mardi 22 avril 2025

[Sinno, Neige] La Realidad

 


 


J'ai aimé

 

Titre : La Realidad

Auteur : Neige SINNO

Parution : 2025 (P.O.L.)

Pages : 272

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

« Il n’y a rien de tel que la réalité. » On pourrait dire que ce livre est un récit de voyages dans la réalité ou vers la réalité. Avec un premier voyage, il y a plus de vingt ans, où deux jeunes femmes en sac à dos, Netcha, la narratrice, et Maga, une amie espagnole, essaient de rejoindre un village du Chiapas, au Mexique, appelé précisément La Realidad. « Des sources fiables, dit cette amie, lui assuraient que le Sub, alias le souscommandant Marcos, était à La Realidad [...] Marcos est dans la réalité. » Quête autant politique (la rencontre avec les mouvements révolutionnaires zapatistes) qu’initiatique et intime. Si les deux amies renoncent en chemin, elles ne renoncent jamais vraiment. Elles insistent, et par d’autres voies, par d’autres routes, par toute sorte d’approches, on les voit avancer à tâtons vers ce qu’elles imaginent comme un monde inconnu, un monde nouveau, un monde autre. Pour Netcha, l’autre, ce sont avant tout les Indiens qu’elle aimerait rencontrer tout en ayant très peur de cette rencontre. Elle a peur de porter sur les épaules le poids de l’histoire, d’être une représentante du peuple de colonisateurs dont elle est issue, d’avoir lu trop de livres, de passer à côté de ce qui importe vraiment, c’est-à-dire l’altérité. Et c’est bien sûr quand elle décide d’arrêter de voyager, que le vrai voyage commence vraiment.

« Combien de fantômes murmurent encore dans ce livre ? » se demande, à la fin, la narratrice. Celui du mystérieux leader zapatiste, le sous-commandant Marcos, ceux des Indiens en lutte du Chiapas, celui d’Antonin Artaud qui en 1936 fit un voyage énigmatique au Mexique, mais aussi les fantômes d’une existence en quête d’un lieu autre, et le fantôme de la réalité, celui de nos blessures et de nos illusions. Ce nouveau livre de Neige Sinno, autobiographique lui aussi, confirme avec profondeur son immense talent d’écrivain, et offre un récit magique sur l’aspiration autant intime que collective d’un autre monde possible : « Il y a bien une question de stratégie, de choix, de recherche des armes qui nous permettraient de faire advenir un autre monde, mais les forces prennent des chemins qui ne sont pas ceux qu’on croit, plus longs, plus souterrains et moins clairs que ce que l’on souhaiterait. »

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Neige Sinno est née en 1977 dans les Hautes-Alpes et vit aujourd’hui au Mexique.

 

Avis :  

Moins de deux ans après la déflagration provoquée par Triste tigre, une réflexion menée autour des viols à répétition qu’elle a subis de son beau-père entre sept et quatorze ans, Neige Sinno revient avec un livre déconcertant, un diamant brut ne dévoilant sa brillance qu’au lecteur persévérant, où, explorant ses liens avec le Mexique où elle vit depuis vingt ans, elle voit sa quête d’une réalité insaisissable se transformer en quête de soi : un voyage initiatique qui prend notamment, mais pas seulement, des allures de préquel à Triste tigre.

La Realidad, c’est d’abord un village au Mexique où, en 2003, la narratrice Netcha et son amie Maga, alors jeunes enseignantes dans une université américaine, décident de se rendre pour y rencontrer le mystérieux sous-commandant Marcos, leader du mouvement social zapatiste initié dix ans plus tôt pour défendre l’autonomie des peuples indigènes. Le voyage tourne court, mais s’avère pour Netcha le point de départ d’une quête qui la mènera loin. S’étant vu opposer qu’avec sa peau blanche d’Européenne, « ‘’Ustedes no entienden nada’’, vous ne comprenez rien », Netcha, alias l’auteur désormais installée au Mexique, n’aura de cesse, par-delà les barrières de la langue et de la culture, de saisir la réalité du pays en mettant de côté ses idées reçues d’Occidentale.

Écrit d’abord en espagnol, le livre commence comme un récit de voyage pour progresser en escalier entre essai et autofiction, sans rien cacher des tâtonnements et des bifurcations de sa réflexion. Plus qu’un récit, l’on suit ainsi le développement d’une pensée zigzaguant de parenthèses en digressions en passant par l’analyse littéraire - en particulier de textes d’Antonin Artaud et de Le Clézio, passés eux aussi par le Mexique -, pour tenter de comprendre les êtres qui l’entourent et ainsi trouver un sens à une réalité qui lui échappe. Lancée à la poursuite des idéaux zapatistes en même temps que d’une intégration dans un pays où elle reste étrangère, elle finira par retourner plusieurs fois au Chiapas où elle se retrouvera confrontée aux actions menées contre la violence sexuelle par les femmes zapatistes.

Ainsi se déroule le long voyage vers une révélation à l’origine d’une épiphanie, celle qui, face à l’impossibilité de comprendre, lui donnera la force et la détermination de porter au grand jour une réalité pour le coup bien vécue, mais demeurée inapprochable au plus profond d’elle-même. De La Realidad à Triste tigre, il fallait trouver le chemin. L’on comprend dans les dernières pages qu’il passe par l’écriture, seule façon d’approcher une réalité indicible, mais qui vous rattrape toujours.

Entre récit intime, essai et réflexion politique, un livre pas si facile à suivre, mais brillamment composé pour raconter l’histoire d’un déclic et le rôle salvateur de la littérature, à la fois arme de combat et baume contre les blessures d’un réel indifférent à toute raison. (3,5/5)

 

Citations : 

Pour la première fois une insurrection des peuples autochtones contre l’oppression postcoloniale devenait une option politique possible pour tous les autres opprimés, une lutte qui rassemblait toutes les autres et qui permettait à nouveau d’employer le mot révolution sans qu’il soit associé à la violence et à la terreur. Maga avait alors dix-neuf ans. [1994] Dans les milieux qu’elle fréquentait, la nouvelle fut reçue avec un enthousiasme inédit. Elle a réveillé un espoir pour toute une génération qui avait jusque-là grandi dans un monde de désillusion politique. Il s’agissait bien d’une guérilla armée, mais une guérilla qui ne cherchait pas à prendre le pouvoir, qui voulait avant tout des accords de paix, la reconnaissance des peuples indiens, la justice, l’éducation, la santé, le droit à la différence. Après le massacre d’Acteal, village proche des zapatistes, où quarante-cinq personnes – dont une majorité de femmes et d’enfants – furent tuées par un groupe paramilitaire dans une église où elles s’étaient réfugiées, l’indignation était totale. Des manifestations furent organisées. Des concerts de soutien, des festivals, des rassemblements, des tables rondes. Certains prirent même l’avion pour aller soutenir directement les peuples indiens du Mexique contre l’oppression capitaliste, répondant à l’appel d’un autre monde possible, un monde où tous les mondes auraient une place.


Aujourd’hui encore, tant d’années après les faits, je ne saurais dire exactement ce que j’ai vu. J’ai la sensation, une sensation étrange car je ne saurais l’expliquer totalement, qu’il s’agissait de quelque chose d’important. Mais c’est quelque chose que je n’ai pas su, que je n’ai pas pu, comprendre vraiment, quelque chose qui pourrait éclairer non seulement mon existence mais aussi ma compréhension du monde, une clef que je tiens dans la paume de ma main et qui pourtant n’ouvre aucune porte.


Toi qui marches, tes traces sont le seul chemin / Toi qui marches, il n’y a pas de chemin / Le chemin se fait en marchant. / En marchant on fait le chemin / et lorsqu’on se retourne / on voit / le sentier / qu’on n’empruntera plus jamais. / Toi qui chemines, il n’y a pas de chemin / si ce n’est celui que laisse / le sillage / sur la mer.


En relisant aujourd’hui ses textes, écrits il y a presque un siècle, on peut trouver des significations nouvelles et divinatoires capables de mettre en lumière certains aspects des dilemmes qui hantent notre monde contemporain. La crise climatique, fruit de la course menée par les pays développés pour dominer la nature, tirer profit de tout, de l’eau jusqu’aux richesses du sous-sol, du travail de la main jusqu’à celui de l’inconscient, est la forme ultime de dissociation : nous sommes en train de réduire à néant ce qui permet notre vie sur terre. Notre science, notre raison, atteignent des niveaux de sophistication aussi élevés qu’ils sont absurdes. Au lieu de nous sauver, elles nous enfoncent chaque jour un peu plus. Était-ce de cela qu’Artaud voulait nous avertir ? Il ne pouvait sans doute pas avoir une vision exacte de ce qui allait nous arriver, mais il pouvait sentir dans sa chair les effets destructeurs du système de domination mis en place par les États occidentaux. Il se sentait limité, émasculé, contrôlé par des puissances extérieures. Et cette prémonition finira par se réaliser sous la forme terrible de l’enfermement. Après le voyage au Mexique, de retour en Europe, il est interné dans un asile psychiatrique où il restera neuf ans, étape finale de l’« expropriation du corps » de laquelle il disait être victime depuis son enfance.
 
 
Artaud écrit cela longtemps avant que de jeunes gens fiévreux arrivent depuis le nord dans les déserts et les montagnes de la Sierra Madre occidentale en quête de sagesse ancestrale, de connexion avec la terre, d’expériences hallucinogènes. Il écrit cela dans une perspective certainement plus radicale encore que celle des hippies occidentaux des années 1970 inspirés par Castaneda, autre écrivain de l’initiation qui part en quête des sorciers indiens. Guérir la vie. Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Peut-être que la vie est malade, que notre façon d’être au monde doit être soignée. Il s’agit d’un souhait mystique, personnel, nourri de vieilles obsessions mais aussi d’un projet politique nouveau, une interprétation radicale de l’idée de révolution. Artaud ne parle pas simplement d’une guérison individuelle, celle qu’il cherche en voulant sortir de l’addiction et de la souffrance intérieure. Il parle de guérir notre conception de la vie, guérir le temps dont nous disposons pour le passer ici en mettant en pratique des manières d’être qui changeraient véritablement la donne.


Guérir la vie. Traduit dans un vocabulaire païen, cela revient quand même à chercher une façon d’habiter le monde qui ne mettrait pas l’homme au centre de l’univers, dominant tout le reste, mais au cœur d’une complexité constellaire où tout est question d’interactions, de mouvement, de rapports de vitesse et de lenteur plutôt que de rapports de pouvoir. Il s’agit d’un désir qu’on peut comprendre aujourd’hui avec une clarté si grande qu’on a du mal à croire qu’il n’ait rencontré aucun écho quand Artaud l’a exprimé pour la première fois. 


« Finalement, Marcos est un être humain quelconque de ce monde. Marcos est toutes les minorités non tolérées, opprimées, qui résistent, explosent et disent : « Ça suffit ! » Tout ce qui est minorité au moment de parler et majorité au moment de se taire et de tenir bon. Tous les exclus qui cherchent la parole, leur parole, quelque chose qui rende la majorité aux éternels fragmentés, nous. Tout ce qui dérange le pouvoir et les bonnes consciences, tout cela est Marcos. » (Sous-commandant Marcos, Communiqué du 28 mai 1994.)


Pour pouvoir me permettre de critiquer quoi que ce soit, à n’importe quel niveau, politique, social, culturel, il faut que je sois en confiance, avec une personne connue et, même comme ça, il existe de grandes probabilités que la personne le prenne mal et que notre relation se détériore ensuite très rapidement. Critiquer, même de loin, même juste commenter avec un peu d’esprit critique, avec un regard un peu aiguisé, est dangereux pour l’amitié, et même pour les relations cordiales. Si on veut survivre socialement, c’est plutôt à bannir.


Est-ce ma faute si je suis de la race des voleurs ? Il m’est arrivé, dans des bars, que des serveurs me servent en premier alors que j’étais assise à côté d’un Arabe qui était entré avant. Quand je regarde des films, ou des annonces publicitaires, ou des gens de pouvoir qui parlent de l’avenir de la planète, je peux reconnaître mon profil génétique dans leurs traits. La police de Détroit ou de Paris ne m’arrête pas en raison de ma couleur de peau. Je suis blanche, mais je suis aussi femme. J’ai donc eu ma part d’expérience de la violence systémique. J’ai été violée, ma voix a été réduite au silence, mon travail a été ignoré ou déprécié, tout ça en raison de mon genre. J’ai donc connu deux types de honte, celle d’être humiliée en tant qu’inférieure, et celle de me sentir humiliée par ma position de privilégiée. On ne peut comparer ni les violences ni les hontes, mais ce que je sais c’est que dans aucun des deux cas je ne suis contente de ma place et ne compte m’en satisfaire. L’humiliation me limite, elle m’empêche une communication authentique avec les autres, elle me condamne à être quelqu’un que je ne souhaite pas être.
 
 
Le premier jour a été consacré à des conférences où on nous a expliqué de manière concrète comment les zapatistes s’organisent pour que ce soit « le peuple qui commande et les gouvernants qui obéissent » et pas l’inverse. Depuis trente ans, dans une région grande comme la Belgique, une forme inédite de démocratie participative a été mise en place, de manière empirique, fluctuante, qui cherche à s’adapter sans cesse. On nous détaille le fonctionnement des Assemblées où se prennent toutes les décisions collectives, les Juntas de Buen Gobierno. Il n’y a pas d’élection, ni de programme politique, ni de partis, ni de dépenses extravagantes pour des campagnes électorales. Chaque personne, homme ou femme, jeune ou vieux, peut être appelée à participer aux Assemblées. Si c’est son tour, quand la saison des réunions arrive, elle quitte sa communauté, son village, pour le temps imparti et s’installe dans le Caracol de sa région afin d’adopter, avec les autres, des accords sur les sujets les plus variés. Quand les réunions se tiennent loin du lieu de vie des participants, ils doivent rester pendant des jours ou même des semaines sur place. Il leur faut parfois se mettre d’accord avec d’autres zapatistes qui parlent une langue différente de la leur. Ici se retrouvent des gens parlant tzotzil, tezltal et tojolabal. L’espagnol est utilisé comme lengua franca, et des interprètes bilingues sont toujours présents pour aider ceux qui ne le parlent pas. Les réunions peuvent durer plusieurs jours. Quand les femmes quittent leur foyer pour y participer, leur charge de travail retombe sur les autres membres de la famille. Les hommes se mettent à faire à manger, à confectionner les tortillas, ces galettes de maïs qui constituent la base du repas un peu comme le pain chez nous. 


Le grand-père de la famille raconte comment le mouvement a commencé, longtemps avant le soulèvement. Il parle de débuts balbutiants de révolte, dans les années 1950 ou 1960, quand il était très jeune et que des hommes se réunissaient en secret dans des clairières au cœur des bois pour organiser la résistance contre les patrons, les propriétaires terriens qui exploitaient la force de travail de tous les Indiens qui n’avaient pas de terrains à eux. Ils étaient sans terre, sans droits, sans dignité. Tout ça, tout ce qu’ils ont aujourd’hui, ils l’ont conquis. 


Leur liberté a un prix, et c’est justement celui-là : ne dépendre de personne ni de rien d’autre que de leur travail, de leur effort, de leur volonté. Il ne s’agit pas de vivre en autarcie, car les zapatistes sont conscients de la nécessité des interdépendances. Il s’agit de conquérir sa propre liberté. La tierra es de quién la trabaja. La terre est à qui la travaille, ce premier mot d’ordre du zapatisme historique. Terre et liberté. Je comprends comment dans leur quotidien ils et elles ont conquis leur autonomie : à la force du poignet. Je comprends que l’autonomie n’est pas une façon de manier des concepts, c’est une culture, dans le sens profond que nous avons déjà évoqué, celui de l’effort pour cultiver la vie.


Je me demandais si la liberté anticapitaliste selon les zapatistes permettait vraiment une émancipation des femmes ou si, au contraire, elle passait par une sorte de régression, se construisant encore une fois au prix de l’exploitation et de la domination de genre. Le capitalisme, sans le vouloir ou en le voulant, a pu participer d’une certaine manière à l’émancipation : dans sa nécessité de disposer de la force de travail des femmes, il a créé les conditions pour qu’elles puissent s’éloigner des tâches du foyer et du soin des enfants. Il leur a donné à choisir si elles voulaient être à la maison ou travailler, avoir des enfants ou ne pas en avoir, choisir combien en avoir, les allaiter ou pas, les élever chez soi ou les envoyer à l’école. Les avancées techniques et sociales ont permis ces libertés : la pilule, le droit à l’avortement sans risque, la planification familiale, les garderies, le lait en poudre. Tout ça, répondent les marxistes, pour qu’elles puissent remplir les tâches subalternes et moins bien payées que les hommes, dans des entreprises qui détruisent l’environnement et épuisent les corps jusqu’à la mort. Le problème consiste donc à trouver la manière de rejeter le capitalisme néolibéral avec sa charge de violence, ses logiques de domination et de destruction sans avoir à retourner aux conditions d’esclavage du passé. Chacun depuis sa tranchée. 


(Certains de mes amis disent que la double culture est une richesse, un plus. Il ne faut pas dire que tu n’es ni d’ici ni de là-bas mais que tu es à la fois d’ici et de là-bas. Avec eux non plus je n’essaie pas de débattre. Ils sont tellement convaincus de ce qu’ils disent. En plus, une de leurs deux cultures est la mexicaine, et donc critiquer serait mal vu de toute façon. Mais je ne suis pas certaine qu’ils aient raison : la double culture n’est pas nécessairement une richesse. Trop de choix tue le choix. La culture, les racines, les traditions, en plus de constituer un ancrage, un lien à la terre, sont des structures de comportement bien utiles quand il s’agit de s’orienter dans la vie, de prendre une décision. C’est ainsi parce que c’est ainsi, ça l’a toujours été, et il faut suivre la route déjà tracée. Mais si on a toujours deux options possibles, c’est comme n’en avoir aucune. Et si l’identité est une perception qui nous appartient en propre, qui existe dans l’intimité de soi à soi, ce sont aussi les autres qui la définissent. Si ma fille dit qu’elle est mexicaine, ce n’est pas suffisant, cela n’est valable que si le cercle de ceux qui partagent cette identité valident ce qu’elle dit, s’ils y croient. En France elle essaiera de dire qu’elle est française et on se moquera d’elle, de son accent du Michoacán. En réalité la seule chose qu’elle puisse faire c’est dire qu’elle est française au Mexique et mexicaine en France, et c’est ce qui semble le plus logique aux gens. C’est-à-dire : pour valider son identité, elle devra se dire étrangère dans les deux endroits. Et c’est bien, ça n’est pas grave. Moi aussi je suis issue de l’immigration, d’une famille sans terre ni maison qui a toujours changé de lieu selon les opportunités de travail, les rêves, le sens du vent, et j’ai hérité de cette sensation de n’être de nulle part, une sensation avec laquelle il m’a fallu apprendre à vivre et que ma fille devra apprendre à dompter elle aussi. Mais un plus, non, ce n’est pas un plus, c’est un moins. Un moins qui parfois te pèse, parfois te rend plus libre.)


(Je traduis ceci de l’espagnol. J’ai écrit ce livre en espagnol avant qu’il n’existe en français. Ça semble snob de dire ça, comme si ça allait de soi, naviguer d’une langue à l’autre comme les bourgeois universels qui étudient des langues depuis l’enfance et dont l’un des privilèges est de pouvoir passer d’un univers à l’autre avec désinvolture, naturellement, sans trop souffrir ni faire souffrir. Ce n’est pas mon cas. J’ai souffert pour apprendre, me costó, ça m’a coûté. J’ai peiné et travaillé et perdu un peu mon âme dans cette affaire. Me costó un huevo, ça m’a beaucoup coûté, ou littéralement ça m’a coûté un œuf (une couille). J’attendais beaucoup de cette transformation. J’attendais une métamorphose qui suivrait ma conversion en une autre langue. On peut dire qu’elle a eu lieu, mais pas comme je l’attendais, pas aux endroits où je l’attendais. Ce je qui parle ici c’est un je qui n’existerait pas s’il n’avait d’abord été conçu dans une langue étrangère. J’essaie aujourd’hui de le ramener au pays natal, et il résiste, car il n’est plus le même et c’est la terre d’origine qui lui est aujourd’hui devenue un peu inconnue.)

 

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