mercredi 14 juillet 2021

[Traversac, Behja] Algérie, ma déchirure

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Algérie, ma déchirure

Auteur : Behja TRAVERSAC

Parution : 2021 (Chèvre-feuille étoilée)

Pages : 190

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Alger, Oujda, Oran, Portsay… une ballade qui nous transporte dans un voyage insolite. Les personnages peu communs qui ont jalonné la vie de l’auteure, appartiennent à une frange de la société rarement évoquée par les historiens ou les sociologues. C’est dans une langue légère, poétique, que Behja Traversac ouvre, ici, les voies de l’intime lorsqu’il tend à l’universel.

Illustrés d’aquarelles en couleur de Catherine Rossi qui a longuement arpenté cette terre, ces textes nous parlent d’une Algérie empreinte d’ombres et de lumières, tendre et violente, dans laquelle se tressent passé et présent.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Née en Algérie où elle a vécu et travaillé jusqu'en 1991, elle vit à Montpellier depuis cette date. Elle y a co-fondé les Editions Chèvre-Feuille étoilée dont elle est présidente et directrice éditoriale. Sociologue de formation, elle a créé la collection D'un espace, l'autre qu'elle dirige. Elle est responsable éditoriale de la revue Etoiles d’Encre.

La graine et l’eau, récit, éd. Le ventre et l’œil, 2003.
Amours Rebelles – Quel choix pour les femmes en islam ?
essai, éd. Chèvre-feuille étoilée, 2005.
Sortilèges sahariens
, direction (textes collectifs et photos), 2008.
Nombreux textes dans diverses revues et livres collectifs.

 

 

Avis :

Mis en valeur par les belles aquarelles de Catherine Rossi-Legouet et par une édition de qualité, ce recueil rassemble textes et poèmes écrits à différentes périodes. Tous sont évocateurs des liens fusionnels de l’auteur avec l’Algérie, pays de son enfance et de sa jeunesse, quitté en 1991.

Si quelques repères permettent d’en deviner assez aisément la chronologie, ce n’est pas l’autobiographie qui importe ici. Ce livre se veut une mosaïque de fragments, au travers des souvenirs et des émotions qui ont traversé le temps, ouvrant autant de trouées dans les brumes de la mémoire et composant un tableau d'ensemble mélancolique et poétique. De ces différentes évocations, aussi nostalgiques que passionnées, ressort l’amour viscéral de Behja Traversac pour ce pays qu’elle aura finalement décidé de quitter, sans qu’il ne cesse jamais de l’habiter. Cette terre lui aura laissé dans le coeur la tendresse d’êtres chers et perdus, les éclats de joie d’une enfance et d’une jeunesse heureuses, les ombres et les lumières d’une Histoire aux multiples fracas aboutissant pour elle à la déchirure de l’exil...

Tous ces textes assemblés finissent par dessiner, en pointillés et comme par transparence, la trajectoire d'une vie. Ils révèlent surtout un regard sensible et lucide sur l'évolution de l'Algérie ces soixante dernières années, dans une prise de recul empreinte d'une sagesse attristée, mais aussi d'une ferme volonté de vivre en accord avec soi-même. La femme engagée n'est pas loin, prête à se mobiliser contre l'injustice et pour les droits fondamentaux : démocratie, laïcité, égalité hommes-femmes et liberté d’expression.

Cette ode sincère et émouvante à la terre d'Algérie mêle passé et présent, séismes intimes et soubresauts historiques, avec autant de force que d'émotion. (4/5)

 

Citations :

Elle [mère de l’auteur] me dit un jour : « Je voudrais vivre comme un homme, car eux font ce qu’ils veulent. Je suis partie parce que je ne voulais rien d’autre que faire ce qui devrait être la conviction de toutes les femmes : ne pas subir la soumission. Je ne fais de mal à personne, je veux seulement décider de ma vie.» Elle frémissait encore de son audace, de ses audaces. Je peux témoigner qu’elle tint parole. Tout en continuant à nous couvrir de son aile protectrice et autoritaire, elle poursuivit son chemin vers l’indépendance. L’indépendance personnelle, intime. Celle qu’elle voulait s’octroyer par sa seule détermination. Elle disait : « Pour bien vivre l’indépendance du pays, il faut pouvoir vivre la sienne propre », je trouve aujourd’hui incroyable qu’elle ait eu une telle prescience alors qu’elle n’avait aucune formation ni expérience politiques.

Les départs définitifs des personnes qu’on a aimées laissent en nous des blessures irréparables. Chaque être qui meurt emporte avec lui une partie de l’existence de ses proches. Il emporte justement le temps passé avec eux ou qu’il n’a pas pu passer avec eux. Il emporte tout du partage de nos affections, de nos complicités, de nos rires et de nos larmes, de nos colères, de nos brûlures, de nos jalousies et de nos acceptations, de nos sincérités et de nos mensonges, il emporte tout de nos désirs fous, tout de nos troubles, oui, il emporte tout de nos orages et de nos éblouissements. Et puis et puis, il emporte encore tout de ces petits échos qui survivent obstinément : le parfum, le son, l’éclat de la voix, l’éclair des mots, que nous aimons à répéter en des moments inattendus lorsqu’ils s’invitent  sans crier gare dans une conversation, une action, une péripétie de la vie courante, et même parfois dans nos silences ou nos solitudes.

Le temps dévastateur qui sépare les êtres, s’empare de nos corps les fait se courber,
Comme un sculpteur De mauvais aloi.
Voleur de jeunesse, De beauté, d’éclat.
Le temps n’existe pas disent les scientifiques, peut-être, mais comme il pèse sur nos épaules.
 
Il y avait l’Alger Blanc des concerts, des cinémas, du théâtre, de l’opéra, à l’image de ceux de La Métropole à laquelle on voulait tant ressembler et… beaucoup se démarquer ; l’Alger de la rue d’Isly avec son Milk Bar, ses Cafeteria et autres Galeries Françaises, son théâtre sur la place au bout de la rue et les boutiques de luxe de la rue Michelet… les restaurants de la côte, les bals musette de Baïnem et Padovani et les soirées chics du Club des Pins, le Front de mer, fameux, qui accueillait avec munificence les visiteurs arrivant par la mer. Enfin, l’Alger moderne, affairé, cossu, arrogant, sûr de son dynamisme, de son audace et… de sa permanence. Un Alger aux plaisirs duquel seule une petite partie de l’élite arabe, avait accès.
Pourtant, cet Alger-là, portait un fardeau d’échardes, mourait d’avoir instauré la servitude sans avoir jamais imaginé son éclipse, de n’avoir pas vu l’incandescence des bidonvilles, d’avoir permis les petits cireurs agenouillés qui n’allaient pas à l’école, fermé les yeux sur l’analphabétisme et la pauvreté au cœur même de la cité, ne voulait pas voir les campagnes rongées par la misère, d'avoir ignoré que la bourgeoisie autochtone, supposée acquise, à tort, rêvait d’un autre statut et d’un autre avenir.
Alger n’était pas seule à offrir ce visage de la séparation. Partout des villes fragmentées, divisées en quartiers étanches, repliés sur leurs nuits. Des parcelles de ghettos. Chacun chez soi, l’âme serrée du refus de l’autre. On pouvait y vivre une vie entière sans connaître jamais le voyage dans les allées des autres. Sans savoir rien des mystères qui se cachaient derrière les murs des autres. Dans leurs cœurs hors de regards, hors d’atteinte. Une amnésie voulue du réel, une amnésie de ce qui chaque jour se passait sous les yeux de tous, une espèce d’extinction de la raison. Mais voulait-on seulement savoir ? Trop lourdes à soulever les pierres des murs, trop lourde la peine au réveil sous le même ciel sans savoir quoi se dire, comment se le dire, où quand se le dire. Y avait-il seulement quelque chose à se dire ?

Aux séparations des communautés, s’ajoutaient les séparations de classes. Pas tout à fait les mêmes les gens du populaire Bab El Oued et ceux du résidentiel Hydra ou de l’aristocratique Club des Pins, lui, totalement européen, les deux autres très majoritairement européens. Pas tout à fait les mêmes les gens de l’âpre et mystérieuse Casbah devenue uniquement arabe et ceux du Belcourt de Camus pas totalement  européen. Kouba, Saint Eugène, Clos Salembier, Le Ruisseau, Léveilley… quartiers mixtes, minorité arabe de vieille souche bourgeoise ou traditionnelle et des familles très modestes ou pauvres. Qui n’a pas connu cet Alger-là ne peut imaginer la mosaïque des relations entre ces mondes qui se côtoyaient, s’ignoraient et se reconnaissaient, chacun d’eux obsessionnellement conscient de la présence de l’autre, le souhaitant mort et vivant, coupable et innocent, étranger et complice, aimé et haï. Ennemi et frère. Des vies à vies brûlantes, se refermant inexorablement chacune, sur les certitudes du bon droit de l’un et de l’autre et sur l’incertitude des destins des uns et des autres. Des temps sulfureux faits d’appels non entendus, de mains rejetées, de signes
non déchiffrés, alors que déjà, le pays se drapait de rouge sang. 

Nul ne veut ensevelir son espérance ; les uns disent : on est d’ici de toute éternité, ils ont tout, on n’a rien ou tellement moins, ou si peu et si peu d’entre nous, ça ne peut pas durer ; les autres disent : ici est la terre natale, on y a nos maisons, notre labeur et nos morts, plus personne ailleurs, et le soleil et la mer, et les orangers et les oliviers et les vignes, comment s’arracher ?

Pour nos quatorze-quinze ans, Marie représentait une référence : la trentaine, fonctionnaire et… bachelière, disait-elle avec une fierté dont je n’ai perçu la condescendance que bien plus tard. Je lui montre un poème écrit un soir dans le noir de mon lit ; verdict :
-  Tu l’as copié sur un livre !
-  Mais non, non, non…
-  Une Arabe ne peut pas écrire un poème comme ça !

Alger encore, un matin scolaire. La pente rude, obligeait le trolley à descendre prudemment la route aux multiples virages qui menait à Bab El Oued où, là, nous prenions le tram pour aller au lycée à Alger. L’arrivée sur Bab El Oued, ce matin-là, m’a laissé l’impression d’un monde gris, besogneux. Une espèce de porosité accablante entre les gens. Un monde de petits employés tristement pressés, majoritairement d’origine européenne, et un monde de femmes de ménage mauresques, d’ouvriers et de boutiquiers des deux communautés. Des silhouettes lasses, désenchantées. Cette femme au teint blafard, au blond fané, si maigre, des gros verres de myope, qui ravaudait les bas filés dans son échoppe. Je passais souvent devant sa boutique et j’avais un chagrin fasciné à l’idée qu’elle pût faire un tel travail, dans cet endroit tout sombre, tout petit, un peu malodorant, avec ses yeux si myopes. Elle devait gagner trois sous, trois centimes. Non, elle n’était pas un colon exploiteur, c’est sûr. Elle était Européenne et je ne sais si elle se sentait une solidarité de classe avec les indigènes.

Comment peut-on vivre l’école sous trois syllabes aussi absurdes que SNP ? Sans Nom Patronymique. À sa naissance à l’hôpital, on l’avait inscrit sous cette absence de nom. Il était doté d’un nom qui était une absence de nom, comme marque de sa reconnaissance par l’administration, par les autorités de toutes sortes, par le directeur d’école, par le maître, par son copain de pupitre en classe. Par tous et partout où qu’il aille. Il était doté d’une non-identité pour identifier sa personne. Il était nu. Tragique, vil, grotesque.

Un bâtard est par essence coupable et ne peut être que coupable. Tout l’écorchait comme si sa peau était le réceptacle de la culpabilité du monde. Comme si une plaie énorme, visible, incurable le couvrait et le désignait aux yeux malveillants du monde. Dès qu’il apparaissait quelque part, les yeux lui semblaient chercher sur tout son corps je ne sais quelle vénéneuse ou contagieuse souillure. Il se noyait dans l’obsession de « La tache » semblable quelque peu à celle que décrit Philippe Roth dans son roman du même titre. Le monde se rétrécissait, seule sa blessure, irrémissible, peuplait sa vie.

Partir et tout laisser. Va-t’en mais va-t’en donc, tu es chassée, expulsée. Rien de ta vie ne ressemblera à ce qui se fera ici. Il faut aller vers cette certitude, la débusquer, la penser seule possible, chasser les doutes, les indécisions qui cachaient mal leurs attachements. Tremblants. Avec le cœur palpitant de leurs souvenirs, de leurs habitudes, chasser les images des échappées sur la plage au pied du Chenoua, ou dans la forêt de Baïnem, oublier les effluves d’air sucré… Chasser la peur de l’inconnu, y loger un peu d’âme. Chasser les inquiétudes, le lointain n’est pas si loin, n’est pas inhospitalier. Partout on peut cueillir des fleurs, partout on s’éblouit du monde. S’arracher au passé-présent, seule cette idée est à convoquer. S’en convaincre jour après jour, heure après heure. Croire à toute force en l’apaisement, peut-être à la joie sous d’autres horizons.
Ainsi s’écrit l’exil.

Car cette clause de l’injure – pas seulement contre les femmes, mais contre la révolution elle-même, contre le pays tout entier, contre son avenir – était contenue dans ce qu’on appelle le code de la famille, et que nous nommions le code de l’infamie. Il est encore en vigueur aujourd’hui. Les clauses les plus rétrogrades ont été aménagées en 2005 mais l’esprit d’infériorité des femmes y reste prégnant : polygamie, tuteur pour le mariage, inégalité dans l’héritage… conditions particulières pour la garde des enfants… pour le mariage avec un non-musulman…


 

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