mardi 21 juin 2022

[Van der Plaetsen, Jean-René] Le Métier de mourir

 



 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le Métier de mourir

Auteur : Jean-René VAN DER PLAETSEN

Parution : 2020 (Grasset)

Pages : 272

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Qui est ce soldat énigmatique qui se fait appeler Belleface  ? Et quel est le lourd et douloureux secret qu’il dissimule avec tant de précautions à ses hommes ? Rescapé du camp de Treblinka, ancien légionnaire en Indochine, officier légendaire de l’armée israélienne, il commande un avant-poste dans le sud du Liban en 1985. Sa mission : protéger la frontière nord d’Israël contre les attaques du Hezbollah avec l’aide de quelques miliciens libanais à la solde de l’État hébreu. L’arrivée d’un jeune Français ardent et idéaliste au sein de cette communauté d’hommes confinés en territoire hostile, assiégés par un ennemi insaisissable, perdus dans une sorte de désert des Tartares oriental, va être un révélateur. Et faire apparaître le mystère si invraisemblable de la vie de Belleface, héros inconnu dont l’Histoire n’a pas retenu le nom.
Inspiré de la vie d’un personnage ayant réellement existé, Le Métier de mourir est un beau et grand roman métaphysique, marqué par un romantisme échevelé, où s’entremêlent, autour d’un individu hors du commun, des histoires d’hommes et d’amour, dans des paysages de commencement du monde, au rythme des balles qui sifflent et des Saintes Écritures.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Jean-René Van der Plaetsen, directeur délégué de la rédaction du Figaro Magazine, fut Casque bleu au Liban en 1985. Il est l’auteur, chez Grasset, de La Nostalgie de l’honneur (2017, Prix Interallié, Grand Prix Jean Giono, Prix Erwan Bergot, Prix du Nouveau Cercle de l’Union).


 

Avis :

Printemps 1985. Israël s’est retiré du Liban après en avoir expulsé l’OLP, gardant le contrôle d’une zone tampon avec l’aide de l’Armée Sud du Liban. L’avant-poste de Ras-el-Bayada y a été placé sous le commandement du très respecté vétéran Belleface. D’origine polonaise, ce rescapé du camp de Treblinka a passé sa vie à combattre, d’abord comme légionnaire en Indochine, puis dans l'armée israélienne où il s’est élevé au rang de colonel. A cinquante-huit ans, le voilà à la tête d’une dizaine de miliciens, à surveiller route et mer par où peuvent à tout instant survenir les attaques terroristes du Hezbollah.

Sur ce bout de territoire chauffé à blanc par le soleil, entre poussière du désert et éclat aveuglant de la mer, le temps s’écoule au ralenti d’une interminable attente, passée en alerte permanente. Chaque fois qu’il prend son tour de garde à la barrière du check-point, chacun de ces combattants sait que le pire peut arriver, caché sous les apparences les plus banales. C’est donc avec au ventre la peur de l’imprévisible et la hantise de l’imparable, que l’on se laisse enfermer dans le huis-clos d’un drame annoncé, sous la menace d’un ennemi d’autant plus terrifiant qu’invisible et impalpable.

Dans cette fournaise qui ne demande qu’à exploser, les esprits gambergent. Favrier, un jeune engagé français fasciné par l’imposante aura de Belleface, s’attire la sympathie du vieux guerrier qui se plaît bientôt à projeter en lui le fils qu’il n’a jamais eu. Peu à peu se révèle le parcours douloureux et secret de ce personnage taciturne, inspiré de l’histoire vraie racontée à l’auteur par son grand-père, lui-même militaire de carrière. Cet homme, demeuré anonyme, prend au fil du récit la dimension d’un héros digne et courageux, incroyable trompe-la-mort désespérément condamné à la solitude par son exceptionnelle longévité dans le « métier de mourir », mais aussi sage et fataliste témoin de l’éternelle et folle faiblesse humaine, tragiquement soulignée par la litanie de ses références bibliques, extraites de l’Ecclésiaste.

La narration, puissante et sobre, exsude l’amour profond de l’auteur pour le Liban et témoigne de sa connaissance fine du contexte du pays. Casque bleu dans cette zone en 1985, il a lui-même assisté à cette guerre d’usure silencieuse, qui, à force d’attaques sporadiques et terriblement meurtrières, très souvent sous la forme d’attentats à la voiture piégée, a fini par permettre au Hezbollah de récupérer le terrain abandonné par les forces armées israéliennes. Et, alors qu’il est issu d’une famille de militaires, son livre est aussi une réflexion sur les valeurs qui motivent des hommes à s’engager dans le métier de soldat, par vocation et par idéal, parce qu’à leurs yeux leur vie vaut d’être donnée pour la cause qu’ils défendent.

En mêlant les accents antiques d’une tragédie grecque aux sonorités modernes d’une guerre contemporaine, ce livre bâti tout en tension et profondeur, comme un fatidique compte à rebours vers ce que l’on devine d’emblée une dramatique explosion finale, fait résonner avec beaucoup de tristesse l’apparente infinitude des conflits qui embrasent le Proche-Orient, épicentre de nos civilisations, de nos religions, mais aussi d’une violence dont les vagues n’ont pas fini d’ébranler le monde. (4/5)

 

Citations : 

El-Khoury avait tout pour lui, la jeunesse et la beauté, l’intelligence, la force et la richesse, et il était mort pour ce petit pays qu’il qualifiait de paradis. Comment peut-on tout sacrifier pour une idée ? Comment peut-on renoncer à tout ce que désirent la plupart des hommes alors que la chance vous a permis de le posséder ? Existait-il un domaine supérieur à tous les autres, qu’il fût de l’ordre du sentiment, de la foi ou du concept, qui justifiait que l’on mourût pour lui ?



Car El-Khoury ne pouvait ignorer que son billet pour Beyrouth était sans retour. Quels étaient donc les ressorts et les motifs de l’amour inconditionnel qu’il vouait à son pays ? El-Khoury avait souvent dit à Favrier que la Terre sainte des chrétiens s’étendait jusqu’à Tyr et Sidon, et que cela était déjà, en soi, une raison suffisante pour la défendre. Mais ce n’étaient là que des mots, un discours bien rodé par des heures de discussions avec ses camarades kataëbs, et Favrier avait perçu qu’il entrait autre chose, quelque chose de bien plus profond, dans l’amour sans limites que son ami portait à la terre de ses ancêtres. Le Liban, pour El-Khoury, était une idée, celle d’une démocratie permettant aux trois religions révélées de cohabiter en paix, à défaut de pouvoir vivre dans une improbable harmonie. Mais c’était surtout un lieu, avec des paysages, des couleurs de ciel et des odeurs, dans lequel vivaient et mouraient des êtres de chair et de sang.



Favrier se souvint alors de la visite qu’il avait faite, quelques semaines plus tôt, à Jérusalem, à la faveur d’une permission. Lorsqu’il était arrivé sur l’esplanade des Mosquées, qui surplombe le Mur des Lamentations, et qu’il s’était trouvé face au Dôme du Rocher, sous le grand soleil de midi, il s’était dit que toute cette région puait l’idée de Dieu. Se reprochant quelques instants plus tard ce verbe employé d’instinct, il s’était plongé dans une profonde méditation et avait conclu, après réflexion, qu’il n’y avait pas d’autre terme pour décrire ce qu’il ressentait.
(…) cette terre était bien la terre originelle, la matrice des hommes et des trois grandes religions, terre sainte, terre de combat et terre promise à la fois, celle d’où tout part et où tout revient toujours.



Depuis qu’il était arrivé à Ras-el-Bayada, il avait découvert avec une immense surprise combien les guérillas modernes ressemblaient peu à l’idée que l’on pouvait se faire de la guerre classique. La chaleur omniprésente, l’indolence de l’Orient, une routine émolliente, le sens du danger qui s’émousse et puis, soudain, une attaque qui claque comme un coup de foudre. En général, les dégâts matériels s’avéraient importants et il fallait hélas toujours déplorer des morts de chaque côté. « Dans les états-majors d’aujourd’hui, on appelle ça les conflits d’intensité basse ou moyenne », lui avait dit un jour Belleface, qui avait ajouté : « Et ça dit bien ce que ça veut dire : un conflit d’intensité moyenne, c’est-à-dire une guerre sans artillerie ni aviation, et donc sans vraie bataille, avec seulement des gus pour tenir le terrain et des snipers pour les dégommer, c’est une guerre qui ne dit pas vraiment son nom. Une guerre hypocrite, en somme. »



Il ne savait pas encore, à la différence des grands peintres, que le décor ordonne le maintien et l’existence des êtres qui y évoluent.

 

Les armes les plus sophistiquées du monde ne peuvent rien contre une multitude d’hommes qui n’ont pas peur de la mort. Cela s’est toujours vérifié dans le passé. Je dirais même que c’est le ressort de toutes les grandes invasions. Et dans notre cas, la situation est encore pire car on a affaire à des fanatiques qui désirent la mort parce qu’ils croient au paradis des combattants et à toutes ces conneries de vierges réservées aux martyrs.          
— Tu crois à tout ce que tu me dis ?          
— Bien sûr ! Je crois qu’ils combattent pour leur Dieu et que cela leur donne des ailes. Toi qui es catholique, tu vas comprendre ce que je veux dire : ils se voient comme des anges, mais des anges de la mort. Ils sont imperméables au doute et insensibles à la douleur. Et nous, en face, on combat pour la démocratie et les droits de l’homme ? Excuse-moi, Favrier, mais j’éclate de rire ! Comment veux-tu qu’on gagne une telle guerre ? Nous ne sommes pas au même niveau qu’eux.



Dans le schéma mental d’un jeune Français de sa génération, né au début des années 1960, il était acquis que, à l’exception des libres penseurs ou de ceux qui se réclamaient de l’athéisme, chacun avait hérité de ses parents une religion, qu’il était libre de pratiquer ou non. Tel avait été jusque-là le point de vue de Favrier, que sa rencontre pourtant si marquante avec El-Khoury n’avait guère modifié. Dans le même ordre d’idées, il ne s’était jamais inquiété dans sa jeunesse de savoir quelle pouvait être la confession de tel ou tel de ses amis. Être juif, musulman ou bouddhiste n’était pas plus exotique à ses yeux que d’être catholique. C’était une donnée comme une autre, une donnée objective, qui n’appelait aucun commentaire et n’avait guère plus de signification que d’avoir été doté par la nature d’yeux clairs ou sombres, de cheveux bruns ou blonds, d’une grande ou d’une petite taille.
À l’inverse, depuis qu’il était arrivé au Liban, il avait le sentiment que tout tournait et s’ordonnait autour de Dieu, et que les conséquences s’en ressentaient sur l’existence de chacun autant que sur la vie collective quotidienne d’un pays entier. Tout se passait comme si chaque homme ou femme adaptait son comportement aux commandements, aux préceptes et aux rites de sa religion. C’était rarement le cas en France, où, lorsque quelqu’un y vivait sa foi, il le faisait dans la discrétion. Au Liban, les marques de respect que chacun adressait à son Dieu étaient ostensibles – pour ne pas dire ostentatoires, voire emphatiques. La plupart des chrétiens, hommes ou femmes, arboraient autour du cou une croix dont la représentation stylisée variait selon le rite et, à maintes reprises, Favrier avait croisé des combattants des Forces libanaises tenant un chapelet dans une main et une kalachnikov dans l’autre. Lorsque se présentait un véhicule devant la barrière du check-point, la sentinelle discernait sans mal derrière le pare-brise une petite croix de bois, une main de Fatma dorée ou une épée d’Ali pendant au bout d’une chaînette accrochée au rétroviseur. Et tous les soldats de Tsahal portaient sous la veste de leur treillis une étoile de David. Favrier se disait alors que Dieu était chez lui au Moyen-Orient.

 

Lorsque je dois nommer un personnage dans un de mes romans, expliquait-il au cours du dîner, dans le brouhaha de la conversation et le cliquetis des couverts sur les assiettes, je commence par consulter de vieilles correspondances du xviiie siècle, des faits divers dans les journaux du xixe siècle ou des annuaires du xxe siècle. Et puis je finis par choisir un patronyme éteint ou oublié de tous. Parce que, concluait-il avec autant d’éclat que de fierté manifeste, j’ai observé que le nom d’un personnage de fiction ne paraît véridique, et donc crédible, que s’il a été réellement porté par quelqu’un dans la vraie vie.



Cela avait commencé avec la montée du nazisme. Plusieurs générations des siens avaient été victimes de la folie meurtrière d’un homme qui projetait leur anéantissement. On aurait pu penser que ses contemporains en tireraient les leçons, mais la chute d’Hitler n’avait pas mis un terme aux manifestations d’hostilité envers les juifs : celles-ci s’étaient simplement déplacées en un autre lieu géographique. Au point que, depuis la création de l’État d’Israël, chaque génération du peuple hébreu avait eu son conflit armé.



Au fond, se disait-il à présent, la vie était à l’image d’un manège de chevaux de bois. Au début, on tourne sans s’arrêter, et l’on croit que la ronde ne s’interrompra jamais, parce que la musique de fête foraine est douce comme l’enfance et qu’elle vous enivre, et l’on s’enhardit alors, et l’on commence à y croire, certain que l’on est de pouvoir dominer le mécanisme du manège, ce manège qui est un autre mot pour désigner la destinée, et l’on s’efforce d’attraper les anneaux à l’aide d’un bâton que l’on tient avec fierté au bout du bras tendu, à la manière d’un chevalier qui charge au cours d’un tournoi avec sa lance portée en avant, et tout cela sans imaginer qu’il faudra bien finir un jour par descendre de son destrier de bois, car vient un moment où l’on en tombe, par fatigue, par inadvertance ou du fait d’un événement extérieur, et la musique expire alors comme dans un dernier souffle. Trois petits tours et puis s’en vont, dit la chanson.



C’était cela, leur lot commun à tous sur cette terre : disparaître. Et elle était là, dans la mort qui frappait tous les hommes, l’égalité parfaite que les révolutionnaires de tous lieux et de toutes époques cherchaient depuis l’origine des temps à imposer aux autres. Était-ce la raison pour laquelle les hommes se faisaient la guerre ? Cherchaient-ils ainsi l’égalité totale et absolue ?



Belleface était convaincu que les hommes continueraient éternellement de reprocher aux juifs d’exister au seul motif que les juifs sont juifs. Le seul moyen de survivre était de se préparer aux pires épreuves, et de suivre un perpétuel entraînement au combat – ce qu’il n’avait cessé de faire au long de son existence. Un homme devait-il prendre la responsabilité de donner vie à un enfant en sachant que ce dernier n’aurait pour destin que d’apprendre à survivre ? Non, il ne voulait pas de tout cela. Et il savait, en pensant cela, qu’il touchait à l’une de ses convictions les plus intimes. « Alors je félicite les morts qui sont déjà morts plutôt que les vivants qui sont encore vivants. Et plus heureux que tous les deux est celui qui ne vit pas encore et ne voit pas l’iniquité qui se commet sous le soleil », dit L’Ecclésiaste.



Survivre à la Shoah, se disait-il maintenant, c’était non seulement apprendre à vivre avec la colère, mais aussi accepter l’obligation de prendre une revanche sur la vie. C’était un devoir dont il était redevable envers les siens, envers tous ceux qui avaient péri dans le camp de Treblinka. Dans son cas, la revanche sur la vie passait par la vengeance. Et cette vengeance s’appelait réparation : elle était un préalable à toute forme de reconstruction. Nul ne le convaincrait jamais du contraire.

 


 

2 commentaires:

  1. Bonjour Cannetille. Je ne peux m'empêcher de voir dans ce titre "Le métier de mourir" une allusion au "Métier de vivre", le journal intime, magnifique, de l'écrivain César Pavese qui s'est suicidé en 1950. Je me demandais si le roman de Van Der Plaetsen allait plus loin que la suggestion et faisait une mention directe de Pavese dans le roman?

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    1. Bonjour Didier. Bien vu. Non, pas de mention directe, ni d'ailleurs indirecte me semble-t-il. Ce qui n'enlève rien au clin d'oeil possible du titre.

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