J'ai aimé
Titre : La Realidad
Auteur : Neige SINNO
Parution : 2025 (P.O.L.)
Pages : 272
Présentation de l'éditeur :
« Combien de fantômes murmurent encore dans ce livre ? » se demande, à la fin, la narratrice. Celui du mystérieux leader zapatiste, le sous-commandant Marcos, ceux des Indiens en lutte du Chiapas, celui d’Antonin Artaud qui en 1936 fit un voyage énigmatique au Mexique, mais aussi les fantômes d’une existence en quête d’un lieu autre, et le fantôme de la réalité, celui de nos blessures et de nos illusions. Ce nouveau livre de Neige Sinno, autobiographique lui aussi, confirme avec profondeur son immense talent d’écrivain, et offre un récit magique sur l’aspiration autant intime que collective d’un autre monde possible : « Il y a bien une question de stratégie, de choix, de recherche des armes qui nous permettraient de faire advenir un autre monde, mais les forces prennent des chemins qui ne sont pas ceux qu’on croit, plus longs, plus souterrains et moins clairs que ce que l’on souhaiterait. »
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Avis :
La Realidad, c’est d’abord un village au Mexique où, en 2003, la narratrice Netcha et son amie Maga, alors jeunes enseignantes dans une université américaine, décident de se rendre pour y rencontrer le mystérieux sous-commandant Marcos, leader du mouvement social zapatiste initié dix ans plus tôt pour défendre l’autonomie des peuples indigènes. Le voyage tourne court, mais s’avère pour Netcha le point de départ d’une quête qui la mènera loin. S’étant vu opposer qu’avec sa peau blanche d’Européenne, « ‘’Ustedes no entienden nada’’, vous ne comprenez rien », Netcha, alias l’auteur désormais installée au Mexique, n’aura de cesse, par-delà les barrières de la langue et de la culture, de saisir la réalité du pays en mettant de côté ses idées reçues d’Occidentale.
Écrit d’abord en espagnol, le livre commence comme un récit de voyage pour progresser en escalier entre essai et autofiction, sans rien cacher des tâtonnements et des bifurcations de sa réflexion. Plus qu’un récit, l’on suit ainsi le développement d’une pensée zigzaguant de parenthèses en digressions en passant par l’analyse littéraire - en particulier de textes d’Antonin Artaud et de Le Clézio, passés eux aussi par le Mexique -, pour tenter de comprendre les êtres qui l’entourent et ainsi trouver un sens à une réalité qui lui échappe. Lancée à la poursuite des idéaux zapatistes en même temps que d’une intégration dans un pays où elle reste étrangère, elle finira par retourner plusieurs fois au Chiapas où elle se retrouvera confrontée aux actions menées contre la violence sexuelle par les femmes zapatistes.
Ainsi se déroule le long voyage vers une révélation à l’origine d’une épiphanie, celle qui, face à l’impossibilité de comprendre, lui donnera la force et la détermination de porter au grand jour une réalité pour le coup bien vécue, mais demeurée inapprochable au plus profond d’elle-même. De La Realidad à Triste tigre, il fallait trouver le chemin. L’on comprend dans les dernières pages qu’il passe par l’écriture, seule façon d’approcher une réalité indicible, mais qui vous rattrape toujours.
Entre récit intime, essai et réflexion politique, un livre pas si facile à suivre, mais brillamment composé pour raconter l’histoire d’un déclic et le rôle salvateur de la littérature, à la fois arme de combat et baume contre les blessures d’un réel indifférent à toute raison. (3,5/5)
Citations :
Aujourd’hui encore, tant d’années après les faits, je ne saurais dire exactement ce que j’ai vu. J’ai la sensation, une sensation étrange car je ne saurais l’expliquer totalement, qu’il s’agissait de quelque chose d’important. Mais c’est quelque chose que je n’ai pas su, que je n’ai pas pu, comprendre vraiment, quelque chose qui pourrait éclairer non seulement mon existence mais aussi ma compréhension du monde, une clef que je tiens dans la paume de ma main et qui pourtant n’ouvre aucune porte.
Toi qui marches, tes traces sont le seul chemin / Toi qui marches, il n’y a pas de chemin / Le chemin se fait en marchant. / En marchant on fait le chemin / et lorsqu’on se retourne / on voit / le sentier / qu’on n’empruntera plus jamais. / Toi qui chemines, il n’y a pas de chemin / si ce n’est celui que laisse / le sillage / sur la mer.
En relisant aujourd’hui ses textes, écrits il y a presque un siècle, on peut trouver des significations nouvelles et divinatoires capables de mettre en lumière certains aspects des dilemmes qui hantent notre monde contemporain. La crise climatique, fruit de la course menée par les pays développés pour dominer la nature, tirer profit de tout, de l’eau jusqu’aux richesses du sous-sol, du travail de la main jusqu’à celui de l’inconscient, est la forme ultime de dissociation : nous sommes en train de réduire à néant ce qui permet notre vie sur terre. Notre science, notre raison, atteignent des niveaux de sophistication aussi élevés qu’ils sont absurdes. Au lieu de nous sauver, elles nous enfoncent chaque jour un peu plus. Était-ce de cela qu’Artaud voulait nous avertir ? Il ne pouvait sans doute pas avoir une vision exacte de ce qui allait nous arriver, mais il pouvait sentir dans sa chair les effets destructeurs du système de domination mis en place par les États occidentaux. Il se sentait limité, émasculé, contrôlé par des puissances extérieures. Et cette prémonition finira par se réaliser sous la forme terrible de l’enfermement. Après le voyage au Mexique, de retour en Europe, il est interné dans un asile psychiatrique où il restera neuf ans, étape finale de l’« expropriation du corps » de laquelle il disait être victime depuis son enfance.
Guérir la vie. Traduit dans un vocabulaire païen, cela revient quand même à chercher une façon d’habiter le monde qui ne mettrait pas l’homme au centre de l’univers, dominant tout le reste, mais au cœur d’une complexité constellaire où tout est question d’interactions, de mouvement, de rapports de vitesse et de lenteur plutôt que de rapports de pouvoir. Il s’agit d’un désir qu’on peut comprendre aujourd’hui avec une clarté si grande qu’on a du mal à croire qu’il n’ait rencontré aucun écho quand Artaud l’a exprimé pour la première fois.
« Finalement, Marcos est un être humain quelconque de ce monde. Marcos est toutes les minorités non tolérées, opprimées, qui résistent, explosent et disent : « Ça suffit ! » Tout ce qui est minorité au moment de parler et majorité au moment de se taire et de tenir bon. Tous les exclus qui cherchent la parole, leur parole, quelque chose qui rende la majorité aux éternels fragmentés, nous. Tout ce qui dérange le pouvoir et les bonnes consciences, tout cela est Marcos. » (Sous-commandant Marcos, Communiqué du 28 mai 1994.)
Pour pouvoir me permettre de critiquer quoi que ce soit, à n’importe quel niveau, politique, social, culturel, il faut que je sois en confiance, avec une personne connue et, même comme ça, il existe de grandes probabilités que la personne le prenne mal et que notre relation se détériore ensuite très rapidement. Critiquer, même de loin, même juste commenter avec un peu d’esprit critique, avec un regard un peu aiguisé, est dangereux pour l’amitié, et même pour les relations cordiales. Si on veut survivre socialement, c’est plutôt à bannir.
Est-ce ma faute si je suis de la race des voleurs ? Il m’est arrivé, dans des bars, que des serveurs me servent en premier alors que j’étais assise à côté d’un Arabe qui était entré avant. Quand je regarde des films, ou des annonces publicitaires, ou des gens de pouvoir qui parlent de l’avenir de la planète, je peux reconnaître mon profil génétique dans leurs traits. La police de Détroit ou de Paris ne m’arrête pas en raison de ma couleur de peau. Je suis blanche, mais je suis aussi femme. J’ai donc eu ma part d’expérience de la violence systémique. J’ai été violée, ma voix a été réduite au silence, mon travail a été ignoré ou déprécié, tout ça en raison de mon genre. J’ai donc connu deux types de honte, celle d’être humiliée en tant qu’inférieure, et celle de me sentir humiliée par ma position de privilégiée. On ne peut comparer ni les violences ni les hontes, mais ce que je sais c’est que dans aucun des deux cas je ne suis contente de ma place et ne compte m’en satisfaire. L’humiliation me limite, elle m’empêche une communication authentique avec les autres, elle me condamne à être quelqu’un que je ne souhaite pas être.
Le grand-père de la famille raconte comment le mouvement a commencé, longtemps avant le soulèvement. Il parle de débuts balbutiants de révolte, dans les années 1950 ou 1960, quand il était très jeune et que des hommes se réunissaient en secret dans des clairières au cœur des bois pour organiser la résistance contre les patrons, les propriétaires terriens qui exploitaient la force de travail de tous les Indiens qui n’avaient pas de terrains à eux. Ils étaient sans terre, sans droits, sans dignité. Tout ça, tout ce qu’ils ont aujourd’hui, ils l’ont conquis.
Leur liberté a un prix, et c’est justement celui-là : ne dépendre de personne ni de rien d’autre que de leur travail, de leur effort, de leur volonté. Il ne s’agit pas de vivre en autarcie, car les zapatistes sont conscients de la nécessité des interdépendances. Il s’agit de conquérir sa propre liberté. La tierra es de quién la trabaja. La terre est à qui la travaille, ce premier mot d’ordre du zapatisme historique. Terre et liberté. Je comprends comment dans leur quotidien ils et elles ont conquis leur autonomie : à la force du poignet. Je comprends que l’autonomie n’est pas une façon de manier des concepts, c’est une culture, dans le sens profond que nous avons déjà évoqué, celui de l’effort pour cultiver la vie.
Je me demandais si la liberté anticapitaliste selon les zapatistes permettait vraiment une émancipation des femmes ou si, au contraire, elle passait par une sorte de régression, se construisant encore une fois au prix de l’exploitation et de la domination de genre. Le capitalisme, sans le vouloir ou en le voulant, a pu participer d’une certaine manière à l’émancipation : dans sa nécessité de disposer de la force de travail des femmes, il a créé les conditions pour qu’elles puissent s’éloigner des tâches du foyer et du soin des enfants. Il leur a donné à choisir si elles voulaient être à la maison ou travailler, avoir des enfants ou ne pas en avoir, choisir combien en avoir, les allaiter ou pas, les élever chez soi ou les envoyer à l’école. Les avancées techniques et sociales ont permis ces libertés : la pilule, le droit à l’avortement sans risque, la planification familiale, les garderies, le lait en poudre. Tout ça, répondent les marxistes, pour qu’elles puissent remplir les tâches subalternes et moins bien payées que les hommes, dans des entreprises qui détruisent l’environnement et épuisent les corps jusqu’à la mort. Le problème consiste donc à trouver la manière de rejeter le capitalisme néolibéral avec sa charge de violence, ses logiques de domination et de destruction sans avoir à retourner aux conditions d’esclavage du passé. Chacun depuis sa tranchée.
(Je traduis ceci de l’espagnol. J’ai écrit ce livre en espagnol avant qu’il n’existe en français. Ça semble snob de dire ça, comme si ça allait de soi, naviguer d’une langue à l’autre comme les bourgeois universels qui étudient des langues depuis l’enfance et dont l’un des privilèges est de pouvoir passer d’un univers à l’autre avec désinvolture, naturellement, sans trop souffrir ni faire souffrir. Ce n’est pas mon cas. J’ai souffert pour apprendre, me costó, ça m’a coûté. J’ai peiné et travaillé et perdu un peu mon âme dans cette affaire. Me costó un huevo, ça m’a beaucoup coûté, ou littéralement ça m’a coûté un œuf (une couille). J’attendais beaucoup de cette transformation. J’attendais une métamorphose qui suivrait ma conversion en une autre langue. On peut dire qu’elle a eu lieu, mais pas comme je l’attendais, pas aux endroits où je l’attendais. Ce je qui parle ici c’est un je qui n’existerait pas s’il n’avait d’abord été conçu dans une langue étrangère. J’essaie aujourd’hui de le ramener au pays natal, et il résiste, car il n’est plus le même et c’est la terre d’origine qui lui est aujourd’hui devenue un peu inconnue.)
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