jeudi 10 avril 2025

[Boulouque, Clémence] Le sentiment des crépuscules

 



 

J'ai aimé

 

Titre : Le sentiment des crépusculest

Auteur : Clémence BOULOUQUE

Parution : 2024 (Robert Laffont)

Pages : 176

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Londres, 19 juillet 1938. Stefan Zweig et Salvador Dalí rendent visite à Sigmund Freud, tout juste exfiltré de l’Autriche nazie. Proche de l’analyste, et lui aussi réfugié, Zweig a organisé ce rendez-vous sur l’insistance de son ami peintre, qui idolâtre Freud et trépigne de lui montrer une de ses toiles. Accompagnés de Gala, l’épouse de Dalí, et de son agent, ils sont accueillis par Anna Freud.
Leurs échanges sont ponctués par les extravagances et facéties de Salvador qui mystifient l’assemblée. Puis, à mesure, tous se dévoilent : la rencontre autour de Freud agit comme un révélateur, confrontant chacun à ses démons et à ceux de l’époque.
Mêlant biographie intime de figures d’exception et chronique de la fin d’un monde, Clémence Boulouque saisit ce moment suspendu, unique et méconnu, en un roman drôle et grave.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Clémence Boulouque est professeure à l’université Columbia à New York. Romancière, elle a notamment publié Mort d’un silence (Gallimard, 2003) et Un instant de grâce (Flammarion, 2016).

 

Avis :

Le 19 juillet 1938, les trois monstres sacrés Freud, Zweig et Dali se rencontraient à Londres. Se nourrissant de la correspondance entre les deux premiers, des carnets de Zweig et des Mémoires de Dali, Clémence Boulouque redonne chair à ce moment comme si l’on y était, pour un roman crépusculaire.

Freud et Zweig ont tous deux quitté Vienne pour s’exiler à Londres. A quatre-vingt-deux ans, Freud souffre d’un cancer de la bouche et n’a plus qu’un an à vivre. Zweig est plus jeune d’un quart de siècle, mais porte déjà en lui la mort qu’il se donnera quatre ans plus tard. C’est lui qui, pour faire plaisir à un Dali de trente-trois ans déjà célèbre et fantasque, impatient de faire la connaissance du père de cette psychanalyse qui a tant à voir avec son œuvre, s’est démené pour que tous se retrouvent ce jour-là chez Freud, accompagné pour Dali de son épouse Gala et de son agent Edward James, assisté pour le vieil homme de sa fille Anna.

Engagée autour d’un thé, la conversation ne prend pas la tournure escomptée par les convives. Tourmenté par la douleur tout en s’attachant à donner le change, éternellement endeuillé par la mort de sa fille Sophie et préoccupé par son petit chien encore retenu en quarantaine, Freud n’accorde pas au remuant Dali, tout entier à ses crayonnages et à son personnage exubérant, l’attention impressionnée que celui-ci attendait. Déçu, le jeune homme s’irrite de l’embarras de Zweig, lui-même visé dans ses obsessions altruistes par le regard critique d’un Freud mal remis de figurer après Franz-Anton Mesmer et ses théories sur l’hypnose, et Mary Baker Eddy fondatrice de l’église scientiste, dans son recueil d’essais La guérison par l’esprit.

Toujours est-il que tous ont ceci en commun qu’ils ont conscience du crépuscule du monde d’alors, en passe de basculer dans un demain inquiétant. Si les deux plus âgés, étreints par la mélancolie et par l’angoisse, répugnent à en aborder les rivages, Dali se targue avec entrain de s’en faire le prophète, bien décidé à « participer à la crétinisation du monde » puisque, à n'en pas douter, l’avenir sera crétin.

Erudite et documentée, superbement écrite, la narration excelle à faire revivre, dans leurs oppositions d’esprit comme dans les gestes de leur présence physique, ces trois hommes et leur entourage proche, témoins d’une époque décadente. Plus encore que ces personnages d’exception, d’un rendu au final relativement convenu, c’est ce talent à leur redonner chair et vie dans l’atmosphère tendue d’une pré-apocalypse qui, sans rendre le livre tout à fait passionnant, le rend néanmoins remarquable. (3,5/5)

 

Citations :

« Nous voici donc. J’espère que notre visite sied toujours au Professeur. »  
Dalí réprime son énervement, roule des yeux en direction de Gala – pourquoi offrir la moindre ouverture à une annulation de dernière minute ? Ce type est sa propre encre sympathique : il trace sa volonté puis l’efface, il s’emploie à faire sa place auprès des gens puis n’aime rien tant que s’estomper ; voilà pourquoi il consent à se laisser maltraiter, voilà ce qu’il lui dira si jamais Anna a le malheur de profiter de sa politesse pour reporter la visite. « Arrêtez, arrêtez, on méprise les gens comme vous, Zweig, lui hurlera-t-il. Les faibles, les polis… » Alors que lui est un Hun, un taureau, évidemment, un taureau prêt à défoncer la porte si elle devait être refermée sur lui.
 

Freud était Vienne, Freud était la Berggasse et les volutes de fumée dans son appartement, avec ses brocarts de camp ottoman. Ici, le salon est presque chauve, l’accent autrichien du Professeur sonne grêle dans son français lent et soigné, et la maladie qui lui fore le palais en accentue la nasalité. Ce n’est plus le mythe, ce savant qui a cassé le miroir poli dans lequel se regardait l’humanité : ce n’est plus qu’un être aux épaules busquées, frissonnant sans le montrer, dans sa veste épaisse au cœur de juillet, qui rappelle ce manteau de loden accroché à la patère dans l’entrée, semblant vaguement étonné d’être ici, comme tout autour de lui, êtres et objets.
 

[Freud] : Devant les visiteurs se rejoue cette réticence à l’exil. Pourquoi avoir tant attendu ? Par orgueil, sans doute, mais pas celui qu’inspirerait sa propre personne. Orgueil de croire à l’intelligence humaine, même s’il n’arrêtait pas d’en ausculter les soubassements pourris. C’était l’une de ses contradictions : il était un scientifique, un fils du progrès, et sa foi en la raison avait failli le faire renoncer à partir. Contre toute rationalité, il était certain que l’esprit reviendrait à l’Autriche. Et puis il y avait l’orgueil de la vieillesse, qui insinuait en lui la conviction qu’on ne toucherait pas aux aînés, car personne dans la population ne l’accepterait. Ses années, qui le rendaient de plus en plus frêle, seraient au moins ses remparts.
Avoir tant vécu l’incitait à croire que le passé dicterait un futur sensé ; et cette illusion se doublait d’une fierté pour Vienne et d’une tendresse pour ses travers – cette sorte d’amateurisme, cette façon de vivre à la légère, entre opérette et flirt sur la grande roue du Prater, au contraire de cette maladive précision allemande. Ils avaient un terme, Schlamperei, pour décrire la mollesse du sud de l’Allemagne et de l’Autriche : cette incurie serait leur arme secrète, celle qui ferait dérailler les plans et les mécaniques nazis trop méticuleux. Mais c’était compter sans cette rage insoupçonnée, cette haine, cette psychose collective contre les Juifs qui, pourtant, avaient écrit la grandeur viennoise.
 

La plupart des gens n’ont que leurs rêves pour revisiter leurs mondes d’hier et ils les oublient au réveil. Peut-être est-ce aussi bien ainsi. Se souvenir d’un rêve où l’on a brièvement retrouvé ce qui a été perdu est une double peine, et le réveil, un assommoir : les yeux se posent sur tout ce qui vous entoure, réassemblent votre identité, et ces détails s’agrègent pour vous signifier que cette vie inhospitalière est la vôtre, une mort à crédit, et que retomber en titubant dans le sommeil n’y changera rien. [Zweig en exil]
 
 
Gala a consigné des notes sur son enfance, et elle en écrira un jour le livre qu’elle doit à son talent. Pour l’heure, elle bâtit l’oeuvre de Dalí et leur fortune. Elle n’est pas captive de son passé : elle n’est que le présent et l’avenir. Plus jamais ils n’auront faim. Plus jamais elle ne cuisinera avec rien, comme aux débuts de sa vie avec Salvador. Plus jamais elle n’aura de manteaux approximatifs. Elle ne se plaint pas, elle agit et pousse à agir. Elle transforme les humiliations en revanche, impassible.


L’alliage de ce trio est étrange. Gala donne l’impression de juger les deux hommes avec détachement et de leur en vouloir tout à la fois, car leur lien menacerait presque de l’exclure : James semble aimer les hommes, et Dalí, malgré sa dépendance envers Gala, aimer qu’on l’aime.


Zweig aussi s’imaginait être au-dessus de la mêlée. Ils ne s’encombraient pas de politique ou d’appartenances religieuses, ils avaient voulu être simplement dévoués à leur art et à leur science, corps et âme. Maintenant on le leur reprochait, peut-être à raison. Tous deux s’étaient abstraits des combats idéologiques, méprisaient les tribuns, même les libéraux, car même eux étaient souvent pris en flagrant délit de mensonges et de prébendes. Tous deux, face à la meute antisémite, s’étaient convaincus qu’après quelques excès le balancier retrouverait sa tare tandis qu’eux œuvraient à lever le mystère des êtres. Lorsque Freud lui avait dit que, pendant de nombreuses années, il n’était jamais allé voter, Zweig lui était presque tombé dans les bras, en une communion d’abstentionnistes. À présent, le résultat les accablait : ils étaient tous deux des Juifs viennois qui s’étaient pensés Viennois juifs et qui étaient enregistrés ici comme des exilés.
 

Rien n’est sacré. Et cela m’inquiète. Tout ce qu’aura à faire un despote sera de jouer du narcissisme collectif. Il suffira donc que quelqu’un surgisse pour leur dire combien ils sont géniaux, mais menacés par des barbares, alors qu’eux-mêmes sont des hordes venues d’ailleurs, et inévitablement l’Amérique sombrera dans le fascisme. »


C’est là qu’il a compris ce que serait Dalí : une attitude, et des toiles pour la justifier. La ville serait sa retraite d’hiver, son terrain de jeu. Il régalerait les journalistes de ses excès, les préviendrait de ses frasques, et ferait leur travail : les articles s’écriraient tout seuls. Le tout pour une obole : sa gloire. Deux ans après son arrivée, il était en couverture de Time Magazine. Des inconnus l’arrêtaient dans la rue pour lui demander des autographes. Et ce n’était qu’un début. Il avait provoqué sa chance. Il est son propre prophète. Et Gala, sa comptable. 


L’art est la procuration donnée à autrui pour parler de soi. Ainsi, la plupart des êtres laissent à d’autres le soin de les dévoiler à eux-mêmes, de se chercher dans d’obscurs recoins, de se prouver qu’ils sont en vie : Dalí le prouve pour eux en pétaradant d’exister. Alors, bien sûr, il participe à la crétinisation du monde, aime-t-il à penser, mais, puisque sa marche est inévitable, autant en diriger le cours. Comme à Cadaqués, sur son rocher face à la mer, lorsqu’il sortait orchestrer le vent au moment où il devenait violent, juste avant que ne s’abatte l’orage. À New York, il a élu le lieu de son triomphe, à deux pas du Museum of Modern Art : l’hôtel St. Regis, suite 1610. Il ne parlera jamais correctement la langue, mais la fera grésiller comme une noix de beurre tombée dans une poêle sur le feu, et aura la morgue d’offrir des cours de prononciation anglaise aux locuteurs natifs. Il lâchera des mouches achetées par boîtes, inspectées et certifiées par lui proprissimes dans les couloirs marbrés du palace. Il donnera jusqu’à l’épuisement des réceptions avec de la musique trop forte qui transformera toute conversation en performance physique, en cages thoraciques gonflées, en gorges râpées pour faire porter la voix, et en chef-d’œuvre de vacuité. Au cours de ces banquets, il verra des éphèbes tournoyer autour de Gala. Il vendrait son âme et quelques croûtes pour cela : être riche à New York. Mais eux, eux, là, tous deux, dans une Londres amidonnée, se lamentent sur une Vienne où on leur apprenait, jeunes, à être vieux. Alors que, dans son monde à lui, on laissera les vieux être infantiles, on leur permettra de régresser à l’envi. Et plus encore s’ils sont célèbres. Voilà le futur. Voilà son futur. Tandis qu’eux sont enlisés dans le passé, et devisent sur l’avenir. Sans comprendre qu’ils y seront inhumés.


Il n’y a que Dalí pour imaginer que la postérité prend sous votre dictée, qu’il peut l’entortiller à souhait comme il recourbe ses moustaches. Zweig baisse les yeux sur ses mains où des taches brunes sont apparues il y a quelques mois, il les retourne pour scruter ses paumes, et lève le regard sur Freud. Qui écrira son histoire, la leur, peut-être même ce moment, cet après-midi de Londres qu’il a tant réclamé à Freud, parce qu’il y devinait une coda, une dernière mesure que Dalí, obsédé par son Narcisse, rendrait brouillonne et joyeuse, où tous se refléteraient ? C’est ainsi qu’il s’en souviendrait. L’après-midi de Londres.


James sait que se murmurent d’autres choses aussi : que le roi ne serait pas uniquement son parrain, mais son père. Sa mère recevait les rois d’Espagne et du Portugal dans sa demeure du Sussex, et le souverain anglais faisait souvent partie des convives. Les médisances s’en sont repues. Or, c’était sa grand-mère qui avait eu une liaison avec le roi. Ainsi serait née sa mère. C’est en réalité sa fille adultérine qu’Édouard VII venait voir lors de ces garden parties. Le roi est donc son grand-père. Le propre père de James, un chevalier d’industrie, est mort lorsqu’il avait sept ans. Son oncle, peu après. Ils lui ont laissé une fortune immense, et un vide à sa mesure. Tout comme celui que lui inflige cette mère qui n’a pas jugé bon de mourir jeune, mais dont la froideur est pire qu’une pierre tombale. Une femme capable de demander à la nanny de lui confier un de ses enfants pour une visite en ville, en précisant avec un haussement d’épaules : « Peu importe lequel, ce qui compte, c’est qu’il aille bien avec ma robe. » 


À cet instant, son intuition est juste : les convictions de Zweig vacillent. Freud a cherché à rendre l’humanité plus lucide, pas plus heureuse. Il l’a entraînée dans ses noirceurs, mais ne dit pas comment en sortir ; il lui a mis sous les yeux ses illusions, mais ne l’a pas consolée de les lui avoir confisquées. Zweig l’accuserait presque de délit de fuite. Comment peut-on vivre sans foi ou sans chimère ? Cela, Freud ne le montre pas. Or, sans ces réconforts, on ne survit sans doute pas.


 

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