux des pires défauts que peut avoir un pauvre.


Dans cette maison, les morts vivent trop longtemps et les vivants trop peu. Notre existence à nous, qui sommes entre les uns et les autres, est en demi-teinte. La maison refuse de nous laisser mourir comme de nous laisser partir.


Telle est la cause du décès de tous les occupants de cette maison, leur haine ou celle des autres, la haine, toujours la haine. 
 
 

 

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