mercredi 30 avril 2025

[Arnaud, Clara] Et vous passerez comme des vents fous

 



 

J'ai aimé

 

Titre : Et vous passerez comme des vents fous

Auteur : Clara ARNAUD

Parution : 2023 (Actes Sud)

Pages : 384

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Gaspard, un berger pyrénéen, s’apprête à remonter en estive avec ses brebis, hanté par l’accident tragique survenu la saison précédente. Dans le même temps, Alma, une jeune éthologue, rejoint le Centre national pour la biodiversité, avec le projet d’étudier le comportement des ours et d’élaborer des réponses adaptées à la prédation.
Sur les hauteurs, les deux trentenaires se croisent de loin en loin, totalement dévoués à leurs missions respectives. Mais bientôt les attaques d’une ourse les confrontent à leurs failles. Les audaces de la bête ravivent les peurs archaïques, révélant la crise du pastoralisme et cristallisant des visions irréconciliables de la montagne : elle devient l’ennemie à abattre.
Dans cette vallée où jadis le dressage des ours était une tradition, la réintroduction du plantigrade exacerbe les tensions. L’histoire de Jules, jeune saltimbanque parti faire fortune à New York avec son animal, à l’orée du XXe siècle, scande le récit principal et résonne puissamment avec le présent.
Interrogeant notre rapport au sauvage, Clara Arnaud offre une plongée saisissante, minutieusement documentée, dans la vie pastorale moderne. Elle signe un roman sensuel, immersif et tellurique, célébrant la beauté de la montagne sans taire sa violence.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Clara Arnaud, née en 1986, est l'autrice d'un premier roman, L'Orage, publié aux éditions Gaïa en 2015, et de deux récits de voyage. Elle travaille depuis dix ans dans le domaine de la coopération et a vécu en Chine, en République démocratique du Congo et au Honduras. Après La Verticale du fleuve (2021), Et vous passerez comme des vents fous (2023) est son deuxième roman publié chez Actes Sud.

 

Avis :  

Grands espaces kirghizes et sibériens, montagnes tibétaines, Afrique subsaharienne et Amérique centrale : après vingt ans à arpenter le monde au plus près de ses espaces encore sauvages, à pied, à vélo, à cheval, en voyage ou lors de missions de développement international, Clara Arnaud a posé ses valises dans les Pyrénées. Dans ces montagnes dont, comme partout où elle passe, elle s’est attachée à s’imprégner, elle observe l’explosive confrontation entre l’ours et les éleveurs. Ici, la symphonie pastorale s’est faite chant de guerre…

Question sensible, la réintroduction de l’ours dans les Pyrénées déclenche toutes les passions, la violence s’invitant volontiers dans l’affrontement de deux positions irréconciliables : d’un côté, les anti-ours, qui crient à la confiscation des pâturages d’estive par ce prédateur friand de leurs brebis ; de l’autre, les défenseurs de la vie sauvage, de l’écosystème et de la biodiversité, qui dénoncent l’hystérie des éleveurs et l’absence de dialogue pour la mise en place de protocoles de cohabitation.

Appelée en renfort du programme de réintroduction pour étudier finement le comportement des ours, leurs relations à leur habitat et leurs modes de prédation sur les troupeaux, la jeune éthologue Alma en fait bien vite les frais, lorsque sabotages, insultes et menaces, et même commandos de chasseurs, s’en prennent à elle et à ses longues opérations d’observation. Habile à se fondre dans l’âpre et splendide écrin de la montagne, l’animal demande patience et longueur de temps dans son approche, toutes choses dont ne disposent guère ses défenseurs face à la colère et à la détermination de leurs opposants. Des opposants dont, sans juger, le récit permet de comprendre le drame, au travers notamment des déboires de Gaspard, un berger tentant désespérément de concilier le respect des ours et la sécurité des près de neuf cents brebis, que, pour le compte de différents éleveurs, il emmène estiver toujours plus en altitude, dans des coins de plus en plus inaccessibles, en raison des pâturages desséchés par le dérèglement climatique.

Un drame s’est produit l’année précédente, dont le souvenir hante Gaspard jusqu’à lui faire redouter ce nouvel été, seul avec chiens et brebis dans les alpages. Cette ombre sur laquelle s’interroge le lecteur ajoute au climat d’incertitude et de prescience de nouveaux incidents susceptibles de dégénérer rapidement. Et, pendant que là-haut, tout à leurs tâches incessantes dans une nature prégnante, somptueuse et implacable, Alma et Gaspard espère pour l’une, redoute pour l’autre, la rencontre avec l’ourse noire qu’ils savent rôder dans les parages avec ses petits, l’agitation d’en-bas dans la vallée ne cesse de faire monter le huis clos en pression. A cette tragédie moderne des derniers souffles de vie sauvage « sur une portion congrue d’un territoire partout anthropisé », se mêle, en un rappel historique de ce que fut la relation de l’homme avec les ours jusqu’à leur quasi disparition en France, une dernière trame narrative : l’histoire de Jules au tournant du XXe siècle, jeune et pauvre montagnard fier de son audacieuse capture, dans sa tanière-même, d’un ourson qui, une fois dressé, lui offrira la vie itinérante de ces montreurs d’ours si en vogue à l’époque.

Placé sous l’égide du poète arménien Hovhannès Chiraz avec ces vers qui lui servent de titre et d’excipit : « Nous étions en paix comme nos montagnes  / Vous êtes venus comme des vents fous. / Nous avons fait front comme nos montagnes / Vous avez hurlé comme les vents fous. / Éternels nous sommes comme nos montagnes / Et vous passerez comme des vents fous », ce roman au style quand même assez plat a pour lui la sincérité, l’intelligence et l’empathie de son approche holistique d’un sujet et d’une région dont on sent l’auteur pénétrée. La guerre de l’ours a bien lieu et Clara Arnaud s'en fait ici le reporter. (3,5/5)

 

Citations : 

Elle savait combien les lâchers d’ours précédents avaient été polémiques, créant des remous dans tout le pays. L’ours charriait avec lui des siècles de mythologie, convoquait des terreurs archaïques. Le débat dépassait l’enjeu de sa présence, il s’agissait du rapport de la société au monde sauvage, à ce qui échappait au champ du prévisible. Tout cela ne pouvait se régler sur le zinc. Elle savait aussi avec quel mépris, quelle méconnaissance du contexte, la politique de l’ours avait été conduite ici. Certains ne l’avaient jamais digérée, ils s’arc-boutaient contre un nouvel état des choses, le retour durable de l’ours dans leurs montagnes.
 

Leur rythme naturel, c’est d’agneler au printemps, mais si on les laisse faire ça, on a cinquante pour cent d’agneaux perdus là-haut… Alors on les fait mettre bas à l’automne, même si c’est contre-nature, lui avait expliqué Jean la première année. Les jeunes agneaux auraient été des casse-croûte bien trop faciles pour les prédateurs. Le compromis faisait toujours partie de l’équation, dans l’élevage de montagne, Gaspard l’apprenait année après année.
 

Avant son retour [l’ours] dans la zone, les vieux du coin avaient pris l’habitude de garder à l’escabot. Ils laissaient les bêtes seules en montagne s’organiser en petits lots et se contentaient de passer une fois par semaine. Et puis, il était revenu, c’en était fini du libre pâturage. Les éleveurs avaient alors embauché de nouveau des bergers. Dans certains quartiers où le risque de prédation était avéré, il fallait désormais garder les brebis serrées, selon des virées précises, les conduire le soir aux couchades choisies ou aux parcs et se faire assister par des chiens de protection. Toute la relation aux bêtes, à l’estive, avait été chamboulée.
La perception de la montagne avait changé aussi, le prédateur était là, il profitait de la géographie escarpée des lieux pour attaquer. Certaines zones lui étaient abandonnées. Les bêtes risquaient d’y être attaquées ou de dérocher en fuyant l’ours, ses assauts les stressaient, provoquaient fausses couches et amaigrissement chez certaines. L’organisation de la garde avait été repensée pour assurer la sécurité des brebis, tout en leur permettant d’accéder aux meilleurs quartiers. La nuit était le moment de tous les dangers, certains choisissaient de mettre les bêtes en parc au crépuscule. Gaspard, lui, les rassemblait, mais ne se résolvait pas à les enfermer. Les parcs étaient difficiles à installer dans certaines zones, ils pouvaient se révéler contre-productifs si l’ours y pénétrait, semant le chaos. Et puis, les brebis aimaient être actives le matin tôt, il leur arrivait même de se goinfrer lors des nuits de pleine lune. Gaspard tenait à leur laisser cette liberté. Et il s’agaçait de ceux qui vendaient aux bergers des solutions miracles. S’il suffisait d’avoir quelques chiens et d’enfermer les brebis la nuit dans les parcs pour faire cesser toute prédation, l’ours n’aurait pas fait tant débat. En réalité, le fauve mettait les bergers à rude épreuve. La saison était longue, le rythme difficile, il fallait s’adapter en permanence, à la météo, à l’état de l’herbe, aux comportements des brebis, aux agressions des ours, chiens, parasites. Il y avait quantité de variables à l’équation fragile du maintien en état du troupeau. La topographie était exigeante, les surfaces ouvertes maigres en comparaison des combes et trouées où des lots entiers pouvaient se soustraire à la surveillance. Il fallait arbitrer entre les avantages et les risques liés à l’utilisation de chaque espace, au fil de l’été.


 

lundi 28 avril 2025

[McDermott, Alice] Absolution

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Absolution

Auteur : Alice McDERMOTT

Traduction : Cécile ARNAUD

Parution : en anglais (américain) en 2023
                  en français (La Table Ronde)
                  en 2024

Pages : 352

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

En 1963, à peine arrivée à Saigon, Patricia, jeune Irlando-Américaine, assiste à sa première garden-party où elle rencontre Charlene, mère de trois enfants dont la petite Rainey. Celle-ci est très fière de lui montrer toutes les tenues de sa poupée Barbie, mais il en manque clairement une – un áo dài, que Lily, la fille de maison et couturière hors pair, lui confectionne sur-le-champ. L’idée inspire à Charlene un projet de collecte de fonds qu’elle nomme la Barbie saïgonnaise. Une opportunité pour Patricia de se lier d’amitié avec cette femme charismatique, pilier de la communauté d’épouses américaines où règne une légèreté trompeuse faite de réceptions exotiques et de bonnes œuvres.
Soixante ans plus tard, Patricia, désormais veuve, raconte à Rainey cette période si particulière de sa vie dans une longue lettre aux allures de confession et de réflexion sur le rôle des femmes expatriées pendant la guerre, alors qu’à l’époque son unique préoccupation était de fonder une famille à l’image de celle de son amie.
C’est une fois de plus par le détail et l’attention portée à la vie intérieure d’une femme qu’Alice McDermott saisit les enjeux de la mémoire, et accompagne son héroïne dans sa quête d’absolution.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Alice McDermott est née à Brooklyn en 1953. Ses nouvelles ont notamment été publiées dans le New York Times, le New Yorker et le Washington Post. Elle est l’auteur de huit romans, dont cinq ont paru à Quai Voltaire. Elle vit près de Washington et occupe la chaire de littérature de l’université John Hopkins. Finaliste du Kirkus Prize et du National Book Critics Circle Award, La Neuvième Heure figure en 2017 parmi les meilleurs romans de l’année de la New York Times Book Review, du Wall Street Journal, de Time Magazine et du Washington Post.

 

 

Avis :

Tricia est l’une de ces Américaines conventionnelles des années soixante. Jeune épouse d’origine modeste, elle s’apprête avec enthousiasme à devenir « une partenaire pour son mari », « le joyau de sa couronne » comme l’en a enjoint son père. Alors, le mari en question venant d’être nommé à Saigon, la voilà qui y débarque en cette année 1963 avec pour seule préoccupation de le soutenir dans sa carrière tout en fondant au plus vite une gentille petite famille.  

Loin des réalités de la guerre du Vietnam dont à Saigon l’on se croit encore protégé, la jeune femme découvre l’univers feutré des expatriées, un petit monde évoluant en vase clos, entre superficialité et ennui, au rythme de mondanités étroitement codifiées. Rien ne la prédisposerait à sortir du moule, si sa rencontre avec tout ce qu’elle n’est pas en la personne de l’entreprenante et charismatique Charlene, ne venait bouleverser ses naïves certitudes. Embarquée par sa nouvelle amie dans ses actions de bienfaisance, elle se retrouve à collecter des fonds – il s’agit de vendre des vêtements de Barbie confectionnés sur le modèle de tenues locales par une de leurs si dévouées domestiques indigènes – destinés à aider les malades d’une léproserie, mais aussi d’hôpitaux accueillant toujours plus d’enfants aux brûlures étranges, imputables semble-t-il à ce qui s’appellerait du napalm.

Peu à peu, à mesure qu’en cette année charnière le contexte socio-politique finit par s’immiscer dans son quotidien, l’univers binairement en noir et blanc de Tricia se morcelle en multiples nuances de gris, faisant vaciller aussi bien ses ingénuités impérialistes que sa noble vocation d’épouse et de mère. Condamnée aux fausses couches, achètera-t-elle un enfant vietnamien avant de rentrer « chez elle », en Amérique ? Ou, comme l’incarne la Barbie adulte et sexy aux multiples tenues et rôles, se laissera-t-elle gagner par un nouvel imaginaire quant à la place des femmes dans la société ?

Il faudra à Tricia le recul de toute une vie et sa correspondance, un demi-siècle plus tard, avec la fille désormais adulte de Charlene, pour que son récit, déjà teinté de doute et de culpabilité, achève de lui faire prendre conscience, par la découverte d’un ultime secret de son ancienne amie depuis longtemps disparue, la somme des ambivalences qui marquèrent pour elles cette époque. Roman de guerre sans le dire, puisqu’écrit du point de vue des femmes, non pas dans l’action politique ou martiale, mais depuis le versant affectif et au travers de « bonnes œuvres dérisoires », le livre a les accents douloureux d’une mémoire dégrisée, reflet du traumatisme qui, après la défaite au Vietnam, devait changer durablement l’Amérique.

En choisissant un angle de narration inédit, celui de femmes vivant les événements dans l’ombre presque comme des enfants tenus à l’écart des réalités, Alice McDermott réussit un récit historique et une peinture sociale subtilement féministes, d’une grande finesse d’observation, et, au final, d’une profonde mélancolie. Au travers d’une poignée de destins fragiles, usés par le temps et par la quête d’amour, ce sont les illusions perdues de toute l’Amérique après la guerre du Vietnam qui se profilent ici. (4/5)

 

 

Citations :

« Sois une partenaire pour ton mari, m’avait-il dit. Sois le joyau de sa couronne. » Je m’y étais engagée.
 

Le monde est petit, n’est-ce pas ? Même si, en vérité, ce n’est pas le monde qui est petit, seulement le temps qu’on y passe.
 

Je commençais à connaître ces femmes de militaires. Elles étaient stoïques et efficaces. À la moindre provocation, ou sans provocation aucune (lors d’une garden-party ou d’un cocktail, au cours d’un déjeuner, après une conférence à l’Association américano-vietnamienne, ou même quand on prenait le soleil autour de la piscine), elles énuméraient les différentes affectations de leurs maris, à Guam, à Hawaii, en Caroline du Nord, en Allemagne, en Italie, au Colorado, aux Philippines et j’en passe, détaillant les dates de chaque déploiement, chaque installation et chaque déracinement avec une aimable patience. Elles exprimaient rarement de préférence pour un lieu particulier, mais ne se plaignaient pas non plus. Toutes de bons petits soldats.
Elles semblaient admettre que leurs vies itinérantes étaient le résultat inévitable de leurs mariages avec ces hommes particuliers, leur destin : moitié hasard, moitié conséquence involontaire, en tout cas inéluctable. Le fruit imprévisible de toute histoire d’amour américaine. Une autre ramification de la petite chanson du tramway, Clang, clang, clang went the trolley.
Et alors que certaines de ces femmes épousaient en un instant l’endroit où elles se retrouvaient – apprenaient la langue, marchandaient au marché, assistaient à toutes les conférences du département d’État, à tous les échanges culturels –, d’autres y apportaient simplement leur vie américaine, emballée hermétiquement à l’intérieur de la cellule familiale avec laquelle elles voyageaient ; certaines allaient jusqu’à trimballer le chien de la famille, le break de la famille – elles se suffisaient à elles-mêmes et se satisfaisaient de leur existence américaine parfaitement impénétrable.
 

« Il y a un vrai danger ici », a-t-elle déclaré, avant de s’interrompre pour laisser pénétrer sa remarque. Je ne savais pas exactement si elle voulait dire ici à cette table ou dans le pays au sens large. « Il y a un vrai danger à dispenser des cadeaux aux déshérités uniquement pour flatter l’ego de celui qui les dispense. » Elle a marqué une pause, comme pour admirer sa formulation. Il n’est pas impossible qu’elle ait légèrement louché. « Un vrai danger », a-t-elle répété. À nouveau, elle a laissé pénétrer, avant d’ajouter : « Ça encourage la fatuité chez l’un tout en décourageant l’autonomie chez l’autre. »
 
 
« On ne peut pas imaginer deux choses plus incongrues, Marilee. La beauté absolue de ce lieu, la plage, l’eau bleue et le sable blanc. Les arbres magnifiques – les tamariniers, les pins. Et les fleurs extraordinaires, des orchidées, des hibiscus, le parfum du jasmin, et même des roses. Les bâtiments aussi sont ravissants, Marilee. De construction française, comme vous dites. Des galeries ouvertes. Un beau carrelage au sol. Le tout d’une propreté immaculée. Les sœurs l’entretiennent à merveille. On n’imagine pas à quel point cette beauté paraît incongrue, quand on rencontre les patients eux-mêmes. Les lépreux, Marilee. Les difformités terribles des visages et des membres. L’altération grotesque de la forme humaine. Du visage humain. On a un mouvement de recul. On n’y peut rien, Marilee. » (...)
Une toute petite faute, bien sûr, a-t-elle dit d’un ton aimable. Ce réflexe de se détourner. Ce n’est pas un crime. Personne n’est mort. On ne saurait nous le reprocher. » Un rire infime, pas plus fort qu’un souffle. « On ne peut tout de même pas être tenus pour responsables de la folie de… » Elle a agité les doigts. « … de la création. » (…)
Se détourner, a-t-elle repris, une délicate note d’indulgence dans la voix, c’est une réaction honnête, n’est-ce pas ? » Comme d’habitude, elle n’a pas attendu la réponse. « Mais ça montre malgré tout ce dont on est capable, me semble-t-il. On est capable de se détourner. On est capable de détester la vue de quelque chose de si horrible, de si incongru par rapport à l’ordre qu’on préfère. À la beauté qu’on préfère. La souffrance, Marilee », a-t-elle ajouté dans un souffle. (…)
Simplement, vous disiez qu’on ne pouvait pas faire grand-chose. Ici. Et je suis d’accord. Mais ce pas grand-chose, c’est peut-être ce qu’il faut pour compenser cette toute petite faute – le réflexe de se détourner. »


— Tu parles de vendre des bébés », ai-je dit. Charlene s’est tournée vers moi avec un rire impossible à réprimer. Son rire. Elle a replacé ses lunettes sur son nez, mais nos visages étaient toujours à quelques centimètres l’un de l’autre, et je savais qu’elle avait les yeux fixés sur les miens.
« Non, pas du tout, a-t-elle répondu, à sa manière pragmatique. Je parle d’augmenter leur valeur – celle des bébés, des enfants, et de leurs mères aussi. » Elle a grimacé, me faisant comprendre à quel point elle était généreuse de perdre son temps à m’expliquer l’évidence.
« Les rues de cette ville, Tricia, les orphelinats, les hôpitaux ne seraient pas aussi remplis d’enfants perdus et abîmés si quelqu’un croyait en leur valeur. » Ses lèvres fines se sont tordues de mépris une seconde. « Imagine que chaque enfant des rues que tu vois, chaque orphelin, chaque bébé tendu par une mère désespérée soit… », et là, son sourire était un hommage à sa propre intelligence, « un appareil photo Hasselblad, une bouteille de Johnnie Walker Black, une robe Dior, une Rolex. Tu crois qu’on abandonnerait de si précieux objets dans des parcs ou des institutions sordides, négligés, ignorés ? »


Le tremblement de sa main lorsqu’il nous avait aidées toutes les trois à descendre du camion, puis à monter à l’arrière de la Jeep qui allait nous ramener chez nous, un frémissement tout le long de sa paume et jusque dans ses doigts. Une réverbération sourde de ce que j’avais moi-même ressenti ce soir-là : un trouble pire que la peur – plus froid, plus pénétrant que la peur. Une prise de conscience, peut-être, que perdre la vie est une affaire personnelle et dérisoire.


Je suis passée devant elle pour soulever la clenche et ouvrir le portail. Ce geste a suffi à les réduire au silence. Ils ont reculé, indécis maintenant que l’accès ne leur était plus interdit. Un truc que j’avais appris de mon expérience en maternelle : le meilleur moyen de maîtriser un enfant têtu est de lui donner ce qu’il réclame – rien de tel que la possession, avais-je découvert, pour tuer le désir.
 


 

samedi 26 avril 2025

[Appelfeld, Aharon] La ligne

 



Coup de coeur 💓

 

Titre : La ligne (Mesilot Ha-Shahar)            

Auteur : Aharon APPELFELD

Traduction : Valérie ZENATTI

Parution : en hébreu en 1991
                   en français en 2025
                   (L'Olivier)

Pages : 176

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Publié en Israël en 1991, ce livre remarquable est un voyage dans l’espace et dans le temps qui montre une autre facette du talent d’Aharon Appelfeld.
Quarante ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, Erwin, un survivant de la Shoah, refait à l’infini le même trajet en train à travers l’Autriche, à la recherche de l’homme qui a assassiné ses parents. Au cours de ses déplacements, il se livre à une étrange activité, recueillant des objets du culte (chandeliers, coupes, exemplaires de la Torah) qu’il amasse pour les revendre à des collectionneurs, comme autant de témoins d’un monde juif disparu.

La ligne est une fable kafkaïenne, autobiographie en contrebande d’Appelfeld. Erwin, son double de fiction, se confronte à deux exigences opposées : la confrontation au passé traumatique, au sentiment de colère, au désir de vengeance et à leur dépassement nécessaire, voire salutaire par l’écriture.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Aharon Appelfeld est né en 1932 à Czernowitz en Bucovine. Ses parents, des juifs assimilés influents, parlaient l’allemand, le ruthène, le français et le roumain. Quand la guerre éclate, sa famille est envoyée dans un ghetto. En 1940 sa mère est tuée, son père et lui sont déportés et séparés. À l'automne 1942, Aharon Appelfeld s'évade du camp de Transnistrie. Il a dix ans. Il erre dans la forêt ukrainienne pendant trois ans, « seul, recueilli par les marginaux, les voleurs et les prostituées », se faisant passer pour un petit Ukrainien et se taisant pour ne pas se trahir. « Je n'avais plus de langue. »

Recueilli en 1945 par l’Armée rouge, il traverse l’Europe avec un groupe d’adolescents orphelins, arrive en Italie et, grâce à une association juive, s’embarque clandestinement pour la Palestine où il arrive en 1946. Pris en charge par l’Alyat Hanoar, il doit se former à la vie des kibboutzim et apprendre l'hébreu. C'était, dit-il, « comme avaler du gravier ». Suivent l’armée (1949) et l’université (1952-1956) où il choisit d’étudier les littératures yiddish et hébraïque, ainsi que la mystique juive. Ses professeurs sont Martin Buber, Gershom Scholem, Ernest Simon, Yehezkiel Kaufman. Comme lui, ils ont une double culture, mais c’est sa rencontre avec Shaï Agnon qui le convainc que « le passé, même le plus dur, n’est pas une tare ou une honte mais une mine de vie ». À la fin des années 50, il décide de se tourner vers la littérature et se met à écrire, en hébreu, sa « langue maternelle adoptive ».

«L’écriture m’a arraché aux profondeurs du désespoir. Elle est le fondement sur lequel j’ai reconstruit ma vie.» Aharon Appelfeld récuse avec énergie le statut d'«écrivain de la Shoah» et revendique la vocation universelle de son œuvre. À la fin des années 1980, Philip Roth la découvre avec émerveillement. Il comprend qu'il est en présence d'un écrivain exceptionnel, proche de Kafka et de Bruno Schulz par sa puissance et sa singularité.

Aharon Appelfeld, devenu l'un des plus grands écrivains juifs de notre temps, a publié une quarantaine de livres, principalement des recueils de nouvelles et des romans.

Il est décédé en janvier 2018. 

 

Avis :

En 2018, Aharon Appelfeld s’éteignait à 85 ans. Pour la première fois traduit en français, cet ouvrage édité en hébreu en 1991 raconte, dans un climat d’inquiétante étrangeté au monde, la difficulté de se libérer du traumatisme et de se forger une vie après avoir survécu à la Shoah.

Il s’appelle Erwin. Chaque année au printemps, ce cinquantenaire recommence le même parcours circulaire qui, à bord des mêmes trains, l’emmène une année durant à travers l’Autriche, des mêmes gares aux mêmes hôtels, auprès des mêmes personnes. Il a des « associés », des « collaborateurs », et même des « concurrents ». L’on finit par comprendre qu’il écume la région à la recherche des beaux objets juifs d’avant-guerre dont plus personne ne connaît la valeur et dont il tire son gagne-pain en les revendant à des connaisseurs.

Juif, il l’est lui-même, et pas si différent de ces objets perdus, vestiges sans plus de signification dans le monde sans Juifs dans lequel il se retrouve à errer sans fin. Dans ce monde, il n’a pas de place, les quelques Juifs comme lui s’y font discrets, constamment confrontés qu’ils sont aux retours de flamme d’une haine qui n’est pas morte. « J’ai constaté que les Juifs faisaient peur, et maintenant qu’ils ne sont plus, leur souvenir éveille une sorte de tressaillement enfoui. » Quatre décennies après la fin de la guerre, les gens les plus ordinaires se souviennent de leur « sensation de délivrer le monde (…) en tuant des Juifs. C'était une tâche dégoûtante, mais extrêmement nécessaire. (…) on n’en a pas laissé un seul s’échapper. (…)  nous avons accompli notre devoir jusqu’au bout. »

Alors, notre homme se promène avec un revolver. Pas forcément pour se défendre, il a déjà assez à faire contre les assauts de « bile noire », cette dépression que lui et les autres survivants de la Shoah combattent en silence, sans besoin de mots pour se comprendre, tâchant de « l’enfermer à double tour » et, lorsqu’elle parvient à sortir, de « la frapper avec un gourdin jusqu'à ce qu'elle retourne dans sa cellule. » Non, il n’est d’ailleurs pas sûr de l’usage qu’il serait capable d’en faire, mais sait-on jamais, puisque le vrai motif qu’il donne à sa quête est de retrouver l’assassin de ses parents, l’ex-commandant SS Nachtigall.

« Il était évident que ma vie en ce lieu était consumée, et que, si j’avais droit à une autre vie, elle ne serait pas heureuse. » Et cet homme qui, hésitant entre mémoire et vengeance, se retrouve à errer sans fin dans un monde que personne ou presque, à part lui, ne considère comme post-apocalyptique, finira par réaliser, entre accablement et résignation, qu’il est vain d’espérer réparer l’irréparable. Pour lui, il sera toujours trop tard.

Conte étrange et hanté qui suggère sans dire, la douceur des mots masquant d’atroces abîmes, La ligne est l’un de ces livres qui n’évoquent leur sujet que par les ombres qu’il projette. Un récit en creux donc, pour raconter une vie polarisée par l’indicible dans un monde qui n’en poursuit pas moins sa course, qui plus est parfois en s’en frottant les mains, laissant les rescapés à jamais prisonniers d’un espace-temps déformés pour eux seuls. L’on comprend sans peine qu’Aharon Appelfeld ait pu autant marquer la littérature israélienne. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

J’ai appris ceci : aussi élevées soient-elles, les pensées sont destinées à disparaître comme le vent, alors que le goût d’une brioche chaude, d’une confiture maison, pour ne pas dire d’une cigarette, vous imprègne longtemps. Il me suffit parfois de faire apparaître devant mes yeux le Café Anton pour chasser de mon cerveau une cohorte de mauvaises pensées. Je chéris les petits lieux reculés. Je me tiens à distance des grandes villes comme de la peste. Elles déversent sur moi un sentiment de terreur et, pire encore, de la bile noire.


Mon parcours dure un an. Il est circulaire, ou plus exactement ovale. Il commence au printemps, s’arrondit, et parvient à son terme en hiver. C’est un parcours avec un nombre infini d’arrêts, mais il n’y en a que vingt-deux en ce qui me concerne, les autres ne comptent pas. Je les connais sur le bout des doigts, je pourrais m’y rendre les yeux fermés. Il y a des années de cela, un train de nuit est passé dans l’une de mes petites gares, et mon corps a aussitôt tressailli. Je fais plus confiance à mon corps qu’à mon cerveau, il peut m’indiquer mes erreurs immédiatement.


L’homme ne pense presque pas pendant la guerre, il ne ressent presque pas la douleur, et même plusieurs jours après la fin de la guerre, les blessures sont toujours indolores. On vit machinalement, au jour le jour.


« Qu’est-ce qui faisait de lui un professionnel ?
– Sa croyance que l’élimination des Juifs apporterait le soulagement au monde, répondit-il aussi sec.
– Vous aussi, vous y croyiez ?
– Bien sûr. On ne peut pas assassiner si on n’a pas la foi. »
Ses yeux bleus me fixaient sans aucun remords, au contraire. Les années et la souffrance n’avaient fait que renforcer sa foi. Je parvins à vaincre mon mutisme pour élever la voix :
« C’est interdit d’assassiner !
– C’est vrai. Mais on était bien obligés d’assassiner les Juifs. »
S’il n’avait été estropié, je l’aurais étranglé.


 


jeudi 24 avril 2025

[Tesson, Sylvain] Les piliers de la mer

 





J'ai aimé

 

Titre : Les piliers de la mer

Auteur : Sylvain Tesson

Parution : 2025 (Albin Michel)

Pages : 224

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

« Stack désigne en anglais les piliers de la mer, détachés de la côte. Autour du monde, ces sentinelles de roche se dressent par milliers devant les falaises côtières. Je veux me balancer dans les vagues, grimper ces aiguilles au milieu des oiseaux. À l’écart, elles ressemblent aux dandys, aux rebelles humains.
Qui êtes-vous, tours de la haute mer ? Le dernier refuge peut-être ?
Tout bouge autour de nous, vous ne reculez pas. »
De l’Aiguille d'Étretat au Totem Pole de Tasmanie, des stacks écossais au cap Horn, une aventure physique et philosophique à l’assaut de la plus périlleuse des questions : la rébellion.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Sylvain Tesson est l’auteur de La panthère des neiges (Gallimard, prix Renaudot 2019). Chez Albin Michel, il a publié En avant, calme et fou (avec Thomas Goisque).

 

 

Avis :

Cela fait longtemps que Sylvain Tesson nous enchante de ses voyages en marge du monde, dans des récits qu’entre aventure et méditation, il relève de bonnes pincées d’humour et d’érudition littéraire. Après Avec les fées il y a deux ans où on le découvrait funambule des falaises et des récifs jalonnant la côte atlantique du cap Finisterre en Espagne aux îles Shetland en Ecosse, le voilà cette fois qui marche sur les pointes, sautant de par le monde d’un stack à l’autre, ces piliers, aiguilles ou pinacles de pierre séparés du littoral par l’érosion.

Ils sont cent six exactement, dont la moitié jusqu’ici encore vierges, à avoir subi au cours des années les assauts de Tesson et de son ami grimpeur Du Lac. Autant d’éperons et d’appendices verticaux pour les exploits sportifs d’un homme échappé de la chaise roulante à laquelle le promettait son accident en 2014, mais aussi pour les variations d’un récit qui, en dépit d’une verve que n’aurait pas reniée Cyrano de Bergerac, finit d’autant plus par tourner en boucle qu’il décline à l’envi, de nez en nez, pardon de stack en stack, les mêmes réflexions que dans son précédent livre.

Alors, bien sûr, l’on se régale toujours des habiletés de plume, de l’humour astringent, des références littéraires et de l’ode à la liberté chantée par ce réfractaire à la modernité et à ses dictatures qui s’invente le « stackisme », cet entêtement à tenir bon face à la vague du conformisme consumériste, comme philosophie de vie. Entre aventure, poésie, méditation littéraire et hommage aux vulnérables beautés de la nature que l’activité des hommes n’a pas encore compromises – et là, comme l’auteur d’ailleurs, de souhaiter qu’ils ne soient pas trop nombreux, ceux prêts à tout pour planter leurs fanions sur ces derniers mètres carrés échappant à l’emprise humaine –, le lecteur trouvera en ces pages suffisamment de combustible pour entretenir encore son enthousiasme.

Toutefois, à défaut d’être lui-même encore vierge de l’empreinte tessonienne, force lui sera de se demander ce que ce dernier ouvrage apporte à l’oeuvre de l’auteur. Deux fois le même livre en deux ans :  l’érosion risque de s’en prendre à l’attention des lecteurs, surtout les plus fidèles… (3/5)

 

 

Citations :

En termes plus sobres, le stack est une quenouille magique, l’obélisque du chronos, l’échauguette d’un château inondé, une hallebarde fichée dans le râtelier des eaux, une fusée lunaire plantée dans le récif, un chicot pourri, un diamant taillé, un totem du refus, une torche oubliée, un flambeau pétrifié, une banderille finale dans le sable de l’arène, un clocher fantôme surnageant du déluge, une fourche de Poséidon (à une seule dent), une figure de proue sauvée du naufrage, un menhir détaché de sa carrière, ou mieux, le cigare qu’un dieu vraiment très cool, allongé au fond de l’océan, tiendrait entre ses doigts en laissant dépasser de la surface le bout incandescent, bref la somme des visions que suscite chez le petit baigneur une colonne des eaux dressant sa hauteur de vingt, trente ou cent mètres dans un ciel encombré d’oiseaux aux yeux vicieux.
 

Les Français appellent le stack maritime « pilier d’érosion de recul de côte ». Le français est une langue plus précise que l’anglais mais moins sexy. Si l’on croise une fille sur le sable allongée, on aura davantage de succès avec « Let’s go to the stack ! » que « Voudriez-vous, mademoiselle, gravir avec moi ce pilier d’érosion de recul de côte ? ». Dans ce livre, malgré nos préventions, nous aurons recours au mot anglais. On qualifiera de stack tout pilier d’érosion vers lequel on nagera, dans le chenal de séparation où palpite l’anémone.
 

Le stack se dresse quand tout se couche, demeure quand tout chatoie, se campe quand tout recule. Il n’a pas cédé au mouvement. Il est le doigt d’honneur que la géologie adresse au principe de masse. Dans la panoplie géomorphologique, il représente la figure du « seul contre tous », incarné dans l’ordre anthropologique par le long carrousel des hommes irréguliers.
 

Le stack est à la géographie ce que l’obstiné est à la psychologie.
 

Le stack allégorise l’opposition à la conformité. Tout ce qui refuse de suivre le mouvement est stack. Partout où il y a une côte rocheuse, en vertu du principe de recul érosif, il y a un stack. Partout où il y a une masse, un rebelle. Un dogme, sa contradiction. Une norme, son anomalie. Une partition, sa fausse note ; une loi, sa faille ; une obédience, son refus. Une machine, son grain de sable.
 

Habitants modernes des manufactures de l’Europe, nous nous sommes félicités de la mort de Dieu sans nous douter que ces réjouissances ouvraient les bondes du désespoir. Nos moaïs aussi ont mordu la poussière ! Mais nous ne savons pas rallumer les torchères. Aucun oiseau ne niche au sommet de la société marchande.
 
 
Là se trouve la clef de la tristesse patagonne. Un sanglot rôde dans l’atmosphère. À qui se destine la danse brutale des forces de la Terre ? Les rafales balaient la solitude. La mer se fracasse sans cause. L’horizon se déploie sans effet. Le ciel inonde de lumière une terre qui ne lui renvoie rien. Des arbres s’agrippent encore. Des rapaces planent quand le vent baisse. Pourquoi et pour qui le déploiement de la perfection dans la stérilité ?
Ces prodigalités de la nature sont destinées à n’être jamais contemplées. Ce qui semble un gâchis à nos esprits étriqués. Nous autres avons tant fait d’efforts pour recevoir le spectacle de la grandeur. L’homme croit légitimer l’existence du paysage par sa présence ! Quoi ! tout cela existerait sans lui ! Tartarin pense toujours que les Alpes l’attendent.
L’homme ne comprend pas l’énergie du monde. Il prend l’abondance pour un gâchis et le réel pour un mystère. Il se croit récipiendaire de l’onde de vie. Il ne sait pas que les dieux n’ont pas besoin de lui.


Les peintres de la Renaissance ont représenté des déesses, sorties d’une coquille ou d’une vague, vêtues de leur chevelure. Dès que je prenais pied sur le récif d’un stack, je pensais à Botticelli. Du Lac, pourtant, en combinaison moulante, avec son gilet de sauvetage turquoise, son crâne chauve et son gros sac étanche, ne ressemblait pas trop à une Vénus anadyomène. Mais l’imagination triomphe toujours du cauchemar et le principe était le même : passage d’un milieu à l’autre, de l’iode au photon. Entre les deux, on se faisait ratatiner par le ressac.


Pour le dire autrement, aucune intelligence artificielle ne recommandera jamais de grimper sur un stack. C’est un acte stérile, harassant et vaniteux. Mais de celui-là, je me souviendrai à l’instant de mourir.


Le stackisme consiste à repousser la mélancolie en se portant aux bords du monde. On préférera partir plutôt que de se morfondre. On préférera l’iode à la bile. Le vertige à l’amertume. Pour bien éprouver l’art de la fuite, il faut trouver des piliers solitaires, y grimper en riant et, à peine rendu au sommet, en redescendre pour recommencer. Ainsi échappera-t-on au pire des maux, la lassitude. Course d’apparence inutile, elle prémunit de la tristesse. Elle ne lui laisse pas le temps.


Si on l’applique à la vie quotidienne, le stackisme consiste à repérer préalablement dans l’existence toute personne, lieu, activité ou état offrant de se désarrimer de la marche commune, des injonctions ordinaires, de la force des masses. Rejoindre ces endroits fragiles, confirmer leur permanence, relever leur position, saluer leur constance, les quitter aussitôt et en rallier d’autres. Ainsi se déroule la vie de stackiste, destinée à visiter un à un les points préalablement désignés. Une nef sombre, un cœur aimé, un poème, une clairière, une table de bois : ces topos appartiennent à la même géographie intérieure dont on reliera les coordonnées. Une fois dévidé, le fil dessinera un motif qui ressemblera à la liberté. 
 
 
Des années à courir les stacks ! Ce qui s’appelle marcher sur les pointes.


– Pourquoi la minute du sommet est-elle si marquante ? dis-je à du Lac.
– Parce que nous sommes seuls.
– Là où personne n’est allé.
– Où personne ne viendra, dit-il.
– Il faut partir déjà.
– Sans rien laisser.
– On ne reviendra pas.


Les libertés de détail, selon la formule de Tocqueville, ont rétréci. Ces petites souplesses constituaient le charme de la vie. Elles permettaient de passer le temps chaleureusement, en fumant, buvant, circulant, franchissant les clôtures, occupant le territoire, pique-niquant dans les clairières, pissant sous la lune, beuglant sur les gouttières et remontant au vent, tout cela sans se soucier de rien, avec la désinvolture pour style et l’insouciance pour philosophie. Les libertés de détail, cela n’a l’air de rien. C’est le sel de l’existence.
Paradoxalement, dans le même temps, les puissances publiques des pays développés offraient des droits métaphysiques, inédits dans l’histoire humaine : droit de choisir son propre sexe, de mourir avec l’aide de l’État, de trafiquer le gène, booster l’hormone, fissionner l’atome, croiser la cellule, greffer l’organe, congeler l’ovocyte. Pendant que rétrécissaient les coutumes, les États mettaient à notre disposition des libertés démiurgiques. Nous sommes ainsi devenus des demi-dieux, mais sous vidéosurveillance.
Or l’existence est un brasier d’instants dont la somme donnera plus tard le sentiment de la vie. L’homme passe plus de temps à rêver d’en griller une au comptoir que de remplacer ses chromosomes.


Lutter ne sert à rien, le grain de sable n’arrête pas la marée, il se fait rouler. Reste le retrait, la liberté dans l’inaccessible. Le temps nous menace, l’espace nous sauve. Ernst Jünger le savait déjà en 1956 : « Le rebelle se retire dans l’impraticable. » Au moins, de stack en stack, dressons-nous une géographie de l’impraticabilité, donc une cartographie de la liberté.


En quittant le Mexique, je mesure l’hypocrisie de notre safari. Dressés sur la pointe, nous participons à l’arraisonnement général. Par surcroît, nous sommes les serviteurs de ce que nous critiquons, la vitesse et la technique. Et nous réalisons ce que nous prétendons combattre : nous occupons les lieux et les souillons par notre seule présence !
Nous croyons dénoncer la réification du monde, nous y contribuons. Je me pense chevalier des citadelles inexpugnables, j’en suis l’ultime salopeur.
Celui qui l’escalade annule la fonction du stack. Croyant célébrer l’aiguille, il en parachève l’occupation. Le vrai amant des stacks n’y devrait point monter. Il se contenterait de passer, d’adresser un signe de tête au totem, de lui vouer une prière et de continuer sa route, au bord du vide où se courbent les herbes. 
 
 
Proéminents, protubérants, biscornus, couronnés de fleurs et de plumets, pied dans la mousse, tête embrumée, d’accès difficile et de solidité douteuse, les stacks figurent la cohorte des fantaisistes, « oseurs » sans complexes, histrions, marginaux, clochards célestes et princes de la vie, trublions coquets et artistes dérangés qui ont tracé dans l’Histoire un sillage inutile et précieux.


Depuis des mois, nous vivons dans un hold-up. Repérage, approche, escalade, descente, retour… Et que recommence le tour de manège sur les chevaux de bois ! Quelle débauche pour une minute sur un rocher ! On croirait l’amour : mouvements ridicules, joie fugace.
Le stackisme, c’est la vitesse. Dans la mer, il faut aller plus vite que les vagues. Sur la falaise, ne pas laisser aux roches le temps de s’écrouler. Au sommet, penser au retour, plus périlleux que l’ascension. Descendre avant que les promeneurs de la côte ne nous signalent aux autorités. Une fois à terre, ne pas perdre l’envie de recommencer. Quoi qu’il arrive, on a toujours trois cents kilomètres à abattre avant le prochain ferry-boat.
Ainsi courons-nous sur les pointes. Comme on passe un gué en sautant de pierre en pierre. Avec cette impression de ne jamais vraiment jouir de rien. La vie moderne…

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 

 

mardi 22 avril 2025

[Sinno, Neige] La Realidad

 


 


J'ai aimé

 

Titre : La Realidad

Auteur : Neige SINNO

Parution : 2025 (P.O.L.)

Pages : 272

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

« Il n’y a rien de tel que la réalité. » On pourrait dire que ce livre est un récit de voyages dans la réalité ou vers la réalité. Avec un premier voyage, il y a plus de vingt ans, où deux jeunes femmes en sac à dos, Netcha, la narratrice, et Maga, une amie espagnole, essaient de rejoindre un village du Chiapas, au Mexique, appelé précisément La Realidad. « Des sources fiables, dit cette amie, lui assuraient que le Sub, alias le souscommandant Marcos, était à La Realidad [...] Marcos est dans la réalité. » Quête autant politique (la rencontre avec les mouvements révolutionnaires zapatistes) qu’initiatique et intime. Si les deux amies renoncent en chemin, elles ne renoncent jamais vraiment. Elles insistent, et par d’autres voies, par d’autres routes, par toute sorte d’approches, on les voit avancer à tâtons vers ce qu’elles imaginent comme un monde inconnu, un monde nouveau, un monde autre. Pour Netcha, l’autre, ce sont avant tout les Indiens qu’elle aimerait rencontrer tout en ayant très peur de cette rencontre. Elle a peur de porter sur les épaules le poids de l’histoire, d’être une représentante du peuple de colonisateurs dont elle est issue, d’avoir lu trop de livres, de passer à côté de ce qui importe vraiment, c’est-à-dire l’altérité. Et c’est bien sûr quand elle décide d’arrêter de voyager, que le vrai voyage commence vraiment.

« Combien de fantômes murmurent encore dans ce livre ? » se demande, à la fin, la narratrice. Celui du mystérieux leader zapatiste, le sous-commandant Marcos, ceux des Indiens en lutte du Chiapas, celui d’Antonin Artaud qui en 1936 fit un voyage énigmatique au Mexique, mais aussi les fantômes d’une existence en quête d’un lieu autre, et le fantôme de la réalité, celui de nos blessures et de nos illusions. Ce nouveau livre de Neige Sinno, autobiographique lui aussi, confirme avec profondeur son immense talent d’écrivain, et offre un récit magique sur l’aspiration autant intime que collective d’un autre monde possible : « Il y a bien une question de stratégie, de choix, de recherche des armes qui nous permettraient de faire advenir un autre monde, mais les forces prennent des chemins qui ne sont pas ceux qu’on croit, plus longs, plus souterrains et moins clairs que ce que l’on souhaiterait. »

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Neige Sinno est née en 1977 dans les Hautes-Alpes et vit aujourd’hui au Mexique.

 

Avis :  

Moins de deux ans après la déflagration provoquée par Triste tigre, une réflexion menée autour des viols à répétition qu’elle a subis de son beau-père entre sept et quatorze ans, Neige Sinno revient avec un livre déconcertant, un diamant brut ne dévoilant sa brillance qu’au lecteur persévérant, où, explorant ses liens avec le Mexique où elle vit depuis vingt ans, elle voit sa quête d’une réalité insaisissable se transformer en quête de soi : un voyage initiatique qui prend notamment, mais pas seulement, des allures de préquel à Triste tigre.

La Realidad, c’est d’abord un village au Mexique où, en 2003, la narratrice Netcha et son amie Maga, alors jeunes enseignantes dans une université américaine, décident de se rendre pour y rencontrer le mystérieux sous-commandant Marcos, leader du mouvement social zapatiste initié dix ans plus tôt pour défendre l’autonomie des peuples indigènes. Le voyage tourne court, mais s’avère pour Netcha le point de départ d’une quête qui la mènera loin. S’étant vu opposer qu’avec sa peau blanche d’Européenne, « ‘’Ustedes no entienden nada’’, vous ne comprenez rien », Netcha, alias l’auteur désormais installée au Mexique, n’aura de cesse, par-delà les barrières de la langue et de la culture, de saisir la réalité du pays en mettant de côté ses idées reçues d’Occidentale.

Écrit d’abord en espagnol, le livre commence comme un récit de voyage pour progresser en escalier entre essai et autofiction, sans rien cacher des tâtonnements et des bifurcations de sa réflexion. Plus qu’un récit, l’on suit ainsi le développement d’une pensée zigzaguant de parenthèses en digressions en passant par l’analyse littéraire - en particulier de textes d’Antonin Artaud et de Le Clézio, passés eux aussi par le Mexique -, pour tenter de comprendre les êtres qui l’entourent et ainsi trouver un sens à une réalité qui lui échappe. Lancée à la poursuite des idéaux zapatistes en même temps que d’une intégration dans un pays où elle reste étrangère, elle finira par retourner plusieurs fois au Chiapas où elle se retrouvera confrontée aux actions menées contre la violence sexuelle par les femmes zapatistes.

Ainsi se déroule le long voyage vers une révélation à l’origine d’une épiphanie, celle qui, face à l’impossibilité de comprendre, lui donnera la force et la détermination de porter au grand jour une réalité pour le coup bien vécue, mais demeurée inapprochable au plus profond d’elle-même. De La Realidad à Triste tigre, il fallait trouver le chemin. L’on comprend dans les dernières pages qu’il passe par l’écriture, seule façon d’approcher une réalité indicible, mais qui vous rattrape toujours.

Entre récit intime, essai et réflexion politique, un livre pas si facile à suivre, mais brillamment composé pour raconter l’histoire d’un déclic et le rôle salvateur de la littérature, à la fois arme de combat et baume contre les blessures d’un réel indifférent à toute raison. (3,5/5)

 

Citations : 

Pour la première fois une insurrection des peuples autochtones contre l’oppression postcoloniale devenait une option politique possible pour tous les autres opprimés, une lutte qui rassemblait toutes les autres et qui permettait à nouveau d’employer le mot révolution sans qu’il soit associé à la violence et à la terreur. Maga avait alors dix-neuf ans. [1994] Dans les milieux qu’elle fréquentait, la nouvelle fut reçue avec un enthousiasme inédit. Elle a réveillé un espoir pour toute une génération qui avait jusque-là grandi dans un monde de désillusion politique. Il s’agissait bien d’une guérilla armée, mais une guérilla qui ne cherchait pas à prendre le pouvoir, qui voulait avant tout des accords de paix, la reconnaissance des peuples indiens, la justice, l’éducation, la santé, le droit à la différence. Après le massacre d’Acteal, village proche des zapatistes, où quarante-cinq personnes – dont une majorité de femmes et d’enfants – furent tuées par un groupe paramilitaire dans une église où elles s’étaient réfugiées, l’indignation était totale. Des manifestations furent organisées. Des concerts de soutien, des festivals, des rassemblements, des tables rondes. Certains prirent même l’avion pour aller soutenir directement les peuples indiens du Mexique contre l’oppression capitaliste, répondant à l’appel d’un autre monde possible, un monde où tous les mondes auraient une place.


Aujourd’hui encore, tant d’années après les faits, je ne saurais dire exactement ce que j’ai vu. J’ai la sensation, une sensation étrange car je ne saurais l’expliquer totalement, qu’il s’agissait de quelque chose d’important. Mais c’est quelque chose que je n’ai pas su, que je n’ai pas pu, comprendre vraiment, quelque chose qui pourrait éclairer non seulement mon existence mais aussi ma compréhension du monde, une clef que je tiens dans la paume de ma main et qui pourtant n’ouvre aucune porte.


Toi qui marches, tes traces sont le seul chemin / Toi qui marches, il n’y a pas de chemin / Le chemin se fait en marchant. / En marchant on fait le chemin / et lorsqu’on se retourne / on voit / le sentier / qu’on n’empruntera plus jamais. / Toi qui chemines, il n’y a pas de chemin / si ce n’est celui que laisse / le sillage / sur la mer.


En relisant aujourd’hui ses textes, écrits il y a presque un siècle, on peut trouver des significations nouvelles et divinatoires capables de mettre en lumière certains aspects des dilemmes qui hantent notre monde contemporain. La crise climatique, fruit de la course menée par les pays développés pour dominer la nature, tirer profit de tout, de l’eau jusqu’aux richesses du sous-sol, du travail de la main jusqu’à celui de l’inconscient, est la forme ultime de dissociation : nous sommes en train de réduire à néant ce qui permet notre vie sur terre. Notre science, notre raison, atteignent des niveaux de sophistication aussi élevés qu’ils sont absurdes. Au lieu de nous sauver, elles nous enfoncent chaque jour un peu plus. Était-ce de cela qu’Artaud voulait nous avertir ? Il ne pouvait sans doute pas avoir une vision exacte de ce qui allait nous arriver, mais il pouvait sentir dans sa chair les effets destructeurs du système de domination mis en place par les États occidentaux. Il se sentait limité, émasculé, contrôlé par des puissances extérieures. Et cette prémonition finira par se réaliser sous la forme terrible de l’enfermement. Après le voyage au Mexique, de retour en Europe, il est interné dans un asile psychiatrique où il restera neuf ans, étape finale de l’« expropriation du corps » de laquelle il disait être victime depuis son enfance.
 
 
Artaud écrit cela longtemps avant que de jeunes gens fiévreux arrivent depuis le nord dans les déserts et les montagnes de la Sierra Madre occidentale en quête de sagesse ancestrale, de connexion avec la terre, d’expériences hallucinogènes. Il écrit cela dans une perspective certainement plus radicale encore que celle des hippies occidentaux des années 1970 inspirés par Castaneda, autre écrivain de l’initiation qui part en quête des sorciers indiens. Guérir la vie. Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Peut-être que la vie est malade, que notre façon d’être au monde doit être soignée. Il s’agit d’un souhait mystique, personnel, nourri de vieilles obsessions mais aussi d’un projet politique nouveau, une interprétation radicale de l’idée de révolution. Artaud ne parle pas simplement d’une guérison individuelle, celle qu’il cherche en voulant sortir de l’addiction et de la souffrance intérieure. Il parle de guérir notre conception de la vie, guérir le temps dont nous disposons pour le passer ici en mettant en pratique des manières d’être qui changeraient véritablement la donne.


Guérir la vie. Traduit dans un vocabulaire païen, cela revient quand même à chercher une façon d’habiter le monde qui ne mettrait pas l’homme au centre de l’univers, dominant tout le reste, mais au cœur d’une complexité constellaire où tout est question d’interactions, de mouvement, de rapports de vitesse et de lenteur plutôt que de rapports de pouvoir. Il s’agit d’un désir qu’on peut comprendre aujourd’hui avec une clarté si grande qu’on a du mal à croire qu’il n’ait rencontré aucun écho quand Artaud l’a exprimé pour la première fois. 


« Finalement, Marcos est un être humain quelconque de ce monde. Marcos est toutes les minorités non tolérées, opprimées, qui résistent, explosent et disent : « Ça suffit ! » Tout ce qui est minorité au moment de parler et majorité au moment de se taire et de tenir bon. Tous les exclus qui cherchent la parole, leur parole, quelque chose qui rende la majorité aux éternels fragmentés, nous. Tout ce qui dérange le pouvoir et les bonnes consciences, tout cela est Marcos. » (Sous-commandant Marcos, Communiqué du 28 mai 1994.)


Pour pouvoir me permettre de critiquer quoi que ce soit, à n’importe quel niveau, politique, social, culturel, il faut que je sois en confiance, avec une personne connue et, même comme ça, il existe de grandes probabilités que la personne le prenne mal et que notre relation se détériore ensuite très rapidement. Critiquer, même de loin, même juste commenter avec un peu d’esprit critique, avec un regard un peu aiguisé, est dangereux pour l’amitié, et même pour les relations cordiales. Si on veut survivre socialement, c’est plutôt à bannir.


Est-ce ma faute si je suis de la race des voleurs ? Il m’est arrivé, dans des bars, que des serveurs me servent en premier alors que j’étais assise à côté d’un Arabe qui était entré avant. Quand je regarde des films, ou des annonces publicitaires, ou des gens de pouvoir qui parlent de l’avenir de la planète, je peux reconnaître mon profil génétique dans leurs traits. La police de Détroit ou de Paris ne m’arrête pas en raison de ma couleur de peau. Je suis blanche, mais je suis aussi femme. J’ai donc eu ma part d’expérience de la violence systémique. J’ai été violée, ma voix a été réduite au silence, mon travail a été ignoré ou déprécié, tout ça en raison de mon genre. J’ai donc connu deux types de honte, celle d’être humiliée en tant qu’inférieure, et celle de me sentir humiliée par ma position de privilégiée. On ne peut comparer ni les violences ni les hontes, mais ce que je sais c’est que dans aucun des deux cas je ne suis contente de ma place et ne compte m’en satisfaire. L’humiliation me limite, elle m’empêche une communication authentique avec les autres, elle me condamne à être quelqu’un que je ne souhaite pas être.
 
 
Le premier jour a été consacré à des conférences où on nous a expliqué de manière concrète comment les zapatistes s’organisent pour que ce soit « le peuple qui commande et les gouvernants qui obéissent » et pas l’inverse. Depuis trente ans, dans une région grande comme la Belgique, une forme inédite de démocratie participative a été mise en place, de manière empirique, fluctuante, qui cherche à s’adapter sans cesse. On nous détaille le fonctionnement des Assemblées où se prennent toutes les décisions collectives, les Juntas de Buen Gobierno. Il n’y a pas d’élection, ni de programme politique, ni de partis, ni de dépenses extravagantes pour des campagnes électorales. Chaque personne, homme ou femme, jeune ou vieux, peut être appelée à participer aux Assemblées. Si c’est son tour, quand la saison des réunions arrive, elle quitte sa communauté, son village, pour le temps imparti et s’installe dans le Caracol de sa région afin d’adopter, avec les autres, des accords sur les sujets les plus variés. Quand les réunions se tiennent loin du lieu de vie des participants, ils doivent rester pendant des jours ou même des semaines sur place. Il leur faut parfois se mettre d’accord avec d’autres zapatistes qui parlent une langue différente de la leur. Ici se retrouvent des gens parlant tzotzil, tezltal et tojolabal. L’espagnol est utilisé comme lengua franca, et des interprètes bilingues sont toujours présents pour aider ceux qui ne le parlent pas. Les réunions peuvent durer plusieurs jours. Quand les femmes quittent leur foyer pour y participer, leur charge de travail retombe sur les autres membres de la famille. Les hommes se mettent à faire à manger, à confectionner les tortillas, ces galettes de maïs qui constituent la base du repas un peu comme le pain chez nous. 


Le grand-père de la famille raconte comment le mouvement a commencé, longtemps avant le soulèvement. Il parle de débuts balbutiants de révolte, dans les années 1950 ou 1960, quand il était très jeune et que des hommes se réunissaient en secret dans des clairières au cœur des bois pour organiser la résistance contre les patrons, les propriétaires terriens qui exploitaient la force de travail de tous les Indiens qui n’avaient pas de terrains à eux. Ils étaient sans terre, sans droits, sans dignité. Tout ça, tout ce qu’ils ont aujourd’hui, ils l’ont conquis. 


Leur liberté a un prix, et c’est justement celui-là : ne dépendre de personne ni de rien d’autre que de leur travail, de leur effort, de leur volonté. Il ne s’agit pas de vivre en autarcie, car les zapatistes sont conscients de la nécessité des interdépendances. Il s’agit de conquérir sa propre liberté. La tierra es de quién la trabaja. La terre est à qui la travaille, ce premier mot d’ordre du zapatisme historique. Terre et liberté. Je comprends comment dans leur quotidien ils et elles ont conquis leur autonomie : à la force du poignet. Je comprends que l’autonomie n’est pas une façon de manier des concepts, c’est une culture, dans le sens profond que nous avons déjà évoqué, celui de l’effort pour cultiver la vie.


Je me demandais si la liberté anticapitaliste selon les zapatistes permettait vraiment une émancipation des femmes ou si, au contraire, elle passait par une sorte de régression, se construisant encore une fois au prix de l’exploitation et de la domination de genre. Le capitalisme, sans le vouloir ou en le voulant, a pu participer d’une certaine manière à l’émancipation : dans sa nécessité de disposer de la force de travail des femmes, il a créé les conditions pour qu’elles puissent s’éloigner des tâches du foyer et du soin des enfants. Il leur a donné à choisir si elles voulaient être à la maison ou travailler, avoir des enfants ou ne pas en avoir, choisir combien en avoir, les allaiter ou pas, les élever chez soi ou les envoyer à l’école. Les avancées techniques et sociales ont permis ces libertés : la pilule, le droit à l’avortement sans risque, la planification familiale, les garderies, le lait en poudre. Tout ça, répondent les marxistes, pour qu’elles puissent remplir les tâches subalternes et moins bien payées que les hommes, dans des entreprises qui détruisent l’environnement et épuisent les corps jusqu’à la mort. Le problème consiste donc à trouver la manière de rejeter le capitalisme néolibéral avec sa charge de violence, ses logiques de domination et de destruction sans avoir à retourner aux conditions d’esclavage du passé. Chacun depuis sa tranchée. 


(Certains de mes amis disent que la double culture est une richesse, un plus. Il ne faut pas dire que tu n’es ni d’ici ni de là-bas mais que tu es à la fois d’ici et de là-bas. Avec eux non plus je n’essaie pas de débattre. Ils sont tellement convaincus de ce qu’ils disent. En plus, une de leurs deux cultures est la mexicaine, et donc critiquer serait mal vu de toute façon. Mais je ne suis pas certaine qu’ils aient raison : la double culture n’est pas nécessairement une richesse. Trop de choix tue le choix. La culture, les racines, les traditions, en plus de constituer un ancrage, un lien à la terre, sont des structures de comportement bien utiles quand il s’agit de s’orienter dans la vie, de prendre une décision. C’est ainsi parce que c’est ainsi, ça l’a toujours été, et il faut suivre la route déjà tracée. Mais si on a toujours deux options possibles, c’est comme n’en avoir aucune. Et si l’identité est une perception qui nous appartient en propre, qui existe dans l’intimité de soi à soi, ce sont aussi les autres qui la définissent. Si ma fille dit qu’elle est mexicaine, ce n’est pas suffisant, cela n’est valable que si le cercle de ceux qui partagent cette identité valident ce qu’elle dit, s’ils y croient. En France elle essaiera de dire qu’elle est française et on se moquera d’elle, de son accent du Michoacán. En réalité la seule chose qu’elle puisse faire c’est dire qu’elle est française au Mexique et mexicaine en France, et c’est ce qui semble le plus logique aux gens. C’est-à-dire : pour valider son identité, elle devra se dire étrangère dans les deux endroits. Et c’est bien, ça n’est pas grave. Moi aussi je suis issue de l’immigration, d’une famille sans terre ni maison qui a toujours changé de lieu selon les opportunités de travail, les rêves, le sens du vent, et j’ai hérité de cette sensation de n’être de nulle part, une sensation avec laquelle il m’a fallu apprendre à vivre et que ma fille devra apprendre à dompter elle aussi. Mais un plus, non, ce n’est pas un plus, c’est un moins. Un moins qui parfois te pèse, parfois te rend plus libre.)


(Je traduis ceci de l’espagnol. J’ai écrit ce livre en espagnol avant qu’il n’existe en français. Ça semble snob de dire ça, comme si ça allait de soi, naviguer d’une langue à l’autre comme les bourgeois universels qui étudient des langues depuis l’enfance et dont l’un des privilèges est de pouvoir passer d’un univers à l’autre avec désinvolture, naturellement, sans trop souffrir ni faire souffrir. Ce n’est pas mon cas. J’ai souffert pour apprendre, me costó, ça m’a coûté. J’ai peiné et travaillé et perdu un peu mon âme dans cette affaire. Me costó un huevo, ça m’a beaucoup coûté, ou littéralement ça m’a coûté un œuf (une couille). J’attendais beaucoup de cette transformation. J’attendais une métamorphose qui suivrait ma conversion en une autre langue. On peut dire qu’elle a eu lieu, mais pas comme je l’attendais, pas aux endroits où je l’attendais. Ce je qui parle ici c’est un je qui n’existerait pas s’il n’avait d’abord été conçu dans une langue étrangère. J’essaie aujourd’hui de le ramener au pays natal, et il résiste, car il n’est plus le même et c’est la terre d’origine qui lui est aujourd’hui devenue un peu inconnue.)

 

Du même auteur sur ce blog : 

 
 

 


 

dimanche 20 avril 2025

[Seyvos, Florence] Un perdant magnifique

 





Coup de coeur 💓

 

Titre : Un perdant magnifique

Auteur : Florence SEYVOS

Parution :  2025 (L'Olivier)

Pages : 144

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Au cœur d’une famille en pleine implosion, le beau-père atypique capte toutes les attentions. Mythomane, dépensier, capricieux, suicidaire, généreux, élégant, clochardisé, sincère, menteur, enthousiaste, dépressif, Jacques est tout cela à la fois. Entre la France et la Côte d’Ivoire, il entraîne la narratrice, sa sœur Irène et leur mère dans un tourbillon qui finira par le tuer.
Depuis toujours, Florence Seyvos est comme hantée par ce personnage mystérieux… et toxique. Avec Un perdant magnifique, elle n’a jamais été aussi proche de la vérité. Une vérité douloureuse qu’elle restitue avec ce mélange de pudeur et de violence qui est sa marque de fabrique. Comme dans Le Garçon incassable, son plus grand succès à ce jour, elle parvient à poser un regard précis, parfois cruel, sur toutes les situations, mais avec une délicatesse infinie.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Florence Seyvos est née en 1967. En 1992, elle publie un récit, Gratia, aux Éditions de l'Olivier. Puis, en 1995, son premier roman, Les Apparitions, très remarqué par la critique. Pour ce livre, Florence Seyvos a obtenu en 1993 la bourse jeune écrivain de la fondation Hachette, ainsi que le prix Goncourt du premier roman 1995 et le prix France Télévisions 1995. Elle a publié, depuis, L'Abandon en 2002, et Le Garçon incassable en 2013 (prix Renaudot poche). Elle a également publié à l'Ecole des loisirs une dizaine de livres pour la jeunesse et coécrit avec la réalisatrice Noémie Lvovsky les scénarios de ses films, comme La vie ne me fait pas peur (prix Jean-Vigo), Les Sentiments (prix Louis-Delluc 2003) ou Camille redouble.

 

 

Avis : 

Depuis son prix Goncourt du premier roman il y a trente ans, Florence Seyvos ne cesse de creuser les désarrois de l’enfance et de l’adolescence dans des histoires brouillant tous les repères. Elle donne cette fois la parole à Anna qui, depuis l’âge adulte, se souvient de la confusion qui s’empara de sa vie lorsqu’y apparut un beau-père extravagant et instable, si imprévisible et difficile à cerner qu’aujourd’hui encore elle n’est qu’ambivalence à son sujet.

Après s’être laissée convaincre de le rejoindre avec ses deux filles à Abidjan où il était persuadé de faire fortune, la mère d’Irène et d’Anna avait fini par rentrer au Havre où il continuait à leur rendre visite une poignée de fois par an, des rêves et des promesses mirifiques plein la tête et la bouche. C’est par ce qu’Anna annonce d’emblée comme le dernier de ces retours, alors que, malade, il portait déjà les marques d’une grande fatigue physique, que s’ouvre le récit. 

En ces années 1980, Anna et sa sœur sont lycéennes. L’irruption de Jacques au Havre ce Noël-là s’accompagne d’une débauche d’achats aussi somptueux qu’inutiles, entre meubles d’antiquaire, piano quart-de-queue et champagne à gogo, alors que personne à la maison ne joue de cet instrument et surtout, que le foyer est déjà surendetté. Touchant d’enthousiasme et de bonnes intentions, affectueux et paternel, Jacques n’est aucunement conscient du malheur qu’il est en train de répandre autour de lui, creusant un peu plus encore la gêne financière et, avec elle, la honte et la peur de son épouse et de ses filles.

En vérité, l’irresponsabilité matérielle de Jacques n’est pas son seul travers. Attentionné mais tyrannique, d’une générosité égoïstement aimantée par ses propres envies, fantasque et flambeur dans une totale inconscience des réalités, il est dans sa perpétuelle démesure une « source d’embarras constant » qui fait dire à Anna : « sa présence nous faisait l’effet d’une main de fer posée sur nos journées. Et quand il n’était pas là, il pesait sur notre vie d’une autre façon. » 

S’il pèse trop lourd dans la vie des deux adolescentes, ses ridicules et sa folie les touchent alors qu’elles l’observent irrémédiablement s’enfoncer. Elles qui en viennent à se sentir plus adultes que leur si bizarre beau-père et même que leur mère sous emprise, oscillent entre honte et exaspération d’un côté, affection et instinct de protection de l’autre. Tout en ambivalences, se dessine une figure paternelle aussi fragile et attachante que difficile à vivre et toxique, source d’une insécurité permanente et sournoise, et si longtemps après, d’une perplexité à la fois douloureuse et nostalgique.

Portrait tout en nuances d’un homme complexe, ce roman fluide et addictif laisse un sentiment de trouble, celui qui, illustrant par ailleurs la subtilité des phénomènes d’emprise, étreint le lecteur face à un monstre malgré tout aussi attachant, et pas seulement aux yeux de ses proches. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

À cet instant, j’ai compris que depuis des années, nous tenions notre langue, nous ne parlions à personne des bizarreries de Jacques, pas plus à nos amis qu’à notre père ou à Katia. Nous nous protégions de la honte qui brûlait en nous. Mais aussi, nous le protégions, lui. La dernière personne à qui nous nous serions confiées était notre père. Le combat nous aurait semblé trop inégal, celui d’un homme respectable contre un homme que tout accuse. Surtout, nous ne voulions pas que Jacques soit jugé. En tout cas par quelqu’un d’autre que nous. Parce qu’à l’exception de notre mère, nous étions les seules à le connaître. Parfois, comme Irène, je pensais que notre mère ferait bien de partir. Pas à cause de la carabine, nous avions compris depuis longtemps que Jacques n’était pas Barbe-Bleue. Mais parce que la vie avec lui était aussi difficile qu’une ascension en haute montagne. C’était lui qui inventait à chaque heure le paysage, les parois, les abîmes, les points de vue stupéfiants. Notre mère s’y adaptait, nous aussi. Pourtant quelque chose en lui nous émouvait, au-delà de l’amour qu’il nous portait. Peut-être était-ce justement sa folie. Peut-être était-ce, aussi, son ridicule.
Il y a une autre raison, je crois, moins avouable, pour laquelle nous n’aurions pas parlé à notre père. D’une certaine manière, nous l’avions trahi. Nous avions inventé avec un autre quelque chose de plus amusant, de plus excitant qu’une famille. Nous avions en commun avec Jacques la phobie de la routine, le goût de vivre des moments étranges, comme nos conversations nocturnes. Une image me revient, elle appartient à ce tout premier séjour à Abidjan, celui où nous avons découvert le rituel de la carabine. Le lendemain de notre arrivée, Jacques nous emmène à la Manutention africaine, le lieu où sont entreposées ses machines. Il nous juche à tour de rôle sur un bulldozer, à la place du conducteur. Il s’assied à côté de nous et met le moteur en marche.


Elle ne savait pas encore que, pour Jacques, cette vie était la seule qu’il aimait vraiment, celle où le présent n’avait aucune importance. Seul comptait le futur, l’utopie sans cesse réinventée, sans cesse perfectible. Étrangement, nous étions toutes les trois au centre de cette utopie. Nous en étions à la fois le cœur et le prétexte.


Elle tend la main pour récupérer la bague, et la remet à son doigt. Elle remercie le bijoutier et nous sortons. Ma mère se dirige mécaniquement vers la voiture. Elle ne se souvient pas que nous devions aller chez l’opticien. Je n’en parle évidemment pas. J’ose à peine la regarder. Elle met le contact, passe la première et oublie de desserrer le frein à main. Elle le desserre sans réfléchir, la voiture fait une embardée et vient cogner le coffre de la voiture garée devant nous. Je me demande par quel sortilège Irène échappe à ces situations, il me semble que c’est toujours moi le témoin des désillusions et des humiliations de notre mère. J’ai cru y être indifférente, mais subitement c’est un poids qui m’étouffe. Je n’en peux plus. Et c’est contre elle que se retourne ma colère. J’ai compris que la valeur d’un objet n’était qu’un mirage et qu’elle n’obéissait à nulle autre loi que celle de l’offre et de la demande. Et qu’il suffisait d’avoir besoin de vendre pour être irrémédiablement du côté des perdants. C’est pourtant simple, ai-je envie de dire à ma mère, sur un ton de maîtresse d’école, un objet ne vaut de l’argent que lorsqu’il est placé derrière une vitrine. Dès qu’il quitte la vitrine, il perd les neuf dixièmes de sa valeur. Pourquoi est-ce que moi, qui ne suis pas une adulte, j’ai compris ça, et pas toi ? Pourquoi tu continues ? ai-je envie de crier. Tu cherches les coups ? Arrête, arrête d’essayer, je t’en supplie !
 
 
Parfois je pense que notre mère avait choisi d’épouser Jacques parce qu’elle aimait la difficulté, parce que c’était un choix à la mesure de sa propre combativité, de son besoin secret d’en découdre. Elle l’admirait comme elle admirait Napoléon. Elle aimait que la vie de Jacques ressemble à un destin et que ce mariage fasse d’elle une héroïne. Elle aimait aussi, je crois, même si cela l’exaspérait souvent, que Jacques ne supporte ni les contraintes ni les obligations. Et qu’il ne fasse les choses que lorsqu’il l’avait lui-même décidé. Je me souviens d’un été où elle relisait les Mémoires de Sainte-Hélène. Nous étions à la montagne, c’était à l’époque où je ne pouvais pas passer deux mois sans tomber malade ou me casser quelque chose. Cet été-là, j’avais eu quarante de fièvre pendant plusieurs semaines à cause d’un abcès que les antibiotiques ne parvenaient pas à résorber. Jacques m’avait fait venir pour que je me refasse une santé. Il m’avait loué une chambre avec un balcon face au mont Blanc. Il avait parlementé des heures au téléphone avec mon père pour que je manque la rentrée des classes. C’était criminel, disait-il, de m’envoyer au collège dans cet état. Mon père avait fini par céder. Ma mère et Jacques faisaient deux promenades par jour. La première seuls, la seconde avec moi. Par moments il se prenaient la main et je baissais les yeux, aussi gênée que si je les avais vus ôter leurs vêtements. Nous marchions jusqu’à un promontoire qui donnait sur les sommets enneigés à perte de vue. Je regardais ma mère qui regardait les Alpes, et je voyais qu’elle considérait ce paysage comme un cadeau, une sorte de dot que Jacques déposait à ses pieds.

 

 

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