vendredi 17 juin 2022

[Wolff, Iris] Le flou du monde

 


 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le flou du monde
            (Die Unschärfe des Welt)

Auteur : Iris WOLFF

Traduction : Claire DE OLIVEIRA

Parution : en allemand en 1920,
                  en français en 2022 (Grasset)
Pages : 240

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Samuel naît dans un petit village en Roumanie, non loin de Timisoara et de la frontière hongroise. Sa mère, Florentine, est une femme rêveuse, descendante d’une famille noble. Hannes, son père, est pasteur, en charge des paroissiens de langue allemande qui vivent dans cette région d’Europe centrale depuis des siècles. Samuel est un garçon taciturne et timide, mais la famille est heureuse - autant que possible dans cette Roumanie encore sous la férule de Ceausescu. Le couple se lie d’amitié avec les Novacs, qui font partie de la minorité slovaque, et leur fille Stana va devenir la compagne de jeux de Samuel. Quand Hannes est convoqué par la Securitate, il se demande néanmoins si ce n’est pas son ami Konstanty Novacs qui l’a dénoncé, pour avoir hébergé deux jeunes Allemands, Bene et Lothar.
A l’adolescence, Samuel et Stana tombent amoureux l’un de l’autre, mais peu après, le meilleur ami de Samuel, Oz, se met en délicatesse avec le pouvoir communiste, au point de devoir quitter le pays s’il ne veut pas risquer de mourir dans les geôles du régime. Samuel n’hésite alors pas une seconde : à l’aide d’un petit avion ULM qu’il a appris à piloter, il aide Oz à passer à l’Ouest. Il ne prévient pas ses parents de sa décision, mais laisse un mot à Stana, lui demandant de ne pas l’attendre. En Allemagne, il va essayer de reconstruire une vie loin des siens. Sa route va croiser celle de Bene, cet Allemand que son père avait accueilli chez eux des années auparavant, et quand l’effondrement des régimes communistes s’annonce, les deux prennent la route en direction de la Roumanie...
En sept chapitres, Iris Wolff retrace le fabuleux destin d’une famille européenne. Sa langue, poétique et aérienne, sert à merveille cette histoire d’amour au carrefour de la grande Histoire, entre oppression et liberté, l’Est et l’Ouest.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Iris Wolff est née en 1977 en Transylvanie et a émigré en Allemagne en 1985. Le flou du monde, son quatrième roman, a connu un grand succès critique en Allemagne. Le livre a notamment été sélectionné pour le Deutsche Buchpreis en 2020 et a reçu le prestigieux Prix Solothurn en 2021.

 

 

Avis :

Elle-même née en Transylvanie où elle a passé son enfance avant de migrer en Allemagne avec sa famille, Iris Wolff nous emmène à l’extrême ouest de cette région de Roumanie, près de la frontière hongroise. De la monarchie de Michel 1er à la dictature de Ceaușescu et à l’effondrement du bloc soviétique, on y suit quatre générations d’une même famille appartenant à la minorité saxonne.

L’hiver et l’isolement du petit village où son époux Hannes est pasteur pour sa communauté de langue allemande, ont bien failli empêcher Florentine de mener sa grossesse à terme. Né malgré tout sain et sauf, Samuel grandit paisiblement, au fil d’une existence simple et rurale, pourtant de plus en plus plombée par la pression politique qui vient menacer Hannes jusque dans ses prêches. Lorsque son ami Oz est sur le point d’être arrêté, Samuel l’aide à s’enfuir jusqu’en Allemagne, à bord d’un petit avion d’épandage. Il ne pourra rentrer auprès des siens que bien des années plus tard, après le renversement du « Conducător » qui se prenait pour le « génie des Carpates ».

Identité et racines, exil et liens familiaux sont les thèmes au coeur de ce récit consacré aux descendants, dont fait partie l’auteur, de ces colons allemands qui, dès le Moyen-Age, s’installèrent en Roumanie – alors en royaume de Hongrie - pour y créer d’importantes communautés. A l’unification de la Roumanie en 1918, la constitution reconnut ces minorités très anciennes non roumanophones, en leur permettant de conserver leur identité et leur langue. Nombre de ces Saxons de Transylvanie, de ces Allemands de Bucovine, ou encore de ces Souabes du Banat, furent expulsés pendant la seconde guerre mondiale ; beaucoup s’acquittèrent de taxes prohibitives pour être autorisés à quitter la Roumanie de Ceaușescu ; une nouvelle vague partit encore après la dislocation du bloc de l’Est. Mais ils sont toujours plusieurs dizaines de milliers à posséder en Roumanie des passeports indiquant leur nationalité allemande, par droit de sang, et leur citoyenneté roumaine, par droit de sol.

Relativement court, le livre enchaîne les ellipses, laissant d’autant plus au lecteur le soin de relier les pointillés entre époques, lieux et personnages, qu’avec une infinie délicatesse, la narration ne laisse transparaître le monde et ses événements que filtrés par l’intériorité des protagonistes. Si le récit y gagne en authenticité, et même en poésie, il faut faire preuve d’une certaine patience pour voir peu à peu se dessiner le fil narratif, entre impressions fugitives et silhouettes habilement esquissées. Il se dégage au final de ce « flou du monde », une impression de nostalgie contemplative beaucoup plus durable que les légères pointes de lassitude un peu désorientée ressenties de-ci de-là au cours de la lecture. Un très joli roman, qui mérite la persévérance de son lecteur. (3,5/5)

 

 

Citations :

Florentine et Nika tombèrent enceintes l’été, mais Nika ne voulait plus avoir d’enfant. Elle s’injecta une substance qu’on administrait aux vaches et mourut après trois jours de convulsions. À l’hôpital, on refusa de la soigner. Il n’y avait pas d’avortements en république populaire de Roumanie.
 

Sonner les cloches, c’était tout un art.          
Les cloches révélaient de quelle confession était le défunt, et si c’était une femme, un homme ou un adolescent qu’on enterrait. Elles indiquaient la durée de la veillée funèbre, rappelaient le moment de s’habiller pour l’enterrement et donnaient au cortège le signal du départ vers le cimetière. La petite cloche sonnait une heure avant l’enterrement, la grosse une demi-heure avant, et les deux un quart d’heure avant : c’était le moment de sortir de chez soi.          
Quand c’était un jeune comme Echo qui mourait, toutes les cloches sonnaient à la fois. Le temple protestant sonnait d’abord, puis les autres églises le rejoignaient, par-dessus tous les toits et toutes confessions, que l’église soit réformée, orthodoxe, ou gréco-catholique.
 
 
Oz avait fini par conclure que tout n’était qu’une invention, au bout du compte. Chaque système était une pure fiction. Ces histoires de religion, de foot, de communisme.
Ce pays-là maintenait un ordre auquel on avait bien du mal à croire (parfois même, on n’y croyait pas du tout). Et pourtant, on insistait bien sur le fait que c’était une réalité objective. Or tout ordre pouvait être remplacé par un autre. Les dix commandements auraient pu être douze, les buts des terrains de foot auraient pu être carrés, et l’égalité de tous, qu’on appelait de ses vœux, aurait pu être l’inégalité de certains, qu’on estimait tant. Il était possible de changer un ordre existant, il suffisait d’y substituer un autre ordre.          
Il y avait un homme qui, en matière d’invention, était le meilleur de tous.          
Le fils du soleil aimait son peuple. Il l’aimait tellement qu’il le protégeait contre les sept péchés mortels. Il mettait les gens à l’abri de l’orgueil en les préservant d’avoir leurs propres opinions. Quant à l’avarice et à la cupidité, elles étaient tout bonnement impossibles à cause de la pénurie de vivres. Les bocaux de confiture et le lait en poudre garnissant les rayonnages (avec un agencement méthodique leur évitant d’avoir l’air vides) ne suffisaient pas à susciter la cupidité. La luxure, la débauche, la colère et la soif de vengeance ne concernaient que quelques fonctionnaires qui s’adonnaient à l’impudicité et au plaisir avec avidité, pendant que le peuple intègre progressait vers le rêve doré de l’humanité. La gourmandise était impensable, le plat principal étant la propagande. L’envie et la jalousie étaient exclues, vu que rien n’appartenait à personne et que chacun possédait la même chose que son voisin. Seule la paresse échappait à son contrôle. La paresse, la lâcheté et l’ignorance, autant de péchés difficiles à brider.
Le génie des Carpates se contentait de peu. Son fameux palais était à vrai dire une bagatelle. Il aurait d’ailleurs pu être plus petit, mais dès lors qu’on avait une salle de réunion, il fallait une salle de bal. Et un homme aussi populaire avait besoin d’innombrables chambres d’amis. Quand on avait une femme et qu’on tenait un peu à son indépendance, on avait besoin de deux escaliers séparés. Et dès lors qu’on aimait son peuple, on aimait aussi son art, et on avait besoin d’archives, d’espaces d’exposition, d’une salle de théâtre. Heureusement, on pouvait se faire un peu d’argent, de temps à autre, en vendant des objets d’art religieux aux capitalistes.
Le Conducător s’intéressait à l’art. Il était délicat, sensible, profond, charitable, tolérant. Un homme d’action et de parole ayant le sens de la famille. Et donc, quoi de plus naturel que de répartir tous les postes clés entre les membres de sa famille ? Comme il aimait visiblement son peuple, il lui permettait de le vénérer au moyen d’innombrables affiches, photos et tableaux. En remerciement, il n’attendait que des enfants. Les femmes qui tentaient d’avorter étaient mises sous les verrous et, si un avortement illicite provoquait une infection, elles n’avaient pas le droit d’être soignées. Aimer et vouloir une descendance impliquait d’être sévère, et cette inflexibilité prouvait à Oz que le guide du pays où il était obligé de vivre n’avait pas le moindre respect pour ses sujets. Faire souffrir les autres, c’est faire très peu de cas de soi-même en secret, mais même cette réflexion ne suffisait pas à expliquer pourquoi sa mère avait dû mourir.
Un titan avait besoin d’une femme titanesque. Il ne se contentait pas d’une simple fille des faubourgs, de la mahala. Il lui fallait une scientifique de renom. Une femme qui collectionnait les bijoux et les titres scientifiques avec le même talent. On discutait dans l’alcôve de la situation de la nation, ajoutant ci (une nouvelle loi) ou retranchant ça (une ancienne loi). Le mieux, c’est que rien n’avait de répercussions dignes de ce nom ! Son Elena s’y connaissait en composés macromoléculaires. Que c’était pratique, puisque tous étaient égaux par nature, sous le régime communiste, comme les polymères de synthèse !
L’élu du peuple se contentait de peu. Toute sa vie, depuis son apprentissage de cordonnerie, il avait renoncé à gagner de l’argent : cela ne prouvait-il pas qu’il avait très peu d’exigences ? Les gens se plaignaient sans cesse qu’il n’y ait rien à acheter. Lui-même n’avait jamais rien eu à acheter, de toute sa vie. Après tout, le parti s’occupait de lui. Lui et ses camarades du parti se faisaient quelques sous en plus en vendant des Allemands – que, pour s’amuser, on qualifiait d’habitants de la forêt (pădureni) dans les correspondances de la Securitate. Cette pratique allait pourtant à l’encontre de ses convictions : la Roumanie n’était pas une terre d’émigration : si on y était né, il fallait y rester. On respectait toutes les nationalités, elles avaient les mêmes droits. Pour remédier aux envies de voyage, il avait fait installer au Musée national de Bucarest une carte du monde où ses voyages étaient inscrits en couleurs.
Le grand timonier était sage. Il voulait que son peuple soit fier de son rôle dans l’histoire et conscient de son identité historique hors du commun. À l’étranger, on se mêlait en permanence de sa façon de gouverner, c’était inconcevable ! S’il voulait assécher une partie du delta du Danube, Gorbatchev s’en mêlait. Si un quartier de Bucarest devait disparaître et céder la place à son palais, l’Unesco ne tardait pas à en parler. Si on s’apercevait qu’il voulait supprimer sept mille villages, nombre infinitésimal, et reloger les habitants dans des immeubles neufs adaptés aux normes de l’époque (au nom de la systématisation), cela déclenchait un tollé dans la presse occidentale.
Et pourtant, au bout du compte, on le laissait faire.
Il fallait beaucoup de monde pour jouer à cette fiction du dictateur. Des soldats, des policiers, des médecins, des juges, des gardiens de prison, des journalistes : jamais, en aucun cas, ils n’auraient avoué que le système où ils vivaient était une pure fiction. Oz le savait : tant qu’il y aurait des miradors, des prisons, des chaussures reluisantes et des lacets noués entre eux, il y aurait des lois absurdes et, par voie de conséquence, des souffrances que rien ne pourrait justifier. Il y aurait la peur et, pire, la peur de la peur. 


Ils se mirent en quête d’une épicerie. Les Allemands faisaient leurs courses dans des magasins grands comme des entrepôts. Le chariot d’Oz et de Samuel était presque vide, ils étaient dépassés par tout ce choix. Voulant acheter de l’eau, ils prirent le mauvais pack. Le liquide était transparent, et seul un petit citron, sur l’étiquette, indiquait que ce n’était pas de l’eau. Oz repensa aux files d’attente qu’il avait commencées à cinq heures du matin en se demandant ce qu’il y aurait ce jour-là : avec un peu de chance, la denrée en question ne serait pas épuisée quand son tour viendrait. Il avait l’habitude d’aller d’une boutique à l’autre, seul espoir d’avoir une ration supplémentaire. Si on avait besoin de chaussures neuves, la vendeuse ne vous les cédait qu’en échange d’un autre objet.          
Alors qu’ici on trouvait de tout. Toujours. La vendeuse du stand de viande, n’ayant plus de cervelas, se confondit en excuses au point qu’Oz faillit la consoler. Ici, on attendait que le feu soit vert pour traverser, même s’il n’y avait pas de voiture en vue. Certains sillonnaient la ville au pas de course et piétinaient aux croisements en attendant que la circulation leur permette de passer. Pour blaguer, Oz disait qu’ils avaient la Securitate aux fesses. Certaines familles avaient deux voitures, d’autres n’en avaient pas, elles prenaient leur vélo en pensant à l’environnement. Oz se l’expliquait ainsi : comme on ne manquait de rien, soit on possédait une chose, soit on y renonçait pour montrer qui on était ou qui on voulait être. Et, face à cette abondance, certaines choses devaient se faire simultanément : jogger avec une poussette, parler avec des invités tout en regardant la télévision. En revanche, personne ne restait assis devant sa maison. On ne passait pas chez les autres sans s’annoncer, on n’allait pas frapper chez eux simplement pour bavarder, sans avoir une bonne raison de le faire. On avait de tout en excès – sauf qu’on manquait de temps.


Il aimait le chemin du retour. De l’avis de Samuel, les allers étaient pleins d’attente joyeuse, où qu’on aille. Quant à Oz, il trouvait qu’il fallait partir n’importe où, rien que pour avoir le plaisir de revenir. Au retour, on avait déjà derrière soi ce qu’on avait projeté. Et tout ce qu’on avait derrière soi était apaisant.


Il avait horreur d’emprunter des livres. Les livres, il fallait les posséder. Lire des livres empruntés, c’était comme faire l’amour en gardant ses habits : ça marchait sûrement, ça donnait du plaisir de temps à autre, mais ça n’avait rien à voir avec la possibilité de pouvoir embrasser et toucher le moindre recoin de peau. Ses livres à soi, on pouvait les souligner, en corner les pages, noter des idées dans leur marge, y glisser de petits mots, y laisser des traces de café ou de vin. Car en fin de compte, ce n’était pas pour rien que les livres avaient un corps.


Il essaya d’arriver à quelque chose, mais au début il ne fit que prendre du poids. C’était sans doute dû au manque de sport, à sa mauvaise alimentation (chou de mauvaise qualité, œufs au lard), et au fait qu’en lisant on voyageait beaucoup, mais en dépensant très peu de calories. Il avait lu chez Benjamin que certains endroits ne se rattachaient pas parfaitement au reste de notre intérieur, par exemple le lit après une longue phase de maladie, et il était à craindre que sa passion pour les livres se rattache plutôt mal à ce qu’on appelait la vie. Il allait à l’université, participait aux tâches ménagères, faisait du vélo en ville sans parvenir à se défaire du sentiment que l’aventure se passait toujours à l’endroit même où il n’était pas. S’il restait chez lui, il ratait une soirée fabuleuse. S’il allait à une soirée, c’en était une dont on ne reparlait plus le lendemain. Quoi qu’il fasse, où qu’il aille, la vie était déjà rebattue. Quant aux livres, il était en plein dedans : on n’y jouait qu’en sa présence et, s’il n’était pas là, on l’attendait.


S’il y a une chose que tu ne dois pas voler aux autres, c’est le temps. Le temps, ça ne revient pas. Ni le temps que tu passes à attendre quelqu’un, ni le temps des promesses vides, quand on te mène en bateau.

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire