samedi 21 août 2021

[Haratischwili, Nino] Le Chat, le Général et la Corneille

 


 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Le Chat, le Général et la Corneille
            (Die Katze und der General)

Auteur : Nino HARATISCHWILI

Traductrice : Rose LABOURIE

Parution : en allemand en 2018,
                   en français (Belfond) en 2021

Pages : 592

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Le Chat, le Général et la Corneille débute par une nuit de décembre 1994, durant la première guerre de Tchétchénie. Un récit de violence, passion et culpabilité inextricablement lié à l’histoire de l’Europe contemporaine. Dans la lignée de La Fabrique des salauds, une puissante fresque menée tambour battant par Nino Haratischwili, la nouvelle sensation des lettres allemandes !
 
Décembre 1994, une troupe des forces armées de la Fédération de Russie est cantonnée dans un petit village musulman du Caucase pour réprimer les séparatistes tchétchènes.
Parmi les soldats se trouve Malich, jeune homme épris de littérature, qui s’est enrôlé par désespoir amoureux. Très vite, il fait la connaissance de Nura, une adolescente du village dont la beauté et la fierté le fascinent. Mais la jeune fille ne tarde pas à être arrêtée par d’autres soldats, pour un motif fallacieux. Malich se retrouve alors témoin, et peut-être même complice, des violences commises par ses camarades. Au cours de cette nuit, Nura sera violée et tuée – mais quelle est précisément la part de responsabilité de Malich ?
Bouleversé par cet événement, le jeune soldat est devenu « le Général », un homme au cœur dur et à la poigne de fer, prêt à tout pour dominer les autres. À force d’extorsion et de chantage, il parvient à s’enrichir et à gravir les échelons de la société russe jusqu’à devenir un oligarque multimillionnaire. Son seul objectif à présent est de protéger sa fille, Ada. Mais depuis vingt ans, et malgré ses efforts pour étouffer l’affaire, les rumeurs les plus sombres continuent de courir au sujet du Général, alimentées par la Corneille, un journaliste tenace et bien décidé à faire la lumière sur cette histoire.
Lorsqu’il rencontre le Chat, une jeune comédienne qui, sans le savoir, est le sosie de Nura, le Général voit là l’occasion de se venger de ses anciens complices… Et peut-être de soulager sa conscience ?

  

Un mot sur l'auteur : 

Nino Haratischwili est une romancière, dramaturge et metteur en scène allemande, née en Géorgie en 1983. Elle a reçu de nombreux prix, dont le prix Adelbert von Chamisso, le Kranichsteiner Literaturpreis et le Literaturpreis des Kulturkreises der deutschen Wirtschaft.

 

 

Avis :

En 1994, alors que les troupes russes stationnent dans un coin reculé des montagnes du Caucase afin d’y pourchasser les séparatistes tchétchènes, une jeune villageoise prénommée Nura y est arbitrairement arrêtée, violentée et tuée. Vingt ans plus tard, malgré tous les efforts pour étouffer l’affaire, des rumeurs alimentées par un journaliste, la Corneille, continuent à circuler à l’encontre du Général, redoutable et richissime oligarque aux mains sales, que rien ne semble pouvoir atteindre. Rien, sauf, peut-être, tout ce qui touche à sa fille chérie Ada. Elle seule pourrait le décider à affronter le passé, surtout lorsqu’il resurgit par hasard sous les traits du Chat, une jeune comédienne qui ressemble étrangement à Nura.

Alternant entre deux périodes, le récit prend son temps pour se mettre en place, dédiant chaque chapitre à un personnage avec lequel nous commençons par faire amplement connaissance. Tous ces protagonistes sont fouillés avec soin, jusqu’à prendre l’épaisseur de la réalité. A travers eux, qui, chacun à leur façon, s’efforcent tant bien que mal de faire face au fatras qu’est leur vie, c’est bientôt un impressionnant tableau du cloaque, laissé, comme après le retrait de la marée, par la dislocation de l’Union soviétique, que le roman restitue avec force et précision. Sur ce champ de ruines, nul frein aux forces libérées. Jamais la loi du plus fort ne l’aura à ce point emporté. Et si les uns perdent tout, leurs maigres possessions comme bientôt aussi leurs illusions d’un monde meilleur, d’autres en profitent pour se tailler d’éblouissantes fortunes, usant sans foi ni loi de méthodes à faire pâlir d’envie malfrats et mafieux les plus aguerris.

Imprégné jusqu’aux tripes de ce climat délétère où l’incertitude, la violence et la peur n’épargnent personne, le lecteur comprend rapidement, bien avant que ne se précisent les liens entre les personnages et leur véritable rôle dans cette tragédie russe, que son épilogue sera forcément explosif. Que s’est-il réellement passé cette nuit de 1994 ? Quelle a été l’implication du Général dans l’assassinat de Nura ? Est-ce dans un esprit de vengeance, ou pour soulager sa conscience, que, vingt ans après, il entreprend de renouer avec les acteurs du drame ? Quoi qu’il en soit, pour le lecteur comme pour les autres personnages de cette histoire si crédible, la seule ombre de ces hommes aux allures de fauves en liberté suffit à faire froid dans le dos.

Fouillé avec soin sur presque six cents pages, ce roman excelle à entretenir curiosité et malaise dans une évocation particulièrement réussie des répercussions en chaîne de l’effondrement du bloc soviétique sur ses populations : un sujet vécu de l’intérieur par l’auteur, née en Géorgie et aujourd’hui installée en Allemagne. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Le président semblait de plus en plus dépassé par les événements et tentait tant bien que mal, après l’éclatement de l’Union soviétique, d’empêcher au moins le démembrement de l’empire. Et dans cette mer déchaînée de problèmes et de difficultés, personne ne s’intéressait aux gros titres, de plus en plus nombreux en ce temps-là, où il n’était question que des Tchétchènes, ce petit peuple montagnard de confession musulmane – jadis asservi par le tsar, déporté dans sa quasi-totalité au Kazakhstan par Staline à bord de wagons de chemin de fer et à la réputation d’être tellement pugnace que la garde personnelle de Gorbachev était composée presque exclusivement de Tchétchènes. La Tchétchénie qui, après un putsch contre le gouvernement local fidèle au parti et au KGB, avait élu un président dont l’entrée en fonction avait été célébrée par des délégations de Syrie et d’Iran, et qui avait proclamé l’indépendance de la République tchétchène d’Itchkérie. Ainsi, ce petit lopin de terre s’était détaché des étendues infinies de la Russie, sur quoi Gorbatchev avait déclaré l’état d’urgence dans cette province extérieure et envoyé des troupes d’élite dans la capitale. Les Tchétchènes avaient pris les armes et tué un major du KGB.
A Moscou, on discutait de cette politique du bras de fer, on questionnait les droits des minorités sans réussir à s’accorder sur la ligne de démarcation : si elles avaient le droit de quitter l’URSS, pourquoi ne pourraient-elles pas en faire autant avec la nouvelle Fédération russe ? Ou cette histoire de réformes n’avait-elle été qu’une élucubration précipitée dont les conséquences seraient dramatiques ?

Sesilia n’avait pas voyagé depuis une éternité, sa fille et ses petites-filles venaient la voir dès que l’occasion s’en présentait, mais elle-même n’était encore jamais allée à l’Ouest, et à peine assise dans l’avion, elle s’était demandé ce qui faisait la différence entre l’Est et l’Ouest, s’il y avait encore aujourd’hui une limite claire et où celle-ci se situait précisément.
Depuis sa jeunesse, des Etats avaient vu le jour avant de tomber en poussière, des frontières avaient été tracées pour être déplacées au prix de nombreuses vies, des millions de personnes avaient quitté leur pays, le monde entier avait été secoué comme des dés dans un gobelet, et personne ne savait plus où ces dés allaient tomber, qui serait perdant et qui serait gagnant.
 
Parmi les convives présents, presque tous s’en étaient allés du jour au lendemain, en quête d’un monde meilleur, convaincus de haïr celui dont ils étaient prisonniers. Ils le maudissaient, ne voulaient plus jamais en entendre parler, croyaient dur comme fer le laisser pour toujours derrière eux. Et pourtant, une fois arrivés sur de nouvelles rives, dans de nouvelles réalités, tandis qu’ils construisaient leur nouvelle vie à la sueur de leur front, posant tant bien que mal une brique sur l’autre, ils s’étaient rendu compte que l’enfer leur manquait, cet enfer qu’ils avaient quitté avec tant de détermination. Car l’endroit avait beau puer le soufre, c’était leur enfer à eux, ils en connaissaient le moindre recoin, ils y avaient des camarades de combat et des compagnons d’infortune, ils étaient les rois de cet empire déchu. Dans leur nouvelle vie, si loin de chez eux, ils étaient de simples étrangers, des exilés, des immigrés, enfants d’un socialisme honni qui, du temps de leur jeunesse, avaient marchandé des disques occidentaux sous le manteau et rêvé du capitalisme comme d’une planche de salut, qui avaient fêté l’arrivée du magnétoscope tombé du ciel comme une révolution et organisé en secret des soirées ciné, à l’image des débats philosophiques clandestins des années 1920, sauf qu’au lieu de parler de Marx et de Hegel, on regardait Rambo et Tango & Cash en s’identifiant au mythe typiquement américain de l’homme seul contre le monde entier.
Et ensuite, quand leur rêves étaient devenus réalité, quand ils avaient saisi leur chance – ils étaient encore jeunes et pleins d’élan, ils croyaient au bonheur capitaliste - , quand ils étaient partis en masse vers l’Ouest, parce que chez eux il n’y avait même plus un semblant de normalité, parce que le chaos mettait leur vie en péril, ils avaient vite été détrompés, la désillusion ne s’était pas fait attendre et avait bouleversé leur vision d’un monde idyllique exalté par les livres.

Les déracinés se plaignaient de moins en moins des bizarreries des natifs, de leur rapport à l’argent, de leur sens de l’ordre, de leur étroitesse d‘esprit, ils se moquaient de moins en moins d’eux, de leur inhibition, ils étaient de moins en moins scandalisés par le manque de générosité des repas de fête et d’anniversaire où ils se risquaient.
En revanche, ils parlaient avec de plus en plus d’enthousiasme de leur enfance et de leur jeunesse, des lieux jadis visités, de leurs amis, de leurs amours, de leurs voyages d’alors, ils se mettaient à glorifier le passé, à l’embellir, à le transfigurer : soudain, tout leur apparaissait sous un jour nouveau. Des phrases comme « Quand j’y réfléchis bien, le système éducatif soviétique était formidable » ou « A l ‘époque, on n’allait peut-être pas à Majorque ni à Ibiza, mais on faisait avec ce qu’on avait, et on connaissait la valeur des choses, pas comme la génération d’aujourd’hui à qui tout tombe tout cuit dans la bouche et qui ne sait pas dire merci » revenaient de plus en plus souvent. Et de plus en plus souvent, ces discussions se déroulaient sur fond de musique du pays, de vieux vinyles circulaient de main en main, et on entonnait ensemble un chant des Pionniers, au milieu d’éclats de rire mais avec ferveur, tout en s’octroyant un deuxième ou troisième verre de vodka ou de cognac. Et ce faisant, on oubliait toujours plus qu’à l’époque, on aurait tout donné pour un disque original des Supremes, on oubliait qu’on enviait ceux qui, au moins une fois, avaient quitté cette prison couvrant plus de onze fuseaux horaires pour contempler ce monde de paillettes, que le souhait le plus cher de chacun était d’être « libre », de décider de sa vie, d’avoir une voiture et d’explorer le monde. 

Tout au long de sa vie, il avait vu le passé comme une infection contre laquelle il était immunisé. Et au lieu de chercher aveuglément un vaccin pour sa fille, il aurait dû la contaminer à son tour, dans l’espoir qu’elle survivrait à cette maladie cruelle, qu’elle serait la plus forte.

Un véhicule de police passa devant nous, et un homme en uniforme de style milice soviétique tenta de jeter un œil dans notre voiture. Pour une raison obscure, je retins mon souffle, ce dont j’eus honte une seconde plus tard. Etait-ce rapide à ce point ? Etait-ce si facile de se laisser intimider ? De renoncer à toutes ses convictions sous prétexte que l’on se trouvait dans un lieu où elles n’avaient plus cours, voire étaient réprouvées ou proscrites ? Etait-ce le mécanisme naturel dans un Etat qui réécrivait sa propre histoire, où l’on faisait passer des mensonges pour des vérités et la vérité pour un mensonge ?


 

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