lundi 1 juillet 2019

[Binebine, Mahi] Rue du Pardon






J'ai beaucoup aimé

Titre : Rue du Pardon

Auteur : Mahi BINEBINE

Année de parution : 2019

Editeur : Stock

Pages : 160







 

 

Présentation de l'éditeur : 

Rue du Pardon : c’est dans cette petite rue très modeste de Marrakech que grandit la narratrice de ce roman, Hayat (« la vie » en arabe). Le quartier est pauvre, seule la méchanceté prospère. Ainsi, Hayat qui est née blonde suscite les ricanements de tous et fiche la honte à sa mère. Une jungle sordide l’entoure, avec un père au visage satanique et des voisines qui persiflent comme des serpents.

Tant de difficultés auraient dû avoir la peau de cette enfant, mais on ne peut pas détruire « la vie ». Comme un oiseau qui sort de sa cage, Hayat s’échappe, et ressuscite grâce à Mamyta, la plus grande danseuse orientale du Royaume. Mamyta est une sorte de geisha – chanteuse, danseuse, entraîneuse, amante. Une femme libre dans un pays fondé sur l’interdit. Elle est de toutes les fêtes, mariages, circoncisions… mais elle danse aussi dans les cabarets populaires fréquentés par les hommes. Dénigrée et admirée à la fois, ses chants sont un mélange de grivois et de sacré. Avec ses danses toute mélancolie disparaît. Hayat découvre comment on fait tourner la tête aux hommes, comment la grâce se venge de l’hostilité, comment on se forge un destin.
En lisant Mahi Binebine, on croit voir ces femmes danser sous nos yeux. Cette histoire est un accomplissement, ce récit un enchantement.



Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Mahi Binebine est le peintre le plus connu au Maroc aujourd’hui. D’abord professeur de mathématiques, peintre, sculpteur, romancier, il a publié dix romans.
Les Étoiles de Sidi Moumen (Flammarion 2010 ; J’ai lu 2013) a été traduit dans une dizaine de langues et adapté au cinéma par Nabil Ayouch (Les Chevaux de Dieu, primé à Cannes). Il a publié en 2017 Le Fou du roi chez Stock, qui a été traduit dans sept pays.


Avis :

Hayat, quatorze ans, vit dans une ruelle pauvre de la médina de Marrakech. Abusée par son père et rejetée par sa mère, moquée par le voisinage en raison de sa blondeur qui suscite des soupçons de bâtardise, l'adolescente trouve refuge auprès de son grand-père et de Mamyta, chikka aussi respectée que vilipendée pour ses talents de danseuse populaire et, surtout, pour sa liberté dans un monde qui corsète étroitement la condition féminine. Auprès de cette femme exubérante, sensuelle et maternelle, Hayat trouvera la force d'échapper à sa triste existence pour devenir à son tour une femme libre.

Depuis les ruelles de la médina jusqu'aux palaces de Marrakech, ce court récit nous immerge dans un monde coloré, débordant de vie et riche en contrastes. C'est surtout une plongée dans l'intimité de la vie de quelques femmes au Maroc, dans une ambiance faite de chaleur et de sensualité, de bavardages et de médisances, de mesquineries et de vraie violence, d'ignorance et de croyances, mais surtout d'amour maternel, d'énergie et de courage pour devenir soi.

La violence la plus crue est évoquée avec pudeur, au fil d'une histoire douloureuse dont on ne retient que la trame lumineuse : la longue métamorphose d'une enfant maltraitée en femme libre et célèbre, dans un parcours plein de trous noirs qui contribueront à forger son tempérament et ses talents d'artiste. Dans ce tourbillon émergent deux personnages particulièrement touchants : le grand-père et Mamyta, qui serviront véritablement de tuteurs à la force d'émancipation d'Hayat.

Ce roman est avant tout un délicat hommage aux chikhates, ces danseuses et chanteuses populaires marocaines, qui dérangent autant qu'elles attirent en raison de leur liberté de ton et de moeurs dans une société largement patriarcale. (4/5)



Citations :

Cependant, comme savent le faire si bien les enfants avec leurs parents, je m’étais adaptée aux miens, à l’indigence de leurs sentiments et à leur laideur. Par une mystérieuse alchimie, j’étais parvenue à créer une bulle où je me réfugiais dès que l’environnement extérieur devenait toxique. À l’abri dans ma bulle, je me laissais emporter par le souffle des anges.

Il est des êtres ainsi, ma chérie, où tout est miel, joie et quiétude. Des familiers des voies de la perfection qu’ils ont sillonnées des vies durant avant d’accéder à la lumière des élus. À la surface de leur être affleure une âme d’une limpidité si engageante que s’y noyer est un enchantement… Ton grand-père est de cette race-là. Tout comme il en existe d’autres où tout n’est qu’orties, épines et obscurité, une engeance qui vit dans les abîmes de nos bestialités, et dont la noirceur de l’âme déteint sur leur sinistre figure…

Je me souviens encore de cette phrase que tu aimais répéter : « Ma petite, un rien arrange, et un rien détruit. » Je crois que la bonne ou la mauvaise fortune reposent sur ces riens qui, je le sais à présent, font basculer les choses du bon ou du mauvais côté. C’est selon.

Je m’appelle Hayat. En arabe, cela signifie « la vie ». Voyez-vous ça ! J’étais « la vie » à moi seule, avec sa fraîcheur, sa lumière et ses promesses. En vérité, les enfants de la terre devraient tous porter le même prénom que moi. Ceci pour rappeler aux adultes que le dernier des marmots qui court pieds nus dans la rue du Pardon est un monde à lui seul. Un monde d’une richesse infinie, complexe, imprévisible, inconstant parfois, mais d’une extrême fragilité.

Ainsi est faite la mémoire des hommes : des tiroirs qui s’ouvrent et qui se referment par un mot, un parfum, une couleur, un frisson.

Gémir c’est renoncer à moitié, c’est accepter la perspective de l’échec.


Dieu est beau et Il aime la beauté. C’est pourquoi Il a mobilisé une nuée d’anges pour veiller sur Ses enfants préférés : les créateurs. S’Il lui arrive de les étrangler ou de les nourrir de vaches enragées et de tourments, il est rare qu’Il les tue. Les artistes ont beau cracher au ciel, pester et blasphémer, ils ignorent que ces épreuves-là sont en réalité un cadeau, des outils indispensables à l’élaboration de leur œuvre. Qui peut raconter la faim mieux qu’un indigent, le désespoir mieux qu’un homme au bord du suicide ? Comment parler d’amour si l’on n’a pas ressenti au creux de sa poitrine le feu de la rupture ? Je sais cela pour avoir longtemps avancé en eaux troubles. Pour m’être battu à armes inégales dans un monde d’hommes, fait par et pour les hommes. Je n’ai jamais baissé la garde, ma fille. J’ai rendu coup pour coup, j’ai lutté bec et ongles pour exercer dignement mon métier. La liberté ne se donne pas, elle s’arrache.

« Des artistes, disais-tu, les gens ne retiennent que les paillettes, la bonne humeur, la poésie, l’ivresse. Ils ne voient rien des coulisses hantées par le doute, la solitude, l’angoisse, la pitance incertaine, les chutes inévitables quand les muses traînent la patte… » Et tu ajoutais, péremptoire : « Les saltimbanques ne meurent jamais parce que nous avons tous besoin de rêves… »



Le coin des curieux :

Les chikhates sont des chanteuses et danseuses populaires marocaines, qu'on peut retrouver dans l'animation de fêtes.

Elles sont à la fois célèbres et très décriées, car les préjugés en font des femmes vulgaires aux mœurs dissolues, souvent associées à la prostitution. On leur reproche de se livrer publiquement en spectacle, surtout lorsqu’elles dansent. Elles dérangent la logique patriarcale par leur indépendance et leur liberté, en gagnant leur vie grâce à l’usage de leur corps, par la voix et la danse. Leur perception a aussi été déformée pour des raisons politiques : voix libres qui chantaient l'injustice à l'encontre des femmes mais aussi de leurs tribus, elles ont pu avoir un rôle dissident contre un pouvoir corrompu ou contre le colonisateur.

Encore aujourd'hui, exercer le métier de chikha implique de nombreux sacrifices : rejetées par leurs proches et leurs familles, ces artistes finissent souvent seules. En 2015, la célèbre chicka Tsunami a même été menacée de mort pour son style très osé. En conséquence, les jeunes sont de moins en moins nombreuses dans cette profession, qui peine aujourd'hui à passer le flambeau de son immense répertoire traditionnel de musique populaire.

Les chikhates font un peu penser aux geishas, artistes elles aussi souvent associées à tort au monde de la nuit et de la prostitution.

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