jeudi 8 juillet 2021

[Charles, Ludmila] La belle saison

 




J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La belle saison

Auteur : Ludmila CHARLES

Parution : 2021 (Noir sur Blanc)

Pages : 128

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

À Nove Mesto, une petite ville d’Europe centrale, quand Baba accouche d’Elena un 1er avril, tout le monde croit à une farce. Baba est tellement grosse que personne n’avait vu qu’elle était enceinte de ce sixième enfant, arrivé vingt ans après les autres.
La fillette grandit dans un monde de femmes, entourée par sa mère et ses sœurs. L’une d’elle, Magda, est partie vivre en France. Elle revient chaque mois d’août avec sa fille, Anna. Une amitié étrange, intense, unit les deux enfants ; Elena ne vit que pour ces étés de retrouvailles.
Pendant que le pays se transforme avec Tchernobyl et la chute de l’URSS, insidieusement, une distance se creuse entre ces femmes.
Il y a un présent d’éternité dans ce premier roman où les destins se dévoilent avec une vérité sèche, coupante comme une herbe en été.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Ludmila Charles est née en 1967. Elle enseigne la littérature à l’université. Elle vit à Paris, dans le quartier de Barbès. La belle saison est son premier roman.

 

 

Avis :

Née vingt ans après les cinq autres enfants d’une mère tellement obèse que personne n’avait remarqué son ultime grossesse, Elena grandit à Nove Mesto, petite ville de ce qui deviendra un jour la Tchéquie. Elle vit dans l’impatience de chaque été, quand enfin sa sœur Magda revient de France pour les vacances, accompagnée de sa fille Anna. Les deux enfants sont en effet très proches. Pourtant, le temps qui passe et leurs vies disjointes, bientôt avec chacune mari et progéniture, les séparent peu à peu.

L’histoire évolue doucement, par petites touches pleines de sensibilité. En très peu de pages, elle parvient à nous immerger dans le cocon tissé par la solidarité des femmes de cette famille, habituées à se serrer les coudes et à se débrouiller sans se plaindre, dans une société soviétique qui use à ce point leurs hommes qu’ils finissent en général par plonger dans l’alcool et l’apathie. Peu à peu, les rêves d’enfant d’Elena perdent de leurs couleurs, au contact d’une réalité qui semble tout émousser. Energie, envies, bonheur : tout file entre les doigts, au long d’insensibles et menus renoncements qui en arrivent à faire perdre le sens de l’existence et à briser des liens jusqu’ici indéfectibles. La désillusion est d’autant plus douloureuse qu’elle se nourrit d’un profond désarroi consécutif aux métamorphoses post-soviétiques, synonymes pour Elena d’éclatement familial et de désarçonnante solitude quand, désormais, il ne faut plus compter qu’avec soi-même.

L’on se demande longtemps où mène la succession des menus faits qui composent la vie d’Elena, jusqu’à ce qu’une révélation contenue dans quatre mots vienne, sans crier gare, bousculer toute la perspective du récit. Les personnages en prennent soudain une épaisseur nouvelle, alors que se dessinent d’un coup des abîmes de non-dits que le texte n’explorera pas, laissant le lecteur sur le seuil de cette porte béante, comme il semble qu’Elena elle-même soit restée.

Une jolie écriture, fine et sensible, porte ce roman mélancolique, habité par de beaux personnages de femmes, étonnants de force et d’émotion retenue. Un bel hommage à l’âme slave. (4/5)

 

Citations : 

La mère d’Elena mourut l’année où le pays se scinda en deux. Ce ne fut pas un bouleversement. Elle était vieille, et très malade depuis longtemps. Elena ne se souvenait pas d’elle autrement que fatiguée, le souffle court, en sueur au moindre effort. Mais elle se figea, comme un arbuste qui a subi une gelée au printemps ; ses feuilles sont vertes, il se dresse bien droit, mais il ne pousse plus. Puis ses feuilles dessèchent et jaunissent d’un coup. Cela ne se vit pas tout de suite, parce qu’elle eut beaucoup de choses à faire : il fallait s’occuper de l’enterrement.

Des câbles d’acier obliques, gros comme le bras, reliaient le pont à un pylône énorme. Un soleil de cuivre – disque rouge d’où irradiait une lumière froide – décrivait un cercle parfait dans le ciel sans couleur. Des mouettes immobiles étaient balancées par les remous du fleuve, les branches cassées charriées par le courant s’enchevêtraient contre les piles du pont en un nid monstrueux. Elena s’accouda au parapet. Sur la rive, des grues écrasaient le sol de tout leur poids de ferraille, comme pour résister à l’aspiration qui tirait vers le ciel les bouffées de fumée qui s’échappaient des cheminées d’usine, les nuées grises d’oiseaux. Il lui suffirait de relâcher ses muscles pour être balayée à son tour, comme ces papiers imprimés qui tournoyaient au ras du sol, s’élevaient brusquement dans les airs.

Elle avait pris l’habitude de vivre pour les autres depuis si longtemps ! Ils avaient eu besoin d’elle ; mais Pavel était presque tout le temps en Angleterre, maintenant, et Petra grandissait. Une personne en moins de qui se soucier, c’était comme une perte d’équilibre, et elle éprouva le même vertige qu’après un faux pas, pendant la fraction de seconde où l’on se sent chuter sans plus pouvoir se rattraper à rien.


 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire