vendredi 1 juillet 2022

[Norek, Olivier] Dans les brumes de Capelans

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Dans les brumes de Capelans

Auteur : Olivier NOREK

Parution : 2022 (Michel Lafon)

Pages : 410

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Une île de l'Atlantique battue par les vents, le brouillard et la neige. Un flic qui a disparu depuis six ans et dont les nouvelles missions sont classées secret défense. Sa résidence surveillée, forteresse imprenable protégée par des vitres pare-balles. Une jeune femme qu'il y garde enfermée. Et le monstre qui les traque. Dans les brumes de Capelans, la nouvelle aventure du capitaine Coste se fera à l'aveugle.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Capitaine de police à la section " enquête et recherche " de la police judiciaire du 93 pendant dix-huit ans, Olivier Norek est l'auteur, chez Michel Lafon, de la trilogie du capitaine Coste (Code 93, Territoires et Surtensions) et du bouleversant roman social Entre deux mondes, ouvrages largement salués par la critique, lauréats de nombreux prix littéraires et traduits dans près de dix pays. Le Lapin shérif est son premier album jeunesse.

 

Avis :

Situé au confluent des courants, l’un froid, l’autre tiède, du Labrador et du Gulf Stream, mais aussi des masses d’air, glacées ou plus douces, venues de l’Arctique et de la mer, le petit archipel français de Saint-Pierre-et-Miquelon est souvent battu par les vents, la pluie et la neige, quand il n’est pas perdu dans les brumes dont les habitants collectionnent les noms presque comme les Inuits les mots désignant la neige. La brume de Capelans survient au printemps, annonçant l’arrivée dans les parages des bancs de poissons du même nom, en même temps que la fuite de ceux des habitants déprimés par la perspective de plusieurs semaines d’une visibilité à moins d’un mètre.

C’est plus précisément sur l’île de Saint-Pierre que, retranché du monde depuis un grave traumatisme, le capitaine Coste, personnage bien connu des lecteurs d’Olivier Norek qui ont pu le suivre dans quatre précédents romans, exerce de nouvelles missions classées secret défense depuis sa résidence surveillée et protégée comme un bunker. Comme une poignée d’autres de par le monde, il prend en charge les personnes qui changent d’identité et disparaissent pour échapper aux représailles des criminels qu’elles ont dénoncés. On vient ainsi de lui confier une jeune fille retrouvée dix ans après son enlèvement, et qu’il doit protéger et faire parler pour tenter d’inverser la traque dont elle – et lui par ricochet - sont maintenant l’objet.

Quoi de plus terrifiant que la conscience d’un danger dont on ignore le visage et les ressorts, qui plus est coincé dans un isolement qui pourrait bien s’avérer à double tranchant ? Pour Coste, il y a bientôt de quoi se sentir aussi vulnérable que derrière une vitre éclairée sur la nuit noire, quand il lui faut vite comprendre dans quelle partie il est engagé, à quel ennemi il a à faire, avant de se faire débusquer comme un lapin aveugle. Alors que le mystère ne fait que s’épaissir à mesure de ce que la jeune Anna laisse échapper, que le trouble grandit face à la monstrueuse dualité de personnalités diaboliquement dangereuses, les signes que cette retraite insulaire pourrait rapidement se transformer en souricière s’unissent à l’approche longuement annoncée de ces épaisses et aveuglantes nuées de brumes qui achèveront de refermer le piège sur l’île et ses habitants, pour faire monter une angoisse teintée de claustrophobie.

Peaufinée dans ses moindres détails avec une précision sérieusement documentée et un réalisme – même si Coste lui-même verse un peu trop dans le genre « surhomme » pour rester totalement crédible - nourri de sa propre expérience de capitaine de police judiciaire, l’intrigue aussi retorse qu’efficace est menée sur un rythme haletant qui réserve bien des surprises et n’exclut pas l’humour, notamment au travers de personnages secondaires dont la cocasserie contraste agréablement avec la noirceur de l’ensemble.

Alors, que vous ayez lu ou non les précédents opus de la série Coste, vous ne pourrez que dévorer ce page-turner vraiment réussi, tant pour son suspense savamment entretenu que pour son originalité et son ambiance oppressante, ancrée dans le décor âpre d’un archipel synonyme de bout du monde, et étudiée pour renforcer la sensation d’enfermement aveugle au centre de la narration. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations : 

Dehors, alors que le soir tombait, le climat de l’île offrait un phénomène rare à celui qui y portait attention. La surfusion. Quelques kilomètres plus haut, le temps se réchauffait légèrement et la neige devenait pluie. Arrivant sur ce bout de planète encore si froid qu’on se brûlait à le toucher, les gouttes se transformaient instantanément en glace, enrobant d’une coque transparente ce sur quoi elles tombaient. Et tout devenait sculpture de givre. Les fleurs en bouquets de cristal, les aiguilles des pins en épines de verre, les rochers sombres en pierres précieuses géantes.


La saison s’étirait à l’infini sans qu’on en voie les contours, ses jours toujours masqués par la neige. La neige sur les toits, sur le rebord des fenêtres, cachant les routes, transformant les voitures en gros bonshommes blancs allongés, nappant le béton des quais, se posant jusque sur la glace qui avait emprisonné les eaux de la lagune voisine du port de Saint-Pierre, donnant à l’île un air de gros gâteau crémeux.
Et de tout ce blanc immaculé explosaient les couleurs des maisons. Rouges, bleues, vertes, orange, et leurs déclinaisons, comme une grenade dégoupillée dans un magasin de peinture. Certaines entretenues, d’autres écaillées, les plus jolies n’étant pas toujours les premières. Pour pallier un climat bicolore qui huit mois de l’année ne laissait le choix qu’entre le blanc de la neige et le gris des brumes, les habitants se vengeaient, pinceaux à la main, osant jusqu’aux roses, turquoise, jaunes, violets et, toujours, leurs déclinaisons.


À l’écart du centre-ville autant qu’on pouvait l’être, à l’abri de tout voisin et de tout regard, elle avait cependant la particularité étonnante d’être sur une île de vingt-cinq kilomètres carrés dont chacun des 5 000 habitants connaissait les 4 999 autres. Une île où l’on ne demande pas son chemin avec le nom d’une rue mais en nommant directement la personne chez qui l’on se rend et où l’on s’entend irrémédiablement demander « C’est un petit qui ? » lorsqu’on évoque une connaissance sans en resituer la généalogie.


On les voudrait hideux, les monstres.            
Dans les villes, dans la foule, leurs démons sont invisibles. Ils nous frôlent sans que l’on frémisse. Leurs sourires ressemblent aux nôtres, on les côtoie, on les voisine, on les invite. Ils nous charment ou nous indiffèrent, car ils sont bien normaux, les monstres. Leur peau, leur voix, leurs gestes, tout en surface est identique à l’ordinaire. Mais quelque part, une ombre s’est posée. Elle s’est nourrie silencieusement d’une blessure, d’une humiliation, d’une violence, d’une anomalie, d’une malfaçon. Elle s’est posée sur une fine craquelure qu’à coups de bec et de griffes elle a transformée en faille. Un gouffre, un piège pour la raison, et s’engendre la colère. La colère si jouissive à libérer, pour que sur d’autres se pose une partie de l’ombre. Pensant ainsi s’alléger, le monstre s’enferme et nourrit son serpent, toujours plus affamé.


Il y a près de huit millions de personnes isolées en France, dont quatre cent mille n’ont aucun contact avec l’extérieur et ne sortent pas de chez elles. Elles sont victimes de tout un éventail de déclinaisons de phobies sociales, allant de l’anxiété à la timidité, de l’isolement protecteur au profond manque de confiance en soi, de la crainte du lien affectif à l’hypervigilance liée à la peur de l’autre, ou simplement parce qu’il est parfois impossible de trouver sa place dans une société ou l’intérêt du « moi je » dépasse toujours celui de l’autre.
 
 
Après les lumières de l’aéroport, le taxi entra dans un tunnel blanc laiteux pour ne le quitter que quatre kilomètres plus tard. Alors qu’ils sortaient de la voiture devant la résidence surveillée dont toutes les lumières avaient été allumées, un souffle puissant dissipa les brumes comme on soulève le voile blanc d’une œuvre d’art présentée pour la première fois au public. Elles se posaient, puis s’en allaient, sans que jamais personne ne puisse les prévoir. Il n’y avait qu’une période, entre le printemps et l’été, où, plus denses et plus fortes, elles emprisonnaient l’île pour trois semaines complètes, au moment des brumes de Capelans.


En prélude, ce fut d’abord le vent qui coucha les longues herbes des tourbières et rida l’océan comme s’il frémissait d’avance à l’idée d’être bientôt déchaîné, envolant et emmêlant les cheveux de la jeune fille dont l’excitation grandissait. Pour celui qui sait écouter, ce sont les premières notes de la respiration du suroît qui vous conseille d’aller vous abriter. À la suite de cet avertissement, d’immenses nuages obscurs et menaçants apparurent au fond du ciel, poussés par le souffle de la tempête qui les menaient au-devant de la scène, formant un million de petits rouleaux blancs qui parcouraient la surface de l’eau en une armée d’écume resserrant ses rangs. Puis, avec une lenteur inquiétante, se formèrent des masses sombres, puissantes, informes, comme si une nouvelle île venue des profondeurs allait émerger. Ces masses s’élevèrent en s’affinant, devinrent enfin des vagues formidables et démesurées. En grandissant, leur sommet se para de longues crêtes qui s’allongeaient et barraient l’océan, parallèles à l’horizon qui disparaissait sous le temps tourmenté. Toujours plus hautes, les vagues semblaient vouloir se décrocher de l’Atlantique pour rejoindre le ciel, et à leur point culminant, fonçant droit vers la terre, elles venaient, furieuses, exploser dans un tumulte blanc contre les rochers qui ceignaient la plage, donnant de l’océan l’impression qu’il atteignait son point d’ébullition. Et c’est la terre entière qui tremblait de vibrations qui parcoururent, en fin de course, le corps d’Esther, vulnérable et offerte, entourée d’un nuage d’embruns qui couvrait son visage d’une fine pellicule de sel et figeait ses traits. Sa peau tirailla et piqua lorsqu’elle sourit, comblée par la colère de la nature.


Il existe sept millions de victimes d’inceste, soit dix pour cent de la population.


– Victor ne vous a pas encore fait visiter l’île aux Marins ? s’étonna le voisin en remplissant de nouveau les verres de vin. Il serait temps, avant que les brumes de Capelans couvrent Saint-Pierre. 
 
             
– Les brumes de ? fit répéter Anna.              
– De Capelans. Le courant chaud du Gulf Stream rencontre le courant froid du Labrador et une fois par an, pendant trois semaines, les brumes tombent sur l’archipel et le font disparaître littéralement de la carte. Tout devient… Disons… Mystique. Et elles arrivent bientôt !


On est en sursis, dit Anna soudainement très sérieuse. Faut bien que tu te le dises. S’il y a des femmes battues, c’est que l’homme l’a décidé. Si elles restent à la cuisine, c’est que l’homme l’a décidé. Si elles ne gagnent pas le même salaire, c’est que l’homme l’a décidé. Si elles doivent cacher leurs cheveux ou leur visage, c’est que l’homme l’a décidé. Si elles sont agressées sexuellement, c’est que l’homme l’a décidé. Si j’ai été enlevée et séquestrée, c’est parce qu’un homme l’a décidé. Uniquement parce que l’homme a quinze kilos de muscles en plus. Il n’y a pas d’autre raison. Si le lundi, ils décidaient de nous mettre en esclavage, le mardi l’affaire serait pliée. Ils ont la supériorité physique et je ne connais pas une seule espèce animale qui n’ait pas soumis ses inférieurs. On est en sursis et personne ne viendra nous défendre. Tu as lu La Servante écarlate de Margaret Atwood ? Ça parle exactement de ça.
 
 
D’une extrémité à l’autre du ciel visible, une aurore boréale verte en immenses draperies verticales ondulait avec une extrême lenteur, comme un châle divin échappé, et se reflétait sur l’océan noir.
– Les anciens et les marins les appellent les marionnettes, murmura Coste.


Les brumes vont se lever et bientôt, elles avaleront l’archipel pour de longues semaines. Entre le poudrin de l’hiver et les brumes, même le climat essaie de cacher Saint-Pierre. À croire que l’île est si belle qu’il faudrait la garder secrète.


Pour certains peuples, le ciel est une digue retenant des rivières de lumières, et lorsque la digue cède s’échappe un torrent de couleurs. Longtemps inexplicables, les aurores boréales ont forcé les hommes à leur créer des légendes. Âmes dansantes des défunts, reflet des armures des Walkyries ou pont vers l’au-delà, les habitants des terres qu’elles éclairent leur ont toutes trouvé une histoire.             
Mais pour les Sàmi de Laponie, et pour eux seulement, elles sont un mauvais présage, une entité menaçante qui scrute la planète et dont il ne faut pas attirer l’attention, au risque de se faire enlever.


Trois soleils auraient pu se lever ce matin sans qu’ensemble ils fussent capables de traverser la brume qui fonçait sur l’île. Comme un nuage épais et gigantesque tomberait d’un fabuleux orage pour s’accrocher sur l’océan et fondre sur Saint-Pierre, la brume avala les bateaux amarrés au loin, puis le port, puis les plages et les criques. Elle s’insinua ensuite dans les rues, suivant leurs courbes, grimpant les côtes sans effort, dévalant les pentes comme la fumée poisseuse d’un incendie extraordinaire, butant sur les maisons pour les engloutir enfin, faisant tout disparaître jusqu’aux hommes.             
Aussi impressionnante que le loup Fenrir de la mythologie nordique, fils du dieu de la désillusion et de la messagère du malheur, elle vint, « gueule béante, la mâchoire inférieure contre la terre, la supérieure contre le ciel », haute de plusieurs centaines de mètres et de la taille exacte de l’archipel, comme si l’on avait, là-haut, façonné ce manteau gris et opaque juste pour lui.


 La tempête est le repos du marin », dit une vieille expression. Quand l’océan hurle et s’emporte, quand il déclare la guerre aux navires, il offre un répit aux corvées des matelots. Tout est histoire de contexte. La tempête des uns est l’accalmie des autres (…)

 

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2 commentaires:

  1. J'adore vraiment les romans de cet auteur. Il y a une authenticité chez ses personnages qui les rend attachants.

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    1. Des personnages en effet bien campés et une atmosphère à couper au couteau : voilà qui sort du lot les polars d'Olivier Norek.

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