samedi 6 juillet 2019

[Melandri, Francesca] Tous, sauf moi





J'ai aimé

 

Titre : Tous, sauf moi (Sangue giusto)

Auteur : Francesca MELANDRI

Traductrice : Danièle VALIN

Parution : 2017 en italien (BUR)
                2019 en français (Gallimard)

Pages : 576



 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

2010, Rome. Ilaria, la quarantaine, trouve sur le seuil de sa porte un jeune Éthiopien qui dit être à la recherche de son grand-père, Attilio Profeti. Or c’est le père d’Ilaria. À quatre-vingt-quinze ans, le patriarche de la famille Profeti est un homme à qui la chance a toujours souri :  deux mariages, quatre enfants, une réussite sociale éclatante. Troublée par sa rencontre avec ce migrant qui déclare être son neveu, Ilaria commence à creuser dans le passé de son père. 

À travers l’enquête d’Ilaria qui découvre un à un les secrets sur la jeunesse de son père, Francesca Melandri met en lumière tout un pan occulté de l’histoire italienne : la conquête et la colonisation de l’Éthiopie par les chemises noires de Mussolini, de 1936 à 1941 - la violence, les massacres, le sort tragique des populations et, parfois, les liens qu’elles tissent avec certains colons italiens, comme le fut Attilio Profeti. 

Dans ce roman historique où l’intime se mêle au collectif, Francesca Melandri apporte un éclairage nouveau sur l’Italie actuelle et celle des années Berlusconi, dans ses rapports complexes avec la période fasciste. Naviguant habilement d’une époque à l’autre, l’auteur nous fait partager l’épopée d’une famille sur trois générations et révèle de façon bouleversante les traces laissées par la colonisation dans nos sociétés contemporaines.

 

 

Un mot sur l'auteur :

Francesca Melandri, romancière, scénariste et réalisatrice de documentaires, vit à Rome. Tous, sauf moi est son troisième roman après Eva dort (2012) et Plus haut que la mer (2015), publiés aux Éditions Gallimard.

 

 

Avis :

Le presque centenaire et désormais sénile Attilio Profeti a officiellement eu trois fils et une fille, Ilaria. Aussi, quelle surprise pour celle-ci lorsqu'un réfugié venu d'Ethiopie se présente chez elle en se déclarant petit-fils d'Attilio. Ilaria, amenée à se pencher sur le passé de son père, découvre un homme qu'elle ne connaissait finalement que bien peu. Au travers de la vie du vieil homme, c'est toute l'histoire de l'Italie fasciste et colonialiste qui resurgit, tout un passé occulté qui a pourtant laissé bien des traces, parfois inattendues, jusqu’à aujourd’hui.

S’il pèse souvent lourd dans l’estomac en raison de la relation des manipulations d’embrigadement fasciste, des obsessions racistes et phrénologiques, des comportements et des crimes de guerre de la « race pure » à l’encontre de ses « inférieures », mais aussi parce qu’on finit, d’une part, par étouffer dans l’évocation de l’omniprésente corruption, passée et contemporaine, qui infeste la société italienne, d’autre part, par ressentir un véritable malaise face au traitement infligé de nos jours aux migrants qui affluent à Lampedusa, ce long et dense roman prend les allures d’un documentaire lucide et sans concession, fondé sur une analyse sérieuse et solide qui interroge tant le passé que le présent.

Ce remarquable roman historique mérite largement l’effort de sa lecture, éprouvante et consternante, mais édifiante et nécessaire. Il vous fera découvrir un pan d’histoire méconnu des Italiens-mêmes, rétablissant courageusement une vérité occultée dans la mémoire collective. (3/5)

 

 

Citations :

Les définitions définissent celui qui définit, non pas celui qui est défini.

On dit que lorsqu’un homme meurt, c’est toute une bibliothèque qui prend feu. Des livres conservés dans celle de mon père avant l’incendie qui les a dévorés, je sais maintenant que j’en ai lu peu et sans doute pas les plus importants. Il y en a d’autres, tellement d’autres, que je n’ai jamais pris dans mes mains ; dont je n’ai pas déchiffré le titre au dos. C’est peut-être ça le mystère de son prochain : personne ne peut lire toute la bibliothèque de l’autre, pas même celle de celui qu’il aime le plus. Je pense que même lui, Attilio Profeti, ne les avait pas tous lus. 

“Enfer” était le nom de l’endroit où l’on conservait les livres interdits dans les bibliothèques. Il y a peut-être un enfer dans chaque bibliothèque humaine, des étagères plus ou moins grandes, mais toujours bien cachées, où est conservé ce qu’il n’est pas supportable de lire mais qui ne peut pas non plus être brûlé – ou pas encore. Je crois que mon père, comme toutes les personnes qui traversent les guerres, avait des pièces entières en lui pleines de livres qu’il n’a jamais plus ouverts. Et nous qui sommes venus après, et qui n’avons pas vu ces guerres, même si nous avions lu ces livres, nous n’aurions pas su les comprendre : ils étaient écrits dans une langue qui nous est inconnue, véhicule d’expériences trop lointaines.

Se rendre compte qu’on ne connaît vraiment personne, pas même ceux qui nous ont donné la vie, est une pensée austère et solitaire. Mais pour moi, il est plus douloureux d’imaginer que mon père percevait peut-être en lui des couloirs où il ne parvenait même pas à entrer. Qui sait si la sénilité, la démence de l’extrême vieillesse n’est pas cela aussi : une façon de rendre tolérable la souffrance causée par son propre mystère.

 

 

Le coin des curieux :

L'Empire italien d'Ethiopie exista de 1936 à 1941, pendant l'occupation partielle de l'Ethiopie par l'Italie fasciste, sortie victorieuse de la seconde guerre italo-éthiopienne.

Même s'ils contrôlaient les grandes villes, les axes de communication et les principales régions économiques, les Italiens ne réussirent pas à occuper plus de 10% de tout le territoire d'Abyssinie, ce qui correspondait quand même à un tiers de la superficie de l'Italie d'alors. S'avérant particulièrement violent, l'occupant se heurta à la guérilla de la résistance éthiopienne et ne parvint jamais à imposer sa politique de colonisation.

L'épisode le plus célèbre de ces cinq années d'occupation fut le massacre de Graziani, du nom du maréchal du même nom, suite à un attentat raté : des milliers de civils furent tués à Addis Abeba entre les 19 et 21 février 1937.

L'Italie décréta le métissage illégal et pratiqua la ségrégation raciale : afin de "préserver la pureté de la race italienne", le madanisme, c'est-à-dire le concubinage et la cohabitation quotidienne entre Italiens et Ethiopiennes, fut interdit par la loi.

L'Abyssinie fut libérée en 1941 par la résistance éthiopienne, soutenue par les Britanniques. L'empereur Hailé Sélassié 1er revint à Addis Abeba. Le traité de Paris de 1947 condamna l'Italie à 25 millions de dollars de réparation.

On dénombra plus de 760 000 morts côté éthyopien, soit 15% de la population du pays. Près de la moitié furent des civils tués par les bombardements, le massacre de Graziani, les camps de concentration, ou suite à la destruction de leurs villages.

Ces chiffres n'incluent pas les morts qui survinrent après 1941 et jusqu'à la fin de la seconde guerre mondiale. Au total, entre 1935 et 1945, le nombre des victimes éthiopiennes atteint le chiffre d'un million de morts.

 

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