jeudi 4 avril 2019

[Joly, Constance] Le matin est un tigre






 

J'ai beaucoup aimé

Titre : Le matin est un tigre

Auteur : Constance JOLY

Editeur : Flammarion

Parution : 2019

Pages : 158








Présentation de l'éditeur :   

Depuis quelques mois, la vie d’Alma se hérisse de piquants. Sa fille souffre d’un mal étrange et s’étiole de jour en jour. Tous les traitements échouent, et les médecins parlent de tumeur. Mais Alma n’y croit pas. Elle a l’intuition qu’un chardon pousse à l’intérieur de la poitrine de son enfant. On a beau lui dire – son mari le premier – que la vie n’est pas un roman de Boris Vian, Alma n’en démord pas. À quelques heures d’une opération périlleuse, son intuition persiste. Il ne faut pas intervenir. C’est autre chose qui peut sauver sa fille… Elle, peut-être?

Dans une langue merveilleusement poétique et imagée, Constance Joly met en scène l’histoire de ce que l’on transmet, malgré nous, à nos enfants. Le matin est un tigre parce que, certains jours, la vie est un combat et qu’il faut bien arriver à s’en débrouiller.

 

 

Avis :

Le matin est un tigre parce qu’il vous accompagne paisiblement, sans bruit, chaque jour de votre vie sans histoire, et que soudain, sans crier gare, il vous balance un grand coup de patte, prêt à vous dévorer : c’est toute votre vie qui se retrouve engloutie en un coup de dent.

Ainsi, la vie d’Alma et de Jean bascule quand leur fille adolescente tombe gravement malade et quand ils la voient décliner peu à peu, impuissants, sans savoir contre quoi ils doivent se battre puisque les médecins n’émettent aucun diagnostic.
Constance Joly trouve les images et les mots justes pour évoquer sans pathos, avec une infinie délicatesse pétrie de poésie, l’effondrement de la vie du couple, son désarroi, ses angoisses, sa solitude. « On n’entre pas facilement dans le malheur des autres. » Cette valise qui désormais pèse sans répit au bout de leurs bras, ils sont seuls à la porter nuit et jour, tandis que plus rien n’a le même goût qu’avant.

Mais quelle est donc cette étrange maladie qui éteint peu à peu leur fille ? Alma se la représente sous la forme d’un chardon qui envahit le corps de l’adolescente comme le nénuphar de Boris Vian. C’est en cherchant ce qui peut bien étouffer la vitalité de sa fille, qu’Alma, avec tout son amour de mère, saura entretenir l’espoir au tréfonds de son âme et se battre contre le sort, contre sa propre fatalité qu’elle imposait inconsciemment à sa fille.

Le livre raconte la solitude de l’épreuve, la résilience, le poids de l’excès comme de la carence d’amour : Alma et sa fille Billie sont comme deux plantes qui dépérissent, assoiffée pour l’une, trop arrosée pour l’autre. L’écriture, pleine d’une émouvante mélancolie, est ciselée, légère : elle réussit à transformer la brutalité en poésie, faisant de ce court roman plein d’onirisme, un petit bijou original et unique, une toile de maître aux subtiles nuances et au ciel toujours blanc. (4/5)


Citations : 

Ces derniers mois, Alma et Jean ont peu vu leurs amis. On n'entre pas facilement dans le malheur des autres, il est comme un bois trop sombre, une terre dévastée et lointaine pleine des grincements de la nuit.

En revanche, la malle pèse son poids. Alma a souvent envie de la confier à d’autres, le problème c’est de demander – c’est comme dans le métro, les gens ne viennent pas spontanément vous aider lorsque vous êtes encombré – mais, après quelques tentatives, elle y a renoncé. Les gens se précipitent, la soulèvent, grimacent, putain comment tu fais pour porter ce machin, t’es super forte, puis la reposent. Ils cherchent toujours à voir ce qu’il y a à l’intérieur, je te parie que tu as emporté trop de trucs, attends, laisse-moi voir, on va regarder, à vue de nez tu peux virer la moitié. Alma leur répond que non, elle a fait le tri, mais chacun a sa technique et son avis sur la question. Mais t’en as pas marre un peu des fois, tu ne devrais pas t’encombrer avec ça, pose-la, vis pour toi. Alma ne peut pas, elle est à elle cette valise, elle doit la porter, elle ne va pas la laisser là. D’autres ne disent rien et la regardent douloureusement, et c’est presque pire. D’autres encore semblent penser que cette malle tombée du ciel, Alma l’a bien méritée après tout. Si bien qu’elle a arrêté de songer à s’en décharger.

Le matin est un tigre qui rampe doucement, en attendant de vous sauter à la gorge.

Alma est dans son jardin. À quoi peut bien servir la beauté ? se demande-t-elle. À rien. Et cela lui met les larmes aux yeux. Elle observe le lavis du crépuscule. Les feuilles pourpres de l’érable ruisseler de rosée. Le cœur d’une rose gonflée d’eau. La beauté ne sert à rien, et pourtant, elle console de quelque chose qu’on ne sait pas nommer. Alma pense alors à ces architectes du XIXe qui se sont cassé le cul à décorer leurs édifices de guirlandes de stuc, de caryatides impériales, de fleurs de pierre, de balcons de fer forgé aux arabesques complexes. Pourquoi ? Pour rien. Pour faire beau. Pour donner de la joie au regard. Elle déplore qu’aujourd’hui rien ne soit plus fait pour l’inutile. De nos jours, un immeuble est fonctionnel. 

Le lendemain, le ciel est blanc et il bruine. Alma a envie de froisser la feuille du paysage dans ses mains et de l’envoyer à la corbeille. 

La pièce semble appartenir à une autre réalité. Les secondes comme des gouttes de mercure, alourdies d’elles-mêmes.

Les mots sont de pauvres choses, se dit-elle. Ils sont pratiques et incomplets, incapables d’exprimer la complexité de nos vies, la subtilité de ses nuances. Il faudrait les décrasser, les lessiver, les essorer pour leur faire dégorger un sens nouveau.

Parfois on gagne les guerres en se laissant tomber par terre.

Elle a besoin de poésie. D’un espace où les mots sortent des clôtures du sens.

Alma se poste à l’arrière du bateau, pour regarder les deux moteurs faire des lignes parallèles et mouvantes dans la mer. Les embruns lui piquent les joues et son sourire s’élargit. Une idée lui vient : et si c’était ça l’équilibre ? À l’unisson, mais séparé. Elle se demande si, jamais, elle pourra arriver à cette chose-là avec Billie. Si leurs deux vies pourront un jour tracer ces deux sillages vibrants, parfaits : à l’unisson et séparés.

Pourtant, Jean et Alma étaient restés debout pendant l’orage. Alma s’en rendait compte maintenant. Ils avaient vu leur caressante prairie se transformer en champ de mines, sans abdiquer totalement leur foi en l’avenir. Pour cela, chacun d’eux avait sauté dans une traverse d’herbe verte, qu’ils avaient longée, en s’accrochant aux bords du talus. Jean y cultivait l’humour comme des salades, Alma, c’était la rêverie. Ils étaient désormais au bout du chemin, en plein vent, seuls, pendant que se jouait le dernier acte de la tempête. Il se pourrait que chacun reste dans son coin, sans pouvoir rejoindre l’autre.


Le coin des curieux : 

Qui était Chicago May, la figure d'héroïne qu'invoque Alma pour se donner du courage ?

En 1890, May Duignan, 19 ans, fille de pauvres paysans irlandais, fuit son pays après avoir volé les économies de sa famille. Elle s'installe à Chicago où sa beauté magnétique, son esprit et son charme lui permettent de s’enrichir en alliant prostitution et arnaques. En quelques années, elle devient Chicago May, bien connue des joueurs, gangsters et courtisanes des clubs à la mode, prostituée, voleuse, arnaqueuse, danseuse de revue musicale, célèbre dans toute l’Amérique du début du siècle. Elle épouse alors un jeune officier mais divorce après trois mois, encore plus riche qu’avant, et mène une vie luxueuse. 

Pour échapper à la justice de New York, elle s'installe à Londres en 1900, puis à Paris en 1903 avec son amant, Eddie Guerin. Le couple est arrêté après le casse de l'American Express. May est condamnée à cinq ans de travaux forcés à la prison de Montpellier, son amant déporté au bagne en Guyanne. A mi-peine, elle est libérée sur la foi d’un certificat médical qu’elle obtient en séduisant un médecin de la prison. 

En 1907, elle est condamnée à quinze ans de travaux forcés pour avoir tiré sur son ancien amant, récemment évadé du bagne.  Elle est emprisonnée à Londres où elle fait la connaissance d’une ardente révolutionnaire irlandaise, la comtesse Constance Markievicz, dite la Comtesse Rouge. À sa sortie, elle émigre aux États-Unis, en passant par Ellis Island, pour y reprendre son ancienne vie.  May publie ses mémoires en 1928. Elle meurt, malade et alcoolique, en 1929 à Philadelphie. Nuala O'Faolain a écrit sa biographie, L'Histoire de Chicago May (Prix Femina étranger en 2006). 


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