mardi 5 juillet 2022

[Plath, Sylvia] La cloche de détresse

 


 

Coup de coeur 💓

 

Titre : La cloche de détresse
            (
The Bell Jar)     

Auteur : Sylvia PLATH

Traduction : Michel PERSITZ

Parution : 1963 en anglais (Etats-Unis),
                  dès 1972 en français
                   (Gallimard en 1988)
Pages : 280

 

 

 

 
 

Présentation de l'éditeur : 

Esther Greenwood, dix-neuf ans, est invitée à New York après avoir remporté un concours de poésie. Une existence agitée et futile faite de réceptions s’ouvre à elle. Tout bascule quand elle retourne dans sa ville natale et apprend qu’elle n’est pas reçue à son cours de littérature d’été. Elle devra alors passer ses vacances dans l’ennui, face à elle-même. Comment se libérer de la condition qui l’attend ? Esther peut-elle réaliser ses ambitions littéraires sans ressembler à toutes les femmes de son époque ? Découragée, la jeune femme ne mange plus, ne dort plus, n’écrit plus, ne lit plus. Esther glisse peu à peu dans une dépression sévère qui la détache de la vie, des siens, de son avenir et même de son corps. Elle cherche à en finir avec une obstination qui déroute, dérange tout en nous mettant face à l’Amérique des années 50.
D’inspiration autobiographique et écrit à la première personne, La cloche de détresse est l’unique roman de Sylvia Plath qui met fin à ses jours un mois après sa publication. Elle nous offre ici une écriture éblouissante, à la fois poétique, torturée et haletante où se mélangent critique de la société et réflexions sur ce qui définit la femme de son époque.
 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Poètesse et romancière américaine, Sylvia Plath est née en 1932 dans le Massachusetts. Mariée à Londres avec le poète Ted Hughes, elle a mis fin à ses jours en 1963.
 

 

Avis :

Célèbre d’abord pour sa poésie, Sylvia Plath a publié cet unique roman sous un pseudonyme, en 1963, un mois avant son suicide. Il s’agit d’un roman à clef, inspiré de ses propres troubles bipolaires. Il a été réédité après sa mort, sous sa véritable identité cette fois, provoquant une polémique et s’attirant le procès d’une femme qui s’était reconnue dans l’un des personnages du livre.

Nous sommes dans les années cinquante et l’Américaine Esther Greenwood a dix-neuf ans. Elle est l’une des lauréates d’un concours de poésie organisé par un magazine de mode, et, avec d’autres filles, elle est conviée à un séjour à New York pendant lequel elle découvre une vie futile et mondaine qui l’attire autant qu’elle lui répugne. De retour chez sa mère, alors qu’une profonde dépression s’empare d’elle, elle consulte un psychiatre, suit une thérapie qui ne l’empêche pas d’enchaîner les tentatives de suicide, et se retrouve en institution psychiatrique pour un long séjour dont elle sortira pleine d’espoir. Une fin qui résonne bien tristement quand on sait le dramatique épilogue qui devait succéder à l’écriture de ces pages.

Paradoxalement, aussi terrible soit-elle, jamais cette histoire n’écrase son lecteur de la pesanteur de son désespoir. C’est au fil d’un humour corrosif, qui épingle les travers de la société avec une lucidité pleine de révolte, que l’on s’achemine vers la perception de cette cloche de verre invisible qui se referme peu à peu sur la narratrice, l’emprisonnant toujours plus étroitement dans un sentiment d’étrangeté au monde, avant de déboucher sur celui de l’inanité de vivre.

Cette fille brillante, qui rêve de devenir écrivain à une époque où écrire est encore un geste essentiellement masculin, se voit sans cesse renvoyée à un avenir d’épouse et de mère, au mieux, si son futur mari l’autorise à travailler, à un emploi subalterne de secrétaire : « Ma mère me répétait sans cesse que personne ne voulait d’une licenciée en lettres tout court. Par contre, une licenciée en lettres connaissant la sténo, ça c’était autre chose, on se la disputerait. On se l’arracherait parmi les jeunes cadres en flèche, et elle prendrait en sténo lettre passionnante après lettre passionnante. » Et ce n’est pas le si décevant prix décroché par ses talents littéraires - un séjour dans un hôtel réservé aux femmes, dévolu à de futiles occupations réputées féminines, entre chiffons et maquillage, cadeaux ridicules et infantilisants, et dont elle ne parvient à s’échapper que pour découvrir la très inégale liberté sexuelle des femmes comparée à celle des hommes – qui pourrait lui redonner espoir. « Le problème était que cela faisait longtemps que je ne servais à rien. » « La seule chose pour laquelle j’étais douée, c’était de gagner des bourses et des prix, mais cette ère-là touchait à sa fin. Je me sentais comme un cheval de course dans un monde dépourvu d’hippodromes, ou un champion de football universitaire parachuté à Wall Street dans un costume d’homme d’affaires, ses jours de gloire réduits à une petite coupe en or posée sur sa cheminée avec une date gravée dessus, comme sur une pierre tombale. »

A cette désespérance dont, comme tout le monde alors, il ne peut envisager les dérangeantes origines sociétales, le monde médical n’oppose qu’enfermement et électrochocs, se limitant à des pratiques inadaptées dont les établissements les plus hauts de gamme ne parviennent pas à gommer l’inhumanité foncière. Combien de filles, d’épouses, enfermées et maltraitées parce que non conformes aux normes féminines de leur époque ? Les allusions faites en passant dès le début du roman, puis la restitution de faits précis identiques aux terribles expériences vécues par l’auteur, pointent toutes vers le désespoir de cette femme que sa révolte contre l'écrasante domination patriarcale, les convenances et les attentes sociales à l'égard de ses contemporaines, a mené à une dépression traitée de manière coercitive comme une espèce de folie qu'il convenait d'éradiquer. Esther, tout comme Sylvia, sort calmée de son hospitalisation, bien décidée à se conformer à ce que la société attend d'elle. On en connaît hélas la suite dramatique.

Portrait d'une jeune femme déchirée entre son désir d'acceptation sociale et sa rébellion contre l'inégalité des sexes, ce livre très nettement autobiographique est un acte de désobéissance, une façon de clamer sa révolte alors qu'elle cherche l'issue entre pression sociale et aspirations personnelles, se refusant
à choisir entre une carrière d'écrivain et une vie privée heureuse. En y rendant palpable l'étouffement vécu par les femmes, elle réussit une critique au vitriol de la société patriarcale et de cet American Way of Life que le monde envie alors à l'Amérique, transformant ce récit d'un ressenti intime en un document qui n'a pas fini d'alimenter les réflexions sociologiques sur son époque, d'intriguer les innombrables analystes d'une oeuvre désormais reconnue, et de simplement toucher le lecteur, séduit par les qualités du roman autant que consterné du si tragique destin de son auteur. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :  

Je me sentais très calme, très vide, comme doit se sentir l’œil d’une tornade qui se déplace tristement au milieu du chaos généralisé.
 

Je me sentais fondre dans l’ombre comme le négatif d’une personne que je n’aurais jamais vue de ma vie.
 

Le silence me déprimait. Ce n’était pas le silence du silence. C’était mon propre silence.
 

Je savais pertinemment que les voitures faisaient du bruit, que les gens à l’intérieur des voitures et derrière les fenêtres éclairées faisaient tous du bruit, que le fleuve aussi faisait du bruit, mais je ne pouvais rien entendre. La ville était accrochée à ma fenêtre comme une photo géante, brillante et clignotante, mais pour ce que j’en avais à faire, elle aurait tout aussi bien pu ne pas exister.
 

Le miroir au-dessus de mon bureau me paraissait légèrement déformant et beaucoup trop brillant. Je m’y voyais comme dans la boule de mercure d’un dentiste. J’ai pensé me glisser entre les draps et essayer de dormir, mais cela me faisait l’effet d’introduire une lettre sale et piétinée dans une enveloppe propre et neuve. 
 

Je ne savais pas non plus la sténo.   
Cela signifiait que je ne pourrais pas trouver un bon boulot après le collège. Ma mère me répétait sans cesse que personne ne voulait d’une licenciée en lettres tout court. Par contre, une licenciée en lettres connaissant la sténo, ça c’était autre chose, on se la disputerait. On se l’arracherait parmi les jeunes cadres en flèche, et elle prendrait en sténo lettre passionnante après lettre passionnante.   
Le problème était que j’avais horreur de servir les hommes en aucune façon. Je voulais dicter moi-même mes lettres passionnantes. 
 
 
Le problème était que cela faisait longtemps que je ne servais à rien, et le pire, que ce n’était que maintenant que je m’en rendais compte.     
La seule chose pour laquelle j’étais douée, c’était de gagner des bourses et des prix, mais cette ère-là touchait à sa fin.     
Je me sentais comme un cheval de course dans un monde dépourvu d’hippodromes, ou un champion de football universitaire parachuté à Wall Street dans un costume d’homme d’affaires, ses jours de gloire réduits à une petite coupe en or posée sur sa cheminée avec une date gravée dessus, comme sur une pierre tombale.     
Je voyais ma vie se ramifier sous mes yeux comme le figuier de l’histoire.     
Au bout de chaque branche, comme une grosse figue violacée, fleurissait un avenir merveilleux. Une figue représentait un mari, un foyer heureux avec des enfants, une autre figue était une poétesse célèbre, une autre un brillant professeur et encore une autre Ee Gee la rédactrice en chef célèbre, toujours une autre, l’Europe, l’Afrique, l’Amérique du Sud, une autre figue représentait Constantin, Socrate, Attila, un tas d’autres amants aux noms étranges et aux professions extraordinaires, il y avait encore une figue championne olympique et bien d’autres figues au-dessus que je ne distinguais même pas.     
Je me voyais assise sur la fourche d’un figuier, mourant de faim, simplement parce que je ne parvenais pas à choisir quelle figue j’allais manger. Je les voulais toutes, seulement en choisir une signifiait perdre toutes les autres, et assise là, incapable de me décider, les figues commençaient à pourrir, à noircir et une à une elles éclataient entre mes pieds sur le sol.


Elle expliquait toutes les raisons pour lesquelles une jeune fille ne devait coucher avec personne d’autre que son mari et ce, uniquement après le mariage.     
Le point crucial de l’article consistait en ce que l’univers masculin diffère de l’univers féminin, les émotions ressenties par un homme sont différentes de celles ressenties par une femme ; seul le mariage peut rapprocher correctement ces deux types de conceptions du monde et d’émotions.
Ma mère affirmait que c’était le genre de chose qu’une jeune fille ne comprend que lorsqu’il est trop tard, alors, il fallait bien écouter les conseils des gens qui en savent long sur ce sujet, par exemple, ceux d’une femme mariée.     
L’avocate écrivait que les meilleurs hommes souhaitent rester purs pour leur femme, et que même s’ils ne l’étaient plus, ils souhaitaient néanmoins être ceux qui enseignent les choses du sexe à leur épouse. Bien entendu, ils allaient tenter de persuader des jeunes filles d’avoir des rapports sexuels avec eux, en affirmant qu’ils les épouseraient plus tard… mais dès qu’elles avaient cédé, ils perdaient toute estime pour elles, ils commençaient à dire que si elles avaient fait ça avec eux, elles le referaient avec d’autres et finiraient par ruiner leur vie.     
Cette femme achevait son article en disant qu’il valait mieux être prudente que désolée… de toute façon il n’y avait aucun moyen sûr à cent pour cent de ne pas se retrouver enceinte. Et alors là, on se retrouverait franchement dans la panade.     
A mes yeux, la seule chose que cet article ne semblait pas du tout envisager, c’était le point de vue de la femme.     
C’est peut-être chouette de rester pure et d’épouser un homme pur, mais que faire s’il avoue soudain après le mariage qu’il n’est plus vierge ? Comme c’était le cas de Buddy Willard.     
Je n’acceptais pas l’idée que la femme soit obligée de rester chaste alors que l’homme lui peut mener une double vie, l’une restant pure et l’autre pas.
 
 
Au lieu que le monde soit divisé entre catholiques et protestants, entre démocrates et républicains, entre Blancs et Noirs, ou même entre hommes et femmes, je le voyais divisé entre les gens qui avaient couché avec quelqu’un et ceux qui ne l’avaient pas encore fait. Cela me semblait la seule différence fondamentale qui distingue les gens les uns des autres.     
Je pensais que des changements spectaculaires allaient se produire le jour où je franchirais la barrière…


J’ai essayé d’imaginer ce que serait ma vie si Constantin était mon mari.     
Cela signifierait qu’il faudrait que je me lève à sept heures pour lui préparer des œufs au bacon, des toasts, du café, lambiner en chemise de nuit et bigoudis pour faire la vaisselle et le lit une fois qu’il serait parti travailler. Et quand il reviendrait après une journée dynamique et exaltante, il voudrait un bon dîner, mais moi, je passerais la soirée à laver d’autres assiettes sales jusqu’à ce que je m’effondre dans le lit, à bout de forces.     
Cela me semblait une vie triste et gâchée pour une jeune fille qui avait passé quinze ans de sa vie à ramasser des prix d’excellence… Mais je savais que c’était ça le mariage. Du matin au soir les seules occupations de Mme Willard étaient le lavage, la cuisine et la vaisselle. Elle était femme de professeur à l’université et elle-même avait été professeur dans une école privée.


Lors d’une visite rendue à Buddy, j’avais trouvé Mme Willard tressant un plaid avec des morceaux de laine provenant de vieux costumes de M. Willard. Elle avait passé des semaines sur ce plaid, j’avais admiré les carreaux de tweed, marron, verts et bleus qui composaient le plaid, mais une fois achevé, au lieu de l’accrocher au mur comme je pensais qu’elle allait le faire, elle l’avait jeté par terre pour remplacer le paillasson de la cuisine. En quelques jours il était souillé, terne, et il était impossible de le distinguer d’un paillasson ordinaire acheté pour moins d’un dollar dans n’importe quel Prisunic.  Je n’ignorais pas que derrière les roses, les baisers, les soupers au restaurant que les hommes déversent sur une femme avant de l’épouser, ce qu’ils souhaitent réellement une fois la cérémonie achevée, c’est qu’elle s’écrase sous leurs pieds comme le plaid de la cuisine de Mme Willard.
Ma mère m’avait raconté que dès qu’ils avaient quitté Reno pour leur lune de miel – mon père ayant déjà été marié avait dû demander le divorce – mon père lui avait dit : « Enfin ! Quel soulagement ! Maintenant on va cesser de jouer la comédie et enfin être nous-mêmes ! » – à partir de ce jour, ma mère n’avait plus connu une minute de liberté.
Je me souvenais aussi de Buddy Willard affirmant de sa voix sinistre et assurée qu’une fois que j’aurais des enfants, je me sentirais différente, je n’aurais plus envie d’écrire des poèmes. J’ai donc commencé à croire que c’était bien vrai, que quand on est mariée et qu’on a des enfants, c’est comme un lavage de cerveau, après, on vit engourdie comme une esclave dans un État totalitaire.
 
 
Je commençais à comprendre pourquoi les misogynes transformaient les femmes en imbéciles. Les misogynes étaient comme des dieux : invulnérables et ivres de puissance. Ils s’abaissaient jusqu’à vous, puis ils disparaissaient. On ne pouvait jamais les rattraper.


Le plafond matelassé de la voiture se refermait sur moi comme le toit d’un fourgon cellulaire. Les maisons de bois, resplendissantes, blanches, toutes identiques, séparées par un carré de gazon bien entretenu, défilaient comme autant de barreaux formant une grande cage d’où l’on ne pouvait s’évader.     
C’était la première fois que j’allais passer l’été dans la banlieue.


Je voyais les années de ma vie jalonner une route comme des poteaux télégraphiques, reliés les uns aux autres par des fils. J’en ai compté un, deux, trois… dix-neuf poteaux mais après… les fils dansaient dans le vide. Malgré tous mes efforts je ne voyais pas de poteaux après le dix-neuvième.


Je voyais les jours de l’année s’étaler devant moi, comme une succession de boîtes blanches, brillantes, et pour séparer chaque boîte de la suivante, il y avait comme une ombre noire, le sommeil… Malheureusement pour moi, la longue zone d’ombre qui séparait les boîtes les unes des autres avait disparu, et je voyais chaque jour briller devant moi une sorte de large route blanche, désertique.     
Il me semblait idiot de laver un jour ce qu’il faudrait relaver le lendemain.     
J’étais fatiguée, rien que d’y penser.     


Je m’étais imaginé un homme laid et doux, qui aurait levé les yeux en disant : « Ah… » d’une voix encourageante, comme s’il décelait quelque chose que je ne pouvais voir, alors, j’aurais trouvé les mots pour lui dire combien j’avais peur, peur de m’enfoncer de plus en plus profondément dans un sac noir sans air, sans issue.     
Puis il s’adosserait à son fauteuil, il joindrait le bout de ses doigts pour faire une petite colline et il me dirait pourquoi je ne pouvais pas dormir, pourquoi je ne pouvais pas lire, pourquoi je ne pouvais pas manger et pourquoi tout ce que faisaient les gens me semblait tellement vain puisqu’au fond, ils allaient tous mourir.     
Et alors, pensais-je, il m’aiderait, pas à pas, à redevenir moi-même.
Je voulais faire les choses une fois pour toutes et en finir avec elles pour de bon.


 

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