lundi 11 juillet 2022

[Mascaro, Alain] Avant que le monde ne se ferme

 


 
 

 

Coup de coeur 💓 

Titre : Avant que le monde ne se ferme

Auteur : Alain MASCARO

Parution : 2021 (Autrement)

Pages : 256

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Anton Torvath est tzigane et dresseur de chevaux. Né au cœur de la steppe kirghize peu après la Première Guerre mondiale, il grandit au sein d’un cirque, entouré d’un clan bigarré de jongleurs, de trapézistes et de dompteurs. Ce « fils du vent » va traverser la première moitié du «  siècle des génocides », devenant à la fois témoin de la folie des hommes et mémoire d’un peuple sans mémoire. Accompagné de Jag, l’homme au violon, de Simon, le médecin philosophe, ou de la mystérieuse Yadia, ex-officier de l’Armée rouge, Anton va voyager dans une Europe où le bruit des bottes écrase tout. Sauf le souffle du vent.
À la fois épopée et récit intime, Avant que le monde ne se ferme est un premier roman à l’écriture ample et poétique. Alain Mascaro s’empare du folklore et de la sagesse tziganes comme pour mieux mettre à nu la barbarie du monde.
 

   

Un mot sur l'auteur :

Né en 1964, Alain Mascaro a quitté son poste de professeur de lettres pour voyager avec sa compagne.
Son premier roman "Avant que le monde ne se ferme" a reçu le Prix Première Plume et Talents Cultura 2021.

 

 

Avis :

Né dans les steppes kirghises au lendemain de la Grande Guerre, le jeune tzigane Anton Torvath grandit au sein d’un cirque, où il dresse des chevaux. Lui et les siens mènent l’existence libre des « Fils du vent », à cent lieues des préoccupations de plus en plus folles de l’Europe où ils se trouvent dans les années trente. Pris au piège de la barbarie nazie, le petit chapiteau rouge et bleu manquera de peu disparaître définitivement. Mais c’est sans compter la détermination des survivants à ne jamais laisser s’éteindre le souffle du vent...

Terrible miroir que nous tend Anton, à nous les gadjé, au fil d’une moitié de XXe siècle marquée par les génocides. Pendant que montent les tensions d’avant-guerre en Europe, le jeune tzigane s’enivre d’une enfance goûtée instant après instant au sein d’un clan haut en couleurs, fier de sa vie sans attache qui lui fait profiter des beautés du monde au hasard de ses lents voyages au pas des chevaux. Cette vie libre de "mouflons" réfractaires à la domesticité des "moutons" est mise à mal de la pire des façons par le génocide nazi, dans un summum de l’horreur prouvant au-delà du concevable combien l’humanité est capable de se fourvoyer. Obstinés à reconstruire un avenir conforme à leurs valeurs de liberté, les survivants se heurtent au triomphe d'une conception de plus en plus "économique" du monde, centrée sur la possession et l'argent. Alors que les espaces sauvages se font peaux de chagrin, que frontières et passeports dessinent des murs parfois infranchissables, restent bien peu d'ouvertures pour laisser passer le vent.  

A ses passages sombres et terribles, propres à faire douter de la notion-même d'humanité, le récit oppose la lumineuse présence de quelques personnages dont la sagesse et la bonté simples et instinctives serviront, d'abord de tuteurs à l'apprentissage d'Anton, puis de bouées de sauvetage empêchant le jeune homme de sombrer tout à fait dans l'enfer des camps de la mort. Et puisque la barbarie des hommes se révèle capable de les emmener si loin au-delà de toute raison, mais aussi parce que notre monde contemporain oublie toujours plus de "vivre" pour préférer "avoir",  l'on acceptera avec bonheur que le récit s'arme d'une poésie parfois légèrement teintée de magie, n'hésitant pas à franchir les limites de la vraisemblance, pour mieux nous rappeler le vrai sens de la vie et le goût perdu de la liberté.

Investir chaque instant sans laisser au poids du passé ni à la crainte de l'avenir la possibilité de le gâcher, refuser l'aliénation au lieu de rester frileusement dans d'inacceptables compromis, oser dire non sans reculer devant le prix : c'est parfois l'avenir du monde qui est en jeu - ici face au nazisme au siècle dernier, mais on pensera aisément à d'autres exemples contemporains, ne serait-ce qu'à l'intégrisme religieux, et ainsi à d'autres ouvrages récents sur la liberté, en Turquie avec Madame Hayat d'Ahmet Altan ou au Kurdistan avec S’il n’en reste qu’une de Patrice Franceschi -, mais aussi, plus directement, la façon dont nous acceptons de vivre ou de subir notre existence au quotidien. Alors, à l'image des derniers tziganes bataillant pour préserver leur rapport au monde, et d'ailleurs de l'auteur qui a fait le choix un jour de tout plaquer pour écrire et voyager, peut-être un certain nombre de lecteurs trouveront dans ce livre l'envie de rejoindre aussi les rangs des cimarrones, ces esclaves ou animaux domestiques enfuis pour retrouver la maîtrise de leur destin... Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Préparez les attelages, ordonna Svetan, nous partons à l’aube. »          
Le violon du vieux Jag cessa soudain de rire. Tous quittèrent le cercle du brasier et s’enfoncèrent dans la nuit. L’haleine des chevaux soufflait des nuages et les étoiles au ciel semblaient cligner des yeux.
 

Dans la kumpania, on se méfiait beaucoup de ceux qui savaient lire. Les livres étaient des prisons pour les mots, des prisons pour les hommes. Les premiers comme les seconds n’étaient libres qu’à virevolter dans l’air ; ils dépérissaient sitôt qu’on les fixait sur une page blanche ou un lopin de terre.
 
 
Papu Jag, demandait par exemple Nanosh, y a-t-il des hommes dans la Lune ?          
— Il n’y en a plus qu’un seul, hélas, répondait Jag. Mais autrefois, il y en avait beaucoup ! Ils menaient une vie facile : leur seul travail était d’entretenir le feu pour que la lune brille. À cette époque-là, elle était toujours pleine. Mais un mauvais homme, un gadjo qui n’aimait pas ses semblables les bannit de la lune. Depuis, le mauvais homme doit entretenir le feu tout seul, et il n’y parvient pas, c’est pourquoi la lune s’éteint régulièrement. Quand elle commence à se rallumer, c’est que le gadjo est en train de souffler sur les cendres. Quant aux hommes qu’il a chassés, ils se sont dispersés très loin dans le ciel et Devel leur a donné la mission d’allumer chaque jour les étoiles. Si vous regardez bien, vous les verrez qui portent des fagots… 
 

En vérité, il était réputé très riche parce qu’il avait dépensé bien des fortunes dans sa vie et que c’était cela la vraie richesse : ne rien garder, flamber, jeter l’argent par les fenêtres, sans quoi l’argent devenait vite un boulet qui entravait les pas et noircissait les âmes.
 

L’histoire des hommes était ainsi faite qu’on ne pouvait faire un pas sans s’embourber dans un charnier. Il y aurait bientôt la guerre ; Anton l’avait lu dans les journaux, mais c’était surtout inscrit dans le cheminement même de l’humanité. Il suffisait d’ouvrir un roman, à plus forte raison un livre d’Histoire, pour s’en rendre compte : ce n’étaient que récits de combats, autodafés et massacres que l’on nommait épopées ; des centaines de « héros » s’étaient approprié le monde, obligeant les chroniqueurs à narrer holocaustes et fratricides, comme s’il n’y avait rien d’autre à consigner. (…)
Pourtant le monde n’était pas fait que de conquérants sanguinaires, de princes et de rois fous, de militaires cruels ; les petits, les sans-nom, les sans-grade étaient bien plus nombreux et cependant ils courbaient la tête sous le joug. Anton ne comprenait pas pourquoi.
 
 
Dis-moi, mon garçon, demandait Jag qui aimait les fables, qu’est-ce qui est mieux pour un mouton, le berger ou le loup ?          
— Le berger.          
— Et qui tond le mouton ?          
— Le berger.          
— Et qui le tue pour le manger ?          
— Le loup !
— Non, Anton. C’est encore le berger. Il est bien rare qu’un loup parvienne à tuer un mouton, parce que le berger veille, et il a de gros chiens. Mais qui donc protège le mouton quand le berger vient l’immoler ?          
— Personne.          
— Et pourtant de qui a peur le mouton : du berger ou du loup ?          
— Du loup !          
— Oui mon garçon, voilà bien tout le drame des hommes : ils sont exactement comme les moutons. On leur fait croire à l’existence de loups et ceux qui sont censés les protéger sont en fait ceux qui les tondent et les tuent.


Il inculqua à Anton l’essentiel : le sens de l’éphémère. Les vies étaient fragiles et passaient vite, si vite, il fallait toujours l’avoir à l’esprit et se garder vivant ; le reste, à commencer par l’espérance d’une vie éternelle, n’était que foutaises.          
« Ici et maintenant, voilà ce qui compte. Ne te laisse pas voler ta vie, Anton, c’est ton bien le plus précieux. »          
Il disait encore :          
« Te souviens-tu des mouflons que nous avons vus dans l’Altaï ? Sais-tu que les moutons étaient tous des mouflons avant d’être domestiqués ? Des deux, qui préfères-tu être ? »


Je ne suis pas dresseur de chevaux, mon garçon, mais si j’ai proposé ce nom pour ton cheval, c’était pour te suggérer quelque chose… Pour ce que j’en sais, Cimarrón est un mot d’un ancien peuple d’Haïti7, il désigne un animal sauvage domestiqué retourné à l’état de nature ; autrement dit, un animal intelligent ! Par la suite, on l’a employé pour désigner un esclave en rupture de ban, un esclave qui a fui pour retrouver sa liberté. Parce que même chez les bêtes serviles, même chez les esclaves, il reste toujours quelque chose qui ne se rend pas, quelque chose d’inaliénable. Voilà ! Alors si tu veux obtenir quelque chose d’un animal domestique, parle à ce qui en lui est encore sauvage et tu verras que tu obtiendras plus que tu n’aurais obtenu en t’adressant à la part domestique. Et il en va de même des hommes. Les gadjé sont des animaux domestiques, et nous aussi un peu, je crois, même si on s’en défend. Quoi qu’il en soit, si tu veux obtenir quelque chose d’un homme, parle au Fils du vent qui est encore en lui ; parle à sa liberté et non pas à tout ce qui l’entrave. Enlève la selle et le mors à ton cheval ; enlève aux hommes leurs oripeaux sociaux, leurs chaînes et tout ce qui les entrave : considère-les nus et tu sauras qui ils sont…
 
 
Dans les premiers jours du mois de mai 1945, le colonel Saül Aaron Wittgenstein, de la troisième armée américaine, pénétra dans la forteresse de Mauthausen, deux jours après la libération du camp. Ce qu’il avait de plus cristallin en lui, les fines cordes tendues sur la harpe de son âme, la candeur, l’idéalisme, la foi, tout cela se brisa à jamais. Ce fut comme une noire illumination. Il ne s’exclama pas comme ses pairs ou ses subordonnés devant la barbarie nazie, il ne la considéra pas comme extérieure à lui mais comme une part de lui-même, comme inhérente à l’homme, indéfectiblement. Dès lors, il en conçut une profonde aversion pour ses semblables et, partant, pour lui-même.


Anton était entré dans la petite galaxie des Wittgenstein comme un météore flamboyant. Il bouleversa tout ce qu’ils avaient lentement et patiemment construit, leur douce inertie, cette pyramide de quiétude et de croyances, ce savant équilibre entre les désirs assouvis et ceux à étouffer, la vieille patine de bien-être régulièrement passée à l’encaustique des certitudes, jusqu’à l’idée qu’ils se faisaient d’eux-mêmes.


Tu crois donc qu’il faut une raison au voyage ? Le voyage porte en lui sa propre raison, mon ami ! On va à un endroit sans savoir pourquoi et ce n’est que lorsqu’on y est que l’on comprend pourquoi on est venu ! Les gadjé ne connaissent pas le sens de la route. Si les Fils du vent parcourent la peau du monde, ce n’est pas pour le simple plaisir d’aller d’un endroit à un autre ou pour simplement connaître l’errance ; c’est une façon de dire que leur pays n’est pas ici ou là, pour la simple raison qu’il n’est nulle part, en tout cas pas enclos entre des frontières ! Nous ne sommes que de passage, comprends-tu ? Nous sommes comme le chat de Kipling : tous les lieux se valent pour nous. C’est pour cela que les Fils du vent sont capables de prédire l’avenir, eux qui ne connaissent que le présent, parce qu’ils ne sont pas enracinés comme des arbres ou fichés en terre comme les pieux des clôtures, mais qu’ils ont gardé un lien primordial avec l’univers, avec la terre, avec le vent !


Ci et là encore, il avait croisé quelques survivants, de Łódź ou des Lager, la plupart marqués dans leur âme et leur chair, tourmentés par le simple fait d’avoir survécu là où tant d’autres étaient morts. Il les reconnaissait presque du premier coup d’œil. (…)
Seuls les bourreaux dormaient du sommeil du juste, c’était une constante ; les victimes, elles, continuaient à souffrir leur vie durant, jamais leurs plaies ne cicatrisaient entièrement. 
 
 
Jag bougonnait. Encore. Contre (…)  les organisateurs de spectacles, les impresarii, les banquiers, les hommes d’affaires, tous ceux qui tournaient autour du cirque comme des vautours et qui vouaient un effarant culte à l’argent.          
« Et pour quoi en faire, je te le demande ? Rien de vivant. Ni joie, ni fêtes, ni cadeaux ! Juste davantage d’argent et de pouvoir. »          
Un nouveau Golem se profilait, apparemment moins sanguinaire, mais tout aussi inhumain et qu’on allait ériger au rang des dieux : l’économie.          
« Les Fils du vent vont être broyés ! Les vanniers, les rémouleurs, les maquignons, les forains, que veux-tu qu’ils fassent contre cette machine ? Tôt ou tard ils seront broyés… »          
Jag bougonnait aussi contre tout ce qui se mettait en travers de la route. Les contrôles de police, les barrières, les clôtures…          
« Tu verras que si un jour on retourne dans les steppes, on trouvera de ces barbelés… »          
Pourquoi diable les gadjé voulaient-ils morceler la terre, la réduire en parcelles closes et encloses ? Les panneaux Propriété privée – Défense d’entrer s’étaient mis à pousser comme des liserons. De la route, on apercevait un étang, une rivière, un ruisseau, ou bien une prairie pleine de fleurs, un bosquet clair, une clairière, et quand on s’approchait, on tombait sur une clôture ou une barrière.
« Ce genre de choses, c’est pour parquer les troupeaux, rien d’autre ! »          
Anton entendait parfaitement ce que disait Jag. Lui aussi souffrait de voir le monde se fermer. Il rêvait toujours d’horizons infinis, de plaines immenses, de moutonnements et de steppes, de libres galops.


 Les hommes sans cesse rêvent du zénith, disait encore Jag, et oublient le nadir. Pour être à l’équilibre, il faut avoir les deux, la tête dans la lumière, et les pieds ancrés dans le sol, parfois dans la boue ! Le vent dans les cheveux et les pieds sur terre, voilà ce qu’il faut pour être heureux ! 


Les existences parfois s’écrivent dans des langues inconnues, forçant ceux qui les vivent à tenter de déchiffrer les hiéroglyphes qu’ils ont pourtant eux-mêmes gravés.


Tu as une dette envers les morts, Anton. Tu as survécu ; et puisque tu as survécu, tu te dois de vivre et d’être heureux. Ce n’est pas un droit, mais un devoir. Peut-on vivre et être heureux par devoir ? te demandes-tu. Oui, à condition que ce soit librement et pleinement consenti. Si tel est le cas, alors s’efface le poids du devoir et ne reste plus que la joie, l’intense jubilation de vivre.


Lorsqu’il arriva en vue des faubourgs de la capitale autrichienne, il eut la brève tentation de continuer à marcher tout droit vers le soleil levant, à travers l’Europe et l’Asie centrales. Mais il y avait plus que des frontières à traverser maintenant, il y avait un rideau de fer, et ce que Jag avait fait en temps de guerre, il était désormais impossible de le faire en tant de paix, si l’on pouvait appeler cela la paix. Quel étrange et absurde monde que celui des gadjé ! Il allait falloir louvoyer, être malin, trouver des interstices, des subterfuges, d’infimes trous de souris pour pouvoir se glisser jusqu’aux steppes lointaines et retrouver la lumière, le feu, le sang de l’enfance, peut-être la délivrance.


 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire