mercredi 16 avril 2025

[Cheng, François] Une nuit au cap de la Chèvre

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Une nuit au cap de la Chèvre

Auteur : François CHENG

Parution : 2025 (Albin Michel)

Pages : 80

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Sachant son goût pour la solitude, une lectrice a offert à François Cheng un séjour dans une maison située sur le Cap de la Chèvre, pointe sud de la presqu’île de Crozon.
Seul au bout du monde occidental – lui qui vient de l’Extrême-Orient –, réveillé vers minuit par le bruit de la mer, il sort par cette nuit de pleine lune.
Il plonge alors dans une méditation sur la Vie, la Mort, l’Univers, et (dans une seconde partie) sur son propre destin de poète « orphique » - avec une vingtaine de poèmes.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

François Cheng, de l’Académie française, est à la fois poète (Entre source et nuage, 1990 ; Le Livre du vide médian, 2004), romancier (Le Dit de Tianyi Prix Femina 1998, L’Éternité n’est pas de trop, 2002) et essayiste (Cinq méditations sur la beauté, 2006, L’un vers l’autre, 2008, Cinq méditations sur la mort autrement dit sur la vie, 2013, Assise, 2014). Il a publié De l’âme en 2016.

 

Avis :

A la pointe extrême de la Bretagne, le cap de la Chèvre est l’un de ces bouts du monde, battus par les éléments, qui vous rappellent votre fragilité et votre finitude. Presque centenaire et donc aussi à l’extrémité de sa vie, François Cheng y a passé une nuit à méditer dans le fracas des vagues et la lumière de l’immensité étoilée. Il en tire un ouvrage lumineux où, bouleversant d’humilité, il revient pudiquement sur son parcours et partage, en toute simplicité, ses réflexions sur la vie, le mal, l’univers, la mort et son destin de poète.

Sobre et limpide, la prose agrémentée de quelques vers de cet académicien venu d'Extrême-Orient n’a besoin que de très peu de pages pour exprimer l’essentiel. Face à l’immensité du cosmos, le vieil homme pense la mort comme une nécessité au renouvellement de la vie qui, puisque comptée sur cette terre, n’en prend que plus de prix, « nous poussant vers l’urgence de vivre, en vue d’une forme d’accomplissement ou de sublimes dépassements. » Toutes uniques, « les vies sur terre ne sont pas des poignées de sable jetées au vent », elles font partie d’un équilibre naturel où «  rien ne se perd et tout se féconde ». Et si le Mal « rendu possible par l’intelligence et la liberté dont nous jouissons » menace parfois « l’ordre de la Vie même », c’est le don sans réserve de l’amour, incarné notamment par le Christ, qui représente le véritable salut.

Vient alors naturellement la question du sens de la vie. Revenant sur son parcours, marqué par les guerres sino-japonaises, les guerres civiles et l’exil, il se souvient que, être en perdition, c’est la poésie qui l’a sauvé, plus précisément sa tradition orphique au travers notamment de Dante et de Rilke, mais aussi taoïste avec les chants de Qu Yuan, poète du IVe siècle avant notre ère encore commémoré en Chine lors du Duan-wu, la troisième plus grande fête du pays après le Nouvel An et la fête de la Lune. Et, tandis qu’à ses questionnements métaphysiques répond une philosophie rédemptrice et palingénésique, François Cheng de se sentir investi d’une mission : « accompagner toutes les âmes espérantes par son chant », son acte d’amour à lui pour les aider à traverser « les épreuves que comporte l’aventure de la Vie. »

Un texte magnifique, reflet d’une sagesse et d’une profondeur touchantes d’humilité et de générosité, pour nous rappeler, à l’instar d’André Malraux, qu’« une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une vie ». (4/5)

 

Citations :

Que de fois pourtant, face à la sublime scène d’un soleil levant ou d’un couchant, nous pouvons nous dire : « Cela est sublime parce que nous, humains, l’avons vu. Sinon tout serait en pure perte, tout serait vain. » Je prends soudain conscience que nous sommes, à notre niveau, l’œil ouvert et le cœur battant de cet univers. Si nous sommes à même de penser l’univers, c’est que véritablement il pense en nous.


Que l’univers créé vaille d’être célébré, c’est l’évidence. Que la Vie vaille d’être révélée, c’est l’évidence aussi. La Vie foisonnante, enivrante, provocante, exaltante, à la fois joyeuse et tragique, avec ses envols parmi les nues, ses êtres qui tentent de survivre au fond du gouffre, ses douleurs étouffées, ses émotions tues, sa part invisible et transfigurante qui se prolonge au-delà de la mort. Le poète digne de ce nom reçoit mission non seulement de dire, mais d’accompagner toutes les âmes espérantes par son chant. Il ne doute pas que si les humains sont reconnaissants au Créateur de les avoir créés, le Créateur, lui, sait gré aux humains de prendre en charge les épreuves que comporte l’aventure de la Vie.


Disons sans tarder que la Mort n’est nullement une force extérieure qui viendrait anéantir le processus de la Vie. Elle résulte d’une loi imposée par la Vie elle-même afin que la Vie puisse se renouveler et se transformer. C’est la Mort qui fait que la Vie est vie, en nous poussant vers l’urgence de vivre, en vue d’une forme d’accomplissement ou de sublimes dépassements. Tapie au creux de notre conscience, elle est la part la plus intime, la plus personnelle de notre être. Elle rend tout unique dans notre existence, unique chaque minute de notre temps, unique chaque acte de notre entreprise, unique notre existence. Elle se révèle ainsi le moteur le plus dynamique de ce que nous faisons. Elle confère, en fin de compte, une valeur inaliénable à chaque vie : ainsi Malraux a-t-il pu dire qu’apparemment une vie ne vaut rien, et que pourtant rien ne vaut une vie.


Entre eux, entente à demi-mot,                                             
Sans que le mot entier soit dit.                                             
Un jour pourtant, l’un le dira,                                            
Quand l’autre ne sera plus là


Le poète orphique apprend donc à devenir pur réceptacle. Devant porter dans sa chair les destins singuliers des autres, dont tant sont tragiques, il s’engage dans un processus où il se dépouille toujours davantage de lui-même. Son chant s’amplifie de cris étouffés venus de partout et qui composent l’immense pitié terrestre. Un grand nombre d’êtres m’habitent à présent, les hommes à l’esprit droit dont j’ai partagé passion et quête, les femmes à l’âme élevée qui sont pour moi des envoyées du Divin. D’eux je connais aussi bien les désirs, les élans, les accomplissements, que les épreuves et les souffrances. M’ayant poussé à creuser jusqu’au tréfonds les mystères de l’âme humaine, ils ont grandement contribué à faire de moi ce que je suis ; ils participeront, au-delà de la mort, de ce que je serai.


 

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