mardi 6 juillet 2021

[Perrignon, Judith] Là où nous dansions

 


 

 

J'ai aimé

 

Titre : Là où nous dansions

Auteur : Judith PERRIGNON

Parution : 2021 (Rivages)

Pages : 352

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Detroit, 2013. Ira, flic d’élite, contemple les ruines du Brewster Douglass Project où s’est déroulée son enfance. Tant d’espoirs et de talents avaient germé entre ces murs qu’on démolit. Tout n’est plus que silence sous un ciel où planent les rapaces. Il y a quelques jours, on y a découvert un corps – un de plus.
Pour trouver les coupables, on peut traverser la rue ou remonter le cours de l’Histoire. Quand a débuté le démantèlement de la ville, l’abandon de ses habitants ?
La prose puissante de Judith Perrignon croise ici les voix, les époques, les regards, l’histoire d’une ville combative, fière et musicale que le racisme et la violence économique ont brisée.

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Judith Perrignon est journaliste et romancière. Elle a notamment publié Les Faibles et les Forts (Stock, 2013) et Victor Hugo vient de mourir (L’Iconoclaste, 2015).

 

 

Avis :

Nous sommes à Detroit, en 2013, dans le quartier du Brewster Douglass Project, ce complexe de logements sociaux construit à partir de 1935 sur l’impulsion de la première dame Eleanor Roosevelt, puis progressivement abandonné et détruit après que la criminalité y explosa dans les années soixante et soixante-dix. Retrouvé parmi les ruines des bâtiments restants, un jeune homme abattu par balles vient de rejoindre à la morgue la cohorte des victimes de mort violente qui attendent leur identification. Parmi les enquêteurs, Ira, né et grandi ici, se remémore l’histoire des lieux et de la ville : une longue descente aux enfers commencée soixante ans plus tôt…

Qu’elle m’a été difficile à lire, cette sombre épopée d’un quartier marqué jusqu’à l’implosion par la pauvreté, le racisme et la violence, au point de devenir « Un trou où l’humanité s’est dissoute, où l’on ne tue pas sur ordre, pour sauver ou gagner sa vie, mais pour rien, par désœuvrement », « un puits sans fond » d’où a disparu toute lumière, où la vie n’a plus aucune valeur, et où l’on se défait définitivement, comme Ira, de l’idée « qu’il n’est personne de complètement, de radicalement mauvais ». A travers Ira, l’on s’interroge : comment en est-on arrivé là ?

C’est avec une rigueur toute journalistique et en se fondant sur une solide documentation que l’auteur nous fait remonter le temps jusqu’aux années vingt, au boom de l’industrie automobile et à l’afflux massif de familles noires venues du sud américain. Le quartier est pauvre, mais il reste longtemps un centre emblématique de la culture noire à Detroit, avec sa multitude de clubs de musique qui verront éclore de grands noms, comme Les Supremes, Diana Ross, Stevie Wonder… Dans le cadre de son programme de relance consécutif à la Grande Dépression, le gouvernement de Roosevelt y finance le premier ensemble de logements sociaux pour afros-américains, dans un pays profondément marqué par la ségrégation raciale. Mais les années cinquante voient la ville amorcer son inexorable déclin, accéléré par les crises successives. Peu à peu vidée de la moitié de sa population, criblée de dettes, Detroit est déclarée en faillite en 2013. Avec des quartiers entiers en ruines, un chômage et une criminalité record, elle est alors devenue la ville la plus dangereuse des Etats-Unis.

Fouillé, précis, ce livre est un excellent documentaire historique. Il n’est toutefois pas toujours aisé à suivre, tant on se perd dans les incessants sauts de la narration entre les époques et les générations, dans un chassé-croisé de protagonistes auxquels il est bien difficile de s’attacher. L’émotion est pourtant à fleur de pages, notamment lorsque le récit se fait hommage à ce jeune graffeur français connu sous le pseudonyme Zoo Project, retrouvé mort dès le début du récit. Mais elle reste trop fugitive, dans un texte avant tout factuel qui peine à s’incarner en personnages de chair et d’os. A la fois souvent en mal de repères et rebuté par cette sorte d’aridité romanesque, le lecteur passe par des moments de lassitude et trouve le temps long.

Au final, c’est donc plus l’énorme travail de la journaliste sur ce sujet d’envergure, que le souffle de la romancière qui rend cet ouvrage remarquable. Une découverte intéressante, faute d’être tout à fait distrayante. (3/5)


Citations:

L’usine vous prend le coude, le poignet, et rejette tout le reste, elle évide l’homme comme on évide une bête. Pourtant tous pleurent dès qu’elle leur ferme ses portes.

Geraldine regrettent les Blancs. Elle retire même une certaine fierté à songer à la vie de ceux qui n’ont aucune considération pour la sienne. Elle sait que leur départ signifie la mise à la casse. Elle ne croit pas, comme certains, que le temps est venu pour eux de prendre leur destin en main, puisqu’ils sont de plus en plus seuls dans la grande ville. Est-ce une si grande victoire si depuis trois ans le maire de Detroit est l’un des leurs, s’il roule en limousine, proclame qu’il ne sait ni danser ni chanter, façon d’insinuer qu’un nègre peut faire autre chose ? Ou est-ce la preuve irréfutable de l’abandon ? Tandis que les Noirs s’installent dans les structures de pouvoir de la ville, les investissements la fuient, la privent d’emplois et de revenus. Le maire ne régnera bientôt plus que sur les carcasses tyranniques de l’industrie qui déserte, les pauvres qui ne paient pas d’impôt, les pompiers, les policiers, les instituteurs et les professeurs que les caisses vides de la municipalité ne pourront faire vivre longtemps.

Les enfants d’esclaves et les syndicats, c’étaient deux planètes opposées, l’une était noire, l’autre blanche. Tout ça arrangeait bien l’industrie qui avait fait appel aux premiers pour briser les grèves des seconds. Elle les avait expédiés dans les fonderies avec quelques Polonais, leur avait distribué des tenues de sport, seul rassemblement autorisé en dehors du travail, avec la messe évidemment. Et ça a fonctionné pendant un moment, parce que les enfants d’esclaves considéraient encore le salaire comme un miracle, alors envisager une augmentation de salaire… Ce n’était même pas un sujet. Mais avec le temps et l’épuisement, ils ont tendu l’oreille, les meneurs de l’UAW les ont approchés, ils ont parlé des accidents, des horaires, de la violence des contremaîtres, ça a fait son chemin dans leurs têtes.
– Et Waldo a rejoint le syndicat !
Archie s’anime, s’éveille, et ça fait plaisir à voir.
– Il a fait la fameuse « Marche de la faim », c’était un beau dimanche d’avril !
Il reprend certainement là une formule de Roselle qui aimait planter son décor : un grand ciel bleu avant le drame. Avril 1932. Des Blancs, des Noirs, cheminant ensemble vers l’usine Ford à l’arrêt.
– Ils savaient ce qui les attendait, mais ils ne se laissaient pas clouer sur place par la peur !
Encore Roselle, je la reconnais, je l’entends par la bouche d’Archie. Clouer sur place. Comme le Christ. C’étaient des mots à elle. Ça a mal fini. Cinq manifestants tués et leurs corps jetés dans des fosses à la va-vite. On les a longtemps cherchés, et retrouvés seulement des années plus tard. Le syndicat a payé leurs pierres tombales. Quatre Blancs et un Noir. Le cimetière a refusé de prendre le Noir. Alors des ouvriers l’ont fait incinérer et ont éparpillé ses cendres dans l’usine.
 
J’ai toujours pensé qu’il y a un gamin de neuf ans en chacun de nous, le meilleur comme le pire d’entre nous. Et c’est à celui-là que je m’adresse quand je cuisine quelqu’un, c’est lui que je cherche, que je veux atteindre. Y a pas besoin de violence pour faire avouer un suspect, pas besoin de briser les gens, ils le sont déjà, ils n’ont rien à perdre, faut s’approcher, les pousser à se confier, à se soulager, chercher le gosse sous le cuir, des restes d’innocence, cet âge où tu commences à mentir à ta mère sans être mauvais encore. C’est à ce môme que je donne à manger ou que j’offre une douche. À ce môme qui aurait pu être mon copain dans le Project. Que j’ai été aussi.         
Mais je n’ai jamais trouvé l’enfant de neuf ans chez celui de quatorze.         
Il aurait pourtant dû être là, pas loin, à quelques années, à portée de main, de mots. Les couches de la vie ne sont pas si épaisses, aussi dure soit-elle. Il devait être là, dans ce flot de larmes qui coulaient devant moi, j’ai creusé, cherché sa trace, les réflexes de l’enfance, le besoin de l’adulte, cette volonté qu’on a tous en nous qu’on nous fasse du bien, j’ai espéré Tim le tueur à gages en lui, mais je n’ai entrevu personne, rien ni personne que je puisse reconnaître. Il n’y avait rien de tendre à l’intérieur, aucune attente, aucune demande, aucune incompréhension, juste des glandes lacrymales programmées pour s’enclencher en cas de stress, des cordes vocales pour ânonner maman, sans que je sois sûr qu’il mesure l’affection que transportent naturellement ces deux syllabes. Je n’ai vu que le vide, le vide qui a mangé la ville et pousse en nous maintenant, chez certains de nos gosses en tout cas, qui leur bouffe le cœur, leur brûle le cerveau. J’avais devant moi un assassin de quatorze ans. Ce n’est pas lui qui a tiré. Mais j’avais l’impression qu’il pouvait devenir le pire de tous. Il savait parfaitement ce qu’il avait fait.
– Ça en valait la peine ? je lui ai demandé.
– Non, ça valait pas la peine.

J’aurais pu leur dire,
À ton âge, mon père était en taule.
Ça nous faisait deux points communs. Mais je ne l’ai pas fait. Il y avait un abîme entre nous. Il y aurait eu un abîme entre eux et Tim. Un trou où l’humanité s’est dissoute, où l’on ne tue pas sur ordre, pour sauver ou gagner sa vie, mais pour rien, par désœuvrement. La vie n’a plus de valeur. Ni la leur ni celle des autres. J’abandonne à quiconque l’exploit de trouver de la lumière dans ce puits sans fond. Je n’avais rien à leur dire. Ils défaisaient mon idée des hommes, qu’il n’est personne de complètement, de radicalement mauvais.
Ni mon père…
Ni Tim…


 

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