mercredi 13 juillet 2022

[Brunat, David] Une princesse modèle

 




 

J'ai aimé

 

Titre : Une princesse modèle           

Auteur : David BRUNAT

Parution : 2022 (Héloïse d'Ormesson)

Pages : 171

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

De la Russie des tsars à l'atelier d'Henri Matisse.
Dans ce journal, la princesse russe Hélène Galitzine (1912-1966) raconte la fuite familiale en 1917 après l'exécution de son père par les bolchéviques, sa jeunesse en Italie et son installation sur la Riviera. C'est dans les années 1930 à Nice, alors qu'elle a embrassé une carrière de couturière, qu'elle rencontre Matisse. Grâce à l'entremise de son amie et compatriote Lydia, modèle phare de l'artiste, elle posera à son tour pour de nombreux chefs-d'œuvre de 1935 à 1940, notamment la série des blouses roumaines et la Musique, célèbre toile où il la peint aux côtés de Lydia.

À travers la parole de ce témoin privilégié de l'art du peintre fauviste, Une princesse modèle retrace une existence rocambolesque aux prises avec les tourments du siècle. L'odyssée d'Hélène Galitzine, de Saratov à Neuchâtel, nous offre une plongée fascinante dans le monde des russes blancs chassés par la révolution. Entre fracas de l'histoire et petits miracles du destin, portrait d'une femme déterminée, libre et fière.

 

 

Un mot sur l'auteur : 

Philosophe de formation, David Brunat dirige la société de conseil en communication OR & H Conseil. Il a déjà publié Tragic Atlantic (1998), Histoire de la Mafia (2012), Steve Jobs, figure mythique (2014) et Giovanni Falcone, un seigneur de Sicile (2014).

 

 

Avis :

La Russe Hélène Mercier (1912-1966), née Princesse Galitzine, fut, tout comme sa compatriote Lydia Delectorskaya, l’un des modèles préférés de Matisse à la fin des années trente. Neveu de ses deux filles aînées, l’auteur s’inspire de leurs souvenirs pour retracer le parcours de cette femme, entrée dans la postérité grâce aux toiles du célèbre peintre. Il lui prête la parole dans un récit romancé.

Née dans l’une des plus anciennes et des plus nobles familles de Russie, dans une maison princière dont les membres portaient le titre d’« Altesse sérénissime », la narratrice perd son père à huit ans, tué par le typhus dans une geôle sibérienne au lendemain de la révolution de 1917. Comme tant d’autres Russes blancs, Hélène et sa famille se retrouvent sur les routes de l’exil et choisissent de s’établir en Italie, sans se douter que le fracas de l’Histoire les y poursuivrait avec la montée du fascisme. A seize ans, elle perd cette fois sa mère, et avec son frère et ses sœurs, part rejoindre la forte communauté russe installée à Nice. Elle y est engagée comme couturière dans une maison de haute couture, et, par l’entremise de sa jeune sœur, baby-sitter pour la famille Matisse, rencontre en 1935 le peintre déjà âgé qui en fait l'un de ses modèles favoris.

Les séances de pose sont dans le livre l’occasion de conversations avec le Maître, dont on découvre l’atelier baigné de « la clarté argentée de la lumière de Nice », baroquement décoré de draperies multicolores comme un théâtre oriental, et sonorisé par les innombrables oiseaux peuplant les vastes volières de la pièce voisine. Le peintre n’a pas seulement la passion de la couleur, dont il joue jusqu’à saturation, au gré d’intensités vibrantes. Il raffole de musique, s’enthousiasme pour les textiles sous toutes leurs formes, ce qui, au contact d’Hélène, donne des toiles telles que la Musique - en couverture du roman -, ou la série des Blouses Roumaines

Mais la seconde guerre mondiale sonne l’heure d’un nouveau départ pour la narratrice, cette fois pour la Suisse, alors qu’on diagnostique un cancer à Matisse. Lui vivra encore quatorze ans, handicapé et alité, mais poursuivant son œuvre sans qu’y transparaisse le moindre ombre de souffrance. Elle mourra, malade aussi, une bonne décennie après lui, laissant une descendance largement mise à contribution pour le matériau de ce roman, et le souvenir d’un visage et d’une silhouette présents dans de nombreuses œuvres de Matisse.

Joli hommage à cette femme au destin hors norme, bousculé par les soubresauts meurtriers de son siècle, ce livre qui aurait néanmoins peut-être pu creuser davantage l’intériorité de ses personnages, est aussi une agréable et intéressante façon de pénétrer l’atelier et l’intimité de Matisse. Des drames et des épreuves traversés par l’une comme par l’autre, malgré la guerre et la violence, ne subsiste au final que le souvenir d’un tourbillon de lumière et de couleurs, à jamais capturé par l’oeil et la main de l’artiste. (3,5/5)

 

 

Citations :  

Je suis née dans le pays qui expérimenta avant tous les autres le communisme et embrasa l’Europe à coups de révolutions sanglantes, avant d’émigrer dans celui qui « inventa » le fascisme. En à peine une décennie, j’avais connu tour à tour (sans en percevoir, certes, grand-chose) l’autocratie des tsars, la Première Guerre mondiale, l’instauration du bolchevisme et l’avènement d’un régime liberticide d’un autre genre, mais tout aussi pernicieux. Dans mon enfance, le typhus ne s’était pas seulement abattu sur les corps, il avait aussi fondu sur les âmes et les peuples et les avait rongés de l’intérieur.
 

Il me dit un jour que la couture était comme la peinture, un mélange de technique et d’inspiration qui donne l’apparence de la simplicité, mais qui exige une discipline de fer, un travail assidu, une précision maniaque, une science poussée des gestes. Et dans les deux cas, la réussite est tout entière dans l’art de l’exécution, pas dans on ne sait quelle génialité inspirée, aussi impuissante à elle seule qu’une aiguille sans fil.
 

(…)  ce n’est qu’à la fin de l’année 1935 que j’ai intégré l’atelier de cet extraordinaire « tailleur » de toiles qui, j’en suis sûre, aurait fait un remarquable couturier si ses choix l’avaient porté à couper et à ajuster les matières plutôt qu’à les organiser et à les représenter – encore que ses gouaches découpées qui associent ciseaux et pinceaux constituent une sorte d’introduction à l’art de coudre à l’intérieur de celui de peindre !
 

Il me parla du travail de modèle, de ses attentes, des conditions qu’il pouvait me faire. Il fut enchanté de m’entendre raconter mon activité de couturière, qui limiterait mon temps de pose dans son atelier, mais qui lui apparut néanmoins d’un grand prix car « un modèle qui a l’amour des belles étoffes et qui possède l’art de les ouvrager est une chance pour un homme comme moi, qui ne me suis jamais lassé de les admirer et de les peindre » ; et j’ignorai à ce moment-là à quel point il disait vrai et combien il était habité par la passion des étoffes et par celle, réellement sublime, de les faire vivre et resplendir sur ses toiles.
 

Comment pourrais-je oublier qu’il existe pour un modèle trois manières principales de poser, ou plutôt trois grands types de poses ? Chaque catégorie répond à des nécessités artistiques différentes. La plupart des modèles, féminins ou masculins, pratiquent ces trois genres, mais pas toujours. La preuve…          
« Poser le détail » consiste à présenter une partie de son corps, par exemple ses mains, son dos, une jambe, un bras… Bref, autant de membres qu’il en existe et dont le peintre a besoin de s’approcher « à vif » pour travailler. « Poser le costume » signifie, comme son nom l’indique, que le modèle est habillé. Il se présente devant le chevalet, vêtu de toutes sortes de tenues possibles correspondant aux souhaits de l’artiste – hormis celle d’Ève ou d’Adam. Pour cette dernière, on parle de « l’ensemble ». Autrement dit, « poser l’ensemble » revient à déposer ses vêtements et à se présenter comme le veut l’expression dans le plus simple appareil, qui est peut-être synonyme d’une absolue simplicité vestimentaire mais nullement artistique, tant la maîtrise du nu et l’originalité dans sa représentation demandent de métier et de talent.
 
 
Place Charles-Félix, dans l’appartement-atelier. La vue sur la baie des Anges est magnifique. La lumière et la mer se reflètent sur les murs, tapissés de drôles de carreaux de céramique. Quand il fait beau, on dirait que des flots lumineux se déversent dans les pièces. Elles prennent une apparence nacrée, diaphane, écumeuse. Il me fait la réclame de « la clarté argentée de la lumière de Nice », l’une des raisons de son installation dans cette ville et à cet endroit. Aux murs, beaucoup de teintures bariolées. Il aime accrocher des draperies multicolores en manière de paravent. Elles servent de décor pour certains tableaux, notamment ses odalisques. Il raffole des ornements, des atmosphères baroques, des mises en scène. L’atelier a parfois l’air d’un théâtre oriental. Il y a aussi des ornementations végétales uniques en leur genre… Des fleurs ! Des bouquets monumentaux ! Des glaïeuls, des dahlias, des feuilles de palmier à profusion !          
Tout ce défilé de tentures et de tapis, de costumes luxuriants et de madras aux tons éclatants me ravit et me divertit. Je rêve souvent de tailler à pleins ciseaux dans les étoffes les plus bigarrées pour en faire des robes, des bustiers, des châles, des pantalons, des rubans, des chapeaux, que sais-je. Je le lui dis. Il sourit.          
« Qu’en penserait madame Violette ? Ah, je serais curieux de le savoir. Et la mode, la mode niçoise ? Suivrait-elle ? Nous sommes en Provence, pas au caravansérail !
Mais je sens que l’idée le séduit chaque fois que je lui en parle.          
– La mode ? Nous pourrions lancer une nouvelle tendance.          
– Vous pourriez aussi concevoir de beaux vêtements à partir d’impressions de mes tableaux. Vous connaissez Fortuny…          
– Fortuny ? »                     
Il m’apprend que Mariano Fortuny, un Espagnol vivant à Venise, a imaginé au début du siècle des robes à partir de tissus imprimés qui semblaient avoir été réalisés par un peintre et non par un couturier. Leurs inimitables teintes orangées, indigo, jaune pâle, rouge, etc. ont fait le bonheur des élégantes. Il a révolutionné l’art d’habiller les femmes.          
« Cet homme-là a su faire rimer peinture et couture comme nul autre. C’est un magicien des couleurs. »          
« Comme vous », pensé-je. Je suis fascinée. Je me promets d’en parler à madame Violette. Elle sait que je pose pour Matisse. Elle en est enchantée. Une princesse modèle parmi ses couturières et, qui plus est, modèle d’un peintre amoureux des belles étoffes !


La musique est une des grandes passions de sa vie. Il m’explique l’analogie entre les deux types d’art : « Le peintre choisit sa couleur dans l’intensité et la profondeur qui lui conviennent comme le musicien choisit le timbre et l’intensité de ses instruments. »          
Toute sa vie, il s’est employé à trouver la note juste. Il fut et il demeure pour l’éternité un grand compositeur de la couleur. 


« Mon ami Guillaume Apollinaire a écrit jadis de belles choses sur moi. Vous savez qu’il était d’origine russe par sa mère ?          
– J’ai entendu parler de lui. Ainsi que de sa triste fin.          
– Si triste ! Eh bien, il a dit un jour que mon art était un fruit de lumière. Parfaitement juste ! C’était vraiment bien trouvé comme expression. Impossible que l’auteur d’un “fruit de lumière” ne s’entende pas avec l’Italie et les Italiens. Parce que question lumière, hein, l’Italie… »          
Je profitais de cet aparté sur la Péninsule pour aborder un sujet qui m’intriguait depuis longtemps.          
« J’ai ouï-dire que Cézanne, qui ne jurait que par la peinture italienne, n’y a jamais mis les pieds. Pas une seule fois de toute sa vie !          
– C’est parfaitement exact.          
– Et c’est très singulier, vraiment, de la part d’un homme qui n’habitait tout de même pas à Utrecht ou à Saratov, mais en Provence, si près de la frontière italienne ! »


Il admirait beaucoup Cézanne, qu’il n’a toutefois jamais rencontré. Pas une seule fois. De toute sa vie !          
« Mais pourquoi donc ? J’ai du mal à y croire !          
– Je n’ai jamais été du genre à forcer les rencontres. Elles se produisent naturellement, ou bien elles n’arrivent pas. Voilà tout. J’ai découvert sa peinture chez Vollard, le célèbre marchand, et je l’ai immédiatement aimée. Elle posait des points d’interrogation qui m’ont fait beaucoup réfléchir et travailler. C’est l’essentiel. »          Je trouve très étrange qu’ils ne se soient jamais rencontrés. Presque aussi bizarre que le fait que Cézanne n’ait jamais visité l’Italie alors qu’il n’habitait tout de même pas loin de ce pays dont il se réclamait à corps et à cris sur le plan pictural et culturel.          
« Ah, mais par contre, j’ai rencontré son épouse après sa mort. Chez les Renoir. Et, ma foi, je m’en serais bien passé ! Elle ne tenait pas sa peinture en haute estime, croyez-moi. Elle m’a dit mot pour mot : “Il ne savait pas ce qu’il faisait ; ses tableaux ne sont jamais terminés, jamais finis.” Vous vous rendez compte ? Un si grand et si puissant créateur ! Elle semblait prendre plaisir à le débiner. Tout comme la femme de Pissarro, qui avait elle aussi la dent dure. Elle raillait son mari, un homme pourtant si sympathique. Comment oublier sa belle figure à barbe blanche ? Il avait travaillé avec Cézanne. Je l’ai bien connu, lui, et je l’appréciais infiniment. Mais la “mère Pissarro”, comme nous l’appelions, était aussi aveugle sur l’importance de son art que la femme de Cézanne. Elle persiflait. “Il a fait du pointillisme, et puis pfft il est passé à autre chose. C’était bien ou ce n’était pas bien. Il n’en sait rien lui-même. Il ne sait pas ce qu’il veut !” »          
Et Matisse conclut dans un franc éclat de rire que si nul n’est prophète en son pays, cela est particulièrement vrai, apparemment, des artistes et spécifiquement des peintres !          
« Mais je dois être l’exception qui confirme la règle. Madame Matisse m’a toujours soutenu, de tout son cœur et de toute son âme. Je lui en suis infiniment reconnaissant. Elle a toujours su me remonter le moral quand j’en avais besoin, à l’époque où, incompris, j’étais si souvent moqué, égratigné, méprisé. Oui, son amour et sa compréhension ont été d’un prix immense pour m’aider à surmonter ces épreuves et ces doutes. »


« Les couleurs mènent la danse.          
– Dans le monde de l’art, vous voulez dire ? C’est indiscutable.          
– Pas seulement ! Elles gouvernent les hommes. Voyez la Russie. Des rouges qui s’opposent aux blancs. Et même aux noirs, ces anarchistes qui ont été impitoyablement réprimés par les soviets. Votre papa, vous m’avez raconté cette histoire émouvante, dans la Croix-Rouge des armées blanches. Des couleurs partout ! Tant de symboles politiques ou religieux exprimés par des couleurs. Après la guerre, la majorité parlementaire en France était surnommée “bleu horizon”. Aujourd’hui, l’Allemagne se couvre de chemises brunes et d’affreuses oriflammes à croix gammée noire dans un rond blanc sur fond rouge. Je vous le dis, les couleurs mènent la danse. »


Ne pas se plaindre, souffrir en silence : moi qui ai appris très jeune à serrer les dents et à faire face aux malheurs de l’existence, j’ai aimé chez Matisse cette délicatesse supérieure. La maladie le harcelait depuis sa jeunesse. Elle a laissé peu de répit à son corps et l’a conduit à se faire opérer pendant les années où j’ai posé pour lui. Et aussi bien après, jusqu’à sa mort.          
Mais elle ne s’est frayée aucune voie dans son art.          
J’ai aimé cette grandeur d’âme, cette bienséance non dénuée d’héroïsme, cette discipline de l’esprit et de sa vie de peintre : ne rien dire sur la toile de ses tracas personnels, s’interdire d’y répercuter la moindre trace des griffures de la douleur physique. Juste absorber la lumière du bonheur de créer et d’admirer le monde dans sa vibrante beauté.
C’est pourquoi sa peinture n’est que lumière et joie. Au sens proprement physique et pas seulement esthétique. Peindre et se libérer de la souffrance, l’oublier, en faire un néant : c’était là sa discipline, sa mission. Sa belle et grandiose mission.          
Il m’a dit un jour qu’il ne mettait jamais ses souffrances dans son travail et que c’était précisément ce qui lui permettait de les supporter.          
Sacrée leçon de vie !          
Il n’empêche qu’il a souffert sans relâche depuis sa jeunesse.


Sans sa maladie de jeunesse, sans son appendicite, il n’aurait peut-être jamais embrassé une carrière de peintre et il serait alors passé à côté d’un destin exceptionnel. Sans les épreuves auxquelles notre famille a dû faire face naguère, je n’aurais certainement pas eu la vie que j’ai eue. Peut-être aurais-je connu, et mes sœurs aussi, une existence facile et brillante. Mais elle n’aurait pas eu le relief, la saveur et cette forme de plénitude que l’exil, que la découverte d’autres cultures et d’autres manières de vivre, que la nécessité de travailler dur, et que la rencontre avec Matisse lui ont conférée. Aucune de mes filles n’aurait vu le jour. Ni Alexis, ni Heinz n’auraient partagé ma vie.          
La lumière naît de l’ombre et la domine, telle est la leçon que la vie m’a enseignée et que Matisse m’a apprise également. Elle irradie les toiles de ce maître vénéré.


 

lundi 11 juillet 2022

[Mascaro, Alain] Avant que le monde ne se ferme

 


 
 

 

Coup de coeur 💓 

Titre : Avant que le monde ne se ferme

Auteur : Alain MASCARO

Parution : 2021 (Autrement)

Pages : 256

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Anton Torvath est tzigane et dresseur de chevaux. Né au cœur de la steppe kirghize peu après la Première Guerre mondiale, il grandit au sein d’un cirque, entouré d’un clan bigarré de jongleurs, de trapézistes et de dompteurs. Ce « fils du vent » va traverser la première moitié du «  siècle des génocides », devenant à la fois témoin de la folie des hommes et mémoire d’un peuple sans mémoire. Accompagné de Jag, l’homme au violon, de Simon, le médecin philosophe, ou de la mystérieuse Yadia, ex-officier de l’Armée rouge, Anton va voyager dans une Europe où le bruit des bottes écrase tout. Sauf le souffle du vent.
À la fois épopée et récit intime, Avant que le monde ne se ferme est un premier roman à l’écriture ample et poétique. Alain Mascaro s’empare du folklore et de la sagesse tziganes comme pour mieux mettre à nu la barbarie du monde.
 

   

Un mot sur l'auteur :

Né en 1964, Alain Mascaro a quitté son poste de professeur de lettres pour voyager avec sa compagne.
Son premier roman "Avant que le monde ne se ferme" a reçu le Prix Première Plume et Talents Cultura 2021.

 

 

Avis :

Né dans les steppes kirghises au lendemain de la Grande Guerre, le jeune tzigane Anton Torvath grandit au sein d’un cirque, où il dresse des chevaux. Lui et les siens mènent l’existence libre des « Fils du vent », à cent lieues des préoccupations de plus en plus folles de l’Europe où ils se trouvent dans les années trente. Pris au piège de la barbarie nazie, le petit chapiteau rouge et bleu manquera de peu disparaître définitivement. Mais c’est sans compter la détermination des survivants à ne jamais laisser s’éteindre le souffle du vent...

Terrible miroir que nous tend Anton, à nous les gadjé, au fil d’une moitié de XXe siècle marquée par les génocides. Pendant que montent les tensions d’avant-guerre en Europe, le jeune tzigane s’enivre d’une enfance goûtée instant après instant au sein d’un clan haut en couleurs, fier de sa vie sans attache qui lui fait profiter des beautés du monde au hasard de ses lents voyages au pas des chevaux. Cette vie libre de "mouflons" réfractaires à la domesticité des "moutons" est mise à mal de la pire des façons par le génocide nazi, dans un summum de l’horreur prouvant au-delà du concevable combien l’humanité est capable de se fourvoyer. Obstinés à reconstruire un avenir conforme à leurs valeurs de liberté, les survivants se heurtent au triomphe d'une conception de plus en plus "économique" du monde, centrée sur la possession et l'argent. Alors que les espaces sauvages se font peaux de chagrin, que frontières et passeports dessinent des murs parfois infranchissables, restent bien peu d'ouvertures pour laisser passer le vent.  

A ses passages sombres et terribles, propres à faire douter de la notion-même d'humanité, le récit oppose la lumineuse présence de quelques personnages dont la sagesse et la bonté simples et instinctives serviront, d'abord de tuteurs à l'apprentissage d'Anton, puis de bouées de sauvetage empêchant le jeune homme de sombrer tout à fait dans l'enfer des camps de la mort. Et puisque la barbarie des hommes se révèle capable de les emmener si loin au-delà de toute raison, mais aussi parce que notre monde contemporain oublie toujours plus de "vivre" pour préférer "avoir",  l'on acceptera avec bonheur que le récit s'arme d'une poésie parfois légèrement teintée de magie, n'hésitant pas à franchir les limites de la vraisemblance, pour mieux nous rappeler le vrai sens de la vie et le goût perdu de la liberté.

Investir chaque instant sans laisser au poids du passé ni à la crainte de l'avenir la possibilité de le gâcher, refuser l'aliénation au lieu de rester frileusement dans d'inacceptables compromis, oser dire non sans reculer devant le prix : c'est parfois l'avenir du monde qui est en jeu - ici face au nazisme au siècle dernier, mais on pensera aisément à d'autres exemples contemporains, ne serait-ce qu'à l'intégrisme religieux, et ainsi à d'autres ouvrages récents sur la liberté, en Turquie avec Madame Hayat d'Ahmet Altan ou au Kurdistan avec S’il n’en reste qu’une de Patrice Franceschi -, mais aussi, plus directement, la façon dont nous acceptons de vivre ou de subir notre existence au quotidien. Alors, à l'image des derniers tziganes bataillant pour préserver leur rapport au monde, et d'ailleurs de l'auteur qui a fait le choix un jour de tout plaquer pour écrire et voyager, peut-être un certain nombre de lecteurs trouveront dans ce livre l'envie de rejoindre aussi les rangs des cimarrones, ces esclaves ou animaux domestiques enfuis pour retrouver la maîtrise de leur destin... Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Préparez les attelages, ordonna Svetan, nous partons à l’aube. »          
Le violon du vieux Jag cessa soudain de rire. Tous quittèrent le cercle du brasier et s’enfoncèrent dans la nuit. L’haleine des chevaux soufflait des nuages et les étoiles au ciel semblaient cligner des yeux.
 

Dans la kumpania, on se méfiait beaucoup de ceux qui savaient lire. Les livres étaient des prisons pour les mots, des prisons pour les hommes. Les premiers comme les seconds n’étaient libres qu’à virevolter dans l’air ; ils dépérissaient sitôt qu’on les fixait sur une page blanche ou un lopin de terre.
 
 
Papu Jag, demandait par exemple Nanosh, y a-t-il des hommes dans la Lune ?          
— Il n’y en a plus qu’un seul, hélas, répondait Jag. Mais autrefois, il y en avait beaucoup ! Ils menaient une vie facile : leur seul travail était d’entretenir le feu pour que la lune brille. À cette époque-là, elle était toujours pleine. Mais un mauvais homme, un gadjo qui n’aimait pas ses semblables les bannit de la lune. Depuis, le mauvais homme doit entretenir le feu tout seul, et il n’y parvient pas, c’est pourquoi la lune s’éteint régulièrement. Quand elle commence à se rallumer, c’est que le gadjo est en train de souffler sur les cendres. Quant aux hommes qu’il a chassés, ils se sont dispersés très loin dans le ciel et Devel leur a donné la mission d’allumer chaque jour les étoiles. Si vous regardez bien, vous les verrez qui portent des fagots… 
 

En vérité, il était réputé très riche parce qu’il avait dépensé bien des fortunes dans sa vie et que c’était cela la vraie richesse : ne rien garder, flamber, jeter l’argent par les fenêtres, sans quoi l’argent devenait vite un boulet qui entravait les pas et noircissait les âmes.
 

L’histoire des hommes était ainsi faite qu’on ne pouvait faire un pas sans s’embourber dans un charnier. Il y aurait bientôt la guerre ; Anton l’avait lu dans les journaux, mais c’était surtout inscrit dans le cheminement même de l’humanité. Il suffisait d’ouvrir un roman, à plus forte raison un livre d’Histoire, pour s’en rendre compte : ce n’étaient que récits de combats, autodafés et massacres que l’on nommait épopées ; des centaines de « héros » s’étaient approprié le monde, obligeant les chroniqueurs à narrer holocaustes et fratricides, comme s’il n’y avait rien d’autre à consigner. (…)
Pourtant le monde n’était pas fait que de conquérants sanguinaires, de princes et de rois fous, de militaires cruels ; les petits, les sans-nom, les sans-grade étaient bien plus nombreux et cependant ils courbaient la tête sous le joug. Anton ne comprenait pas pourquoi.
 
 
Dis-moi, mon garçon, demandait Jag qui aimait les fables, qu’est-ce qui est mieux pour un mouton, le berger ou le loup ?          
— Le berger.          
— Et qui tond le mouton ?          
— Le berger.          
— Et qui le tue pour le manger ?          
— Le loup !
— Non, Anton. C’est encore le berger. Il est bien rare qu’un loup parvienne à tuer un mouton, parce que le berger veille, et il a de gros chiens. Mais qui donc protège le mouton quand le berger vient l’immoler ?          
— Personne.          
— Et pourtant de qui a peur le mouton : du berger ou du loup ?          
— Du loup !          
— Oui mon garçon, voilà bien tout le drame des hommes : ils sont exactement comme les moutons. On leur fait croire à l’existence de loups et ceux qui sont censés les protéger sont en fait ceux qui les tondent et les tuent.


Il inculqua à Anton l’essentiel : le sens de l’éphémère. Les vies étaient fragiles et passaient vite, si vite, il fallait toujours l’avoir à l’esprit et se garder vivant ; le reste, à commencer par l’espérance d’une vie éternelle, n’était que foutaises.          
« Ici et maintenant, voilà ce qui compte. Ne te laisse pas voler ta vie, Anton, c’est ton bien le plus précieux. »          
Il disait encore :          
« Te souviens-tu des mouflons que nous avons vus dans l’Altaï ? Sais-tu que les moutons étaient tous des mouflons avant d’être domestiqués ? Des deux, qui préfères-tu être ? »


Je ne suis pas dresseur de chevaux, mon garçon, mais si j’ai proposé ce nom pour ton cheval, c’était pour te suggérer quelque chose… Pour ce que j’en sais, Cimarrón est un mot d’un ancien peuple d’Haïti7, il désigne un animal sauvage domestiqué retourné à l’état de nature ; autrement dit, un animal intelligent ! Par la suite, on l’a employé pour désigner un esclave en rupture de ban, un esclave qui a fui pour retrouver sa liberté. Parce que même chez les bêtes serviles, même chez les esclaves, il reste toujours quelque chose qui ne se rend pas, quelque chose d’inaliénable. Voilà ! Alors si tu veux obtenir quelque chose d’un animal domestique, parle à ce qui en lui est encore sauvage et tu verras que tu obtiendras plus que tu n’aurais obtenu en t’adressant à la part domestique. Et il en va de même des hommes. Les gadjé sont des animaux domestiques, et nous aussi un peu, je crois, même si on s’en défend. Quoi qu’il en soit, si tu veux obtenir quelque chose d’un homme, parle au Fils du vent qui est encore en lui ; parle à sa liberté et non pas à tout ce qui l’entrave. Enlève la selle et le mors à ton cheval ; enlève aux hommes leurs oripeaux sociaux, leurs chaînes et tout ce qui les entrave : considère-les nus et tu sauras qui ils sont…
 
 
Dans les premiers jours du mois de mai 1945, le colonel Saül Aaron Wittgenstein, de la troisième armée américaine, pénétra dans la forteresse de Mauthausen, deux jours après la libération du camp. Ce qu’il avait de plus cristallin en lui, les fines cordes tendues sur la harpe de son âme, la candeur, l’idéalisme, la foi, tout cela se brisa à jamais. Ce fut comme une noire illumination. Il ne s’exclama pas comme ses pairs ou ses subordonnés devant la barbarie nazie, il ne la considéra pas comme extérieure à lui mais comme une part de lui-même, comme inhérente à l’homme, indéfectiblement. Dès lors, il en conçut une profonde aversion pour ses semblables et, partant, pour lui-même.


Anton était entré dans la petite galaxie des Wittgenstein comme un météore flamboyant. Il bouleversa tout ce qu’ils avaient lentement et patiemment construit, leur douce inertie, cette pyramide de quiétude et de croyances, ce savant équilibre entre les désirs assouvis et ceux à étouffer, la vieille patine de bien-être régulièrement passée à l’encaustique des certitudes, jusqu’à l’idée qu’ils se faisaient d’eux-mêmes.


Tu crois donc qu’il faut une raison au voyage ? Le voyage porte en lui sa propre raison, mon ami ! On va à un endroit sans savoir pourquoi et ce n’est que lorsqu’on y est que l’on comprend pourquoi on est venu ! Les gadjé ne connaissent pas le sens de la route. Si les Fils du vent parcourent la peau du monde, ce n’est pas pour le simple plaisir d’aller d’un endroit à un autre ou pour simplement connaître l’errance ; c’est une façon de dire que leur pays n’est pas ici ou là, pour la simple raison qu’il n’est nulle part, en tout cas pas enclos entre des frontières ! Nous ne sommes que de passage, comprends-tu ? Nous sommes comme le chat de Kipling : tous les lieux se valent pour nous. C’est pour cela que les Fils du vent sont capables de prédire l’avenir, eux qui ne connaissent que le présent, parce qu’ils ne sont pas enracinés comme des arbres ou fichés en terre comme les pieux des clôtures, mais qu’ils ont gardé un lien primordial avec l’univers, avec la terre, avec le vent !


Ci et là encore, il avait croisé quelques survivants, de Łódź ou des Lager, la plupart marqués dans leur âme et leur chair, tourmentés par le simple fait d’avoir survécu là où tant d’autres étaient morts. Il les reconnaissait presque du premier coup d’œil. (…)
Seuls les bourreaux dormaient du sommeil du juste, c’était une constante ; les victimes, elles, continuaient à souffrir leur vie durant, jamais leurs plaies ne cicatrisaient entièrement. 
 
 
Jag bougonnait. Encore. Contre (…)  les organisateurs de spectacles, les impresarii, les banquiers, les hommes d’affaires, tous ceux qui tournaient autour du cirque comme des vautours et qui vouaient un effarant culte à l’argent.          
« Et pour quoi en faire, je te le demande ? Rien de vivant. Ni joie, ni fêtes, ni cadeaux ! Juste davantage d’argent et de pouvoir. »          
Un nouveau Golem se profilait, apparemment moins sanguinaire, mais tout aussi inhumain et qu’on allait ériger au rang des dieux : l’économie.          
« Les Fils du vent vont être broyés ! Les vanniers, les rémouleurs, les maquignons, les forains, que veux-tu qu’ils fassent contre cette machine ? Tôt ou tard ils seront broyés… »          
Jag bougonnait aussi contre tout ce qui se mettait en travers de la route. Les contrôles de police, les barrières, les clôtures…          
« Tu verras que si un jour on retourne dans les steppes, on trouvera de ces barbelés… »          
Pourquoi diable les gadjé voulaient-ils morceler la terre, la réduire en parcelles closes et encloses ? Les panneaux Propriété privée – Défense d’entrer s’étaient mis à pousser comme des liserons. De la route, on apercevait un étang, une rivière, un ruisseau, ou bien une prairie pleine de fleurs, un bosquet clair, une clairière, et quand on s’approchait, on tombait sur une clôture ou une barrière.
« Ce genre de choses, c’est pour parquer les troupeaux, rien d’autre ! »          
Anton entendait parfaitement ce que disait Jag. Lui aussi souffrait de voir le monde se fermer. Il rêvait toujours d’horizons infinis, de plaines immenses, de moutonnements et de steppes, de libres galops.


 Les hommes sans cesse rêvent du zénith, disait encore Jag, et oublient le nadir. Pour être à l’équilibre, il faut avoir les deux, la tête dans la lumière, et les pieds ancrés dans le sol, parfois dans la boue ! Le vent dans les cheveux et les pieds sur terre, voilà ce qu’il faut pour être heureux ! 


Les existences parfois s’écrivent dans des langues inconnues, forçant ceux qui les vivent à tenter de déchiffrer les hiéroglyphes qu’ils ont pourtant eux-mêmes gravés.


Tu as une dette envers les morts, Anton. Tu as survécu ; et puisque tu as survécu, tu te dois de vivre et d’être heureux. Ce n’est pas un droit, mais un devoir. Peut-on vivre et être heureux par devoir ? te demandes-tu. Oui, à condition que ce soit librement et pleinement consenti. Si tel est le cas, alors s’efface le poids du devoir et ne reste plus que la joie, l’intense jubilation de vivre.


Lorsqu’il arriva en vue des faubourgs de la capitale autrichienne, il eut la brève tentation de continuer à marcher tout droit vers le soleil levant, à travers l’Europe et l’Asie centrales. Mais il y avait plus que des frontières à traverser maintenant, il y avait un rideau de fer, et ce que Jag avait fait en temps de guerre, il était désormais impossible de le faire en tant de paix, si l’on pouvait appeler cela la paix. Quel étrange et absurde monde que celui des gadjé ! Il allait falloir louvoyer, être malin, trouver des interstices, des subterfuges, d’infimes trous de souris pour pouvoir se glisser jusqu’aux steppes lointaines et retrouver la lumière, le feu, le sang de l’enfance, peut-être la délivrance.


 

samedi 9 juillet 2022

[Ruocco, Julie] Furies

 






Coup de coeur 💓

 

Titre : Furies

Auteur : Julie RUOCCO

Editeur : Actes Sud

Parution : 2021

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :    

Les destins d’une jeune archéologue, dévoyée en trafiquante d’antiquités, et d’un pompier syrien, devenu fossoyeur, se heurtent à l’expérience de la guerre. Entre ce qu’elle déterre et ce qu’il ensevelit, il y a l’histoire d’un peuple qui se lève et qui a cru dans sa révolution.

Variation contemporaine des "Oresties", un premier roman au verbe poétique et puissant, qui aborde avec intelligence les désenchantements de l’histoire et "le courage des renaissances". Un hommage salutaire aux femmes qui ont fait les révolutions arabes.
 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Âgée de vingt-huit ans, Julie Ruocco, ancienne étudiante en lettres et diplômée en relations internationales, a travaillé au Parlement européen pendant cinq ans. Passionnée par les cultures numériques, elle a publié un ouvrage de philosophie esthétique : Et si jouer était un art ? Notre subjectivité esthétique à l'épreuve du jeu vidéo (L'Harmattan, 2016). Furies est son premier roman.

 

Avis :

Archéologue devenue trafiquante d’antiquités, la Française Bérénice ne connaît du désastre syrien que les trésors volés qu’elle récupère à la frontière. Le Syrien Assim, lui, voit avec désespoir la guerre réduire ses fonctions de pompier à celles de fossoyeur. La folie furieuse qui s’est emparé de son pays va pourtant finir par faire se croiser leurs chemins, dans une tourmente infernale dont nul se sortira indemne.

Barbarie, horreur. Après cette lecture, les mots semblent dérisoires pour évoquer le calvaire de la population syrienne cette dernière décennie. Ceux de Julie Ruocco ont la puissance et la fulgurance de traits d’arbalète, lorsqu’elle égrène ses implacables observations et réflexions, au fil de scènes d’une acuité impressionnante. D’images marquantes en commentaires percutants, l’intelligence mordante de ses pages bouscule, bouleverse, et tout autant d’effroi pour les réalités racontées que d’admiration pour la somptuosité de l’écriture, vous laisse coi longtemps après le point final.

Pourtant, dans ce chaos à faire désespérer de l’humanité, brillent sans discontinuer quelques modestes mais obstinées lueurs d’espoir. Ce sont les femmes qui, dans cette histoire, comme les Furies de la mythologie pourchassant sans relâche les criminels, les portent du bout de leur courage et de leur détermination, dans leur ultime refus de céder leur liberté contre l’obscurité du fanatisme et de l’oppression. Et même si leur vaillance obscure et anonyme les mène au sacrifice, c’est elle qui permet de croire, pour de futures générations, en la possibilité d’un jour meilleur.  

Nul doute que ce premier roman étourdissant de puissance et de maestria nous révèle un auteur et une écriture promis à la plus brillante des  trajectoires. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Elle n’avait pas peur. Avec le temps ces allers-retours étaient devenus une vague habitude. Elle rentrerait ce soir dans sa chambre sous les toits, elle mémoriserait le contenu de l’enveloppe, les objets précieux qui y étaient détaillés, et demain, elle prendrait l’avion pour aller les chercher. En pensée, elle retraçait déjà tous les fils possibles de leurs origines. Elle imaginait des destins d’argent et de pierre qui enjambaient les siècles, traversaient les hasards du temps et de l’histoire. Des bijoux millénaires qui n’avaient plus nulle part où se poser et laissaient leur or couler dans les veines des trafics d’antiquités et le ventre des marchés noirs. Elle se souvenait qu’étudiante, elle s’émouvait de ces héritages dispersés, sacrifiés par l’avidité des vivants. Plus maintenant.
 

Ce sentiment curieux pour un homme d’avoir une sœur, Asim en était rempli. La joie presque animale qu’il prenait à reconnaître le sang qui palpitait bien vivant dans ses veines, de savoir qu’il le partageait, qu’il était sien sans qu’il le possède. Toutes ces années, il s’était contenté de la veiller. Pas comme les autres. Ceux qui enferment, chiffrent les réputations et négocient l’honneur. Ceux-là n’ont pas de sœurs, à peine des servantes. Asim, lui, tenait de son père la sagesse secrète, la certitude que ceux qui réclament l’obéissance des femmes ne mériteraient jamais leur amour. C’était le seul cadeau qu’il lui avait fait avant de disparaître et il lui en était reconnaissant. Grâce à cela, il était libre. Libre de veiller Taym simplement parce qu’il l’aimait. 
 

Dans ces moments-là, il aurait voulu hurler. Hurler juste pour ne pas devenir fou, juste pour se convaincre qu’il avait encore une voix et quelqu’un pour l’entendre. Mais il ne desserrait jamais les mâchoires. Lorsqu’un incendie s’éteignait, une autre explosion se déchaînait et la terre tressautait de nouveau comme un animal blessé. Le ciel était grillagé de traces, les façades se décrochaient des immeubles, emportant dans leur chute des étages entiers. Chaque jour, des effondrements mettaient les bâtiments à vif et tous les objets du quotidien exhibaient leur intimité morte de maison de poupée. Il y avait quelque chose d’obscène dans le spectacle de ces pièces suspendues dans le vide, de ces rideaux de douche flottant sur des meubles encore debout. À leurs pieds, la cohorte des vivants se déversait en bouffées ahuries. La ville barrissait de cris, d’appels et il fallait tout recommencer. Longer les crevasses des rues, creuser le béton en miettes, ausculter les murs à la recherche de blessés et ne déterrer que des fantômes. L’humanité se regardait tituber dans la cendre mais il n’y avait personne pour lui venir en aide. Comme si le monde avait accepté qu’ici les vies s’abîment sans réellement advenir. De plus en plus souvent, la colère prenait le pas sur le désespoir. Comment un pays pouvait-il se transformer en charnier dans l’indifférence des nations ? La révolution n’avait-elle pas eu lieu ? Ne s’étaient-ils pas révélés dans toute leur force, dans tout leur courage ? Ils avaient appelé le monde et le monde n’avait pas répondu.
 
 
C’était comme si la barbarie et l’aveuglement des hommes devaient les punir de leur espoir, purger la terre des générations qui avaient osé se révolter. Pour les régimes meurtriers, l’homme qui a goûté à la liberté est plus dangereux que le chien qui a goûté au sang. C’était la vieille loi. Et du fond de leur folie, les anciennes puissances avaient pressenti qu’il n’y avait pas de retour possible. Les replonger dans le sommeil de la peur ne suffisait plus, il fallait les exterminer. Noyer dans le sang la beauté de ces heures. Enterrer les images de tout un peuple qui se relève et fait de l’avenir son combat.


Partout ça avait été une grande clameur. Une énergie foudroyante et contagieuse à la fois s’était emparée de tout le pays. Comme un feu qui prend dans une forêt que l’on a asséchée trop longtemps. Toutes les consciences s’étaient réveillées en même temps. Femmes et hommes avaient relevé la tête au son de la même musique. Un rythme imperceptible d’abord, comme un froissement d’ailes, un murmure d’enfant perdu dans la foule. Et puis, ça avait enflé comme une vague, claqué dans l’air comme un tambour. Pour la première fois, ils avaient osé se regarder et ils étaient sortis pour laver une vie d’injures et de crachats.
Ceux qui avaient grandi à l’ombre des absents et des humiliations découvraient des mots inconnus. Les mots “justice”, “dignité”. Et les rues s’étaient remplies de voix nouvelles. Des décennies de forces inemployées déferlaient sur les places à la recherche d’un horizon neuf. Toutes les peurs inoculées, les silences imposés, tout cela s’était évanoui en une nuit. Aucun tyran n’était éternel. La phrase était inscrite dans l’air, pulsait dans les veines de toute la Syrie. Il fallait voir les femmes danser, entendre le chant des hommes et sentir le soleil qui baignait leur corps. On allait ouvrir les prisons, chasser les spectres. Enfin, la vie allait pouvoir commencer. Il se souvenait de sa mère qui tissait les étoiles sur le drapeau syrien. Les tantes, derrière leur aiguille, entonnaient des hymnes oubliés, des nouveaux aussi. Toutes, elles rappelaient à elles le sourire de leurs disparus et sous leurs doigts, les drapeaux du peuple se transformaient en voiliers insubmer­­sibles.


En ce temps-là, tout était encore possible. Il y avait cru, il avait dansé, espéré de toutes ses forces. Aujour­­d’hui, il songeait avec amertume à toute cette lumière. Son peuple s’était levé mais le monde était resté assis. Les autres, pensait-il, auraient pu au moins les regarder. Rien que pour partager leur joie et leur innocence. Rien que parce que tout, absolument tout, allait se résorber dans l’atrocité mais qu’ils ne le savaient pas encore. À cette époque, ils commençaient à peine à entrevoir que l’espoir était fragile et qu’il faudrait faire face à l’horreur de la faiblesse humaine.
Au début, Asim n’avait pas pris garde aux signes, aux drapeaux verts puis de plus en plus noirs dans la foule. Une ombre s’étendait sur eux. Ses racines ne leur étaient pas inconnues, mais il se refusait à y croire.
 
 
La ville était devenue un tapis de ruines. Autour des places, les murs qui avaient porté l’écho de la révolution n’existaient plus et dans le béton meurtri, les slogans, les poèmes étaient troués de balles et d’injures. Cet horizon de gravats avait permis à d’étranges drapeaux de pousser dans la nuit. Comme si, à force de labourer la terre pour y planter des cadavres, le régime de Bachar avait fait de son pays un terreau parfait pour la fin du monde. C’est là que les hommes en noir, pour beaucoup avec des accents étrangers, étaient arrivés. En plus de leurs armes flambant neuves et de leur barbe sale, ils avaient emmené un dieu sauvage que l’on connaissait mal. Rapidement, ils s’étaient approprié tout ce qu’il restait. Leurs pensées cannibales avaient été édictées en lois et comme si l’horreur passée ne suffisait pas, ils avaient recouvert les crimes de l’État avec les leurs.


Dehors, l’abject avait rendu floues les limites entre la prison et l’extérieur. Les barreaux s’étaient dressés dans les esprits, la peur déteignait sur tout ce qui lui avait paru juste et il lui semblait que la raison n’avait plus cours nulle part. Les exécutions devenues publiques, même les morts étaient enrôlés de force dans la propagande et s’exposaient sur les places. Depuis combien de temps cela durait ? Asim n’avait pas de date en tête. Mais il avait fallu que la ville entière pue la charogne et que les égorgements soient mis en scène et filmés pour que les Occidentaux s’intéressent de nouveau à la région. À cause des morts chez eux et des attentats en Europe, c’était un collègue qui lui avait dit ça.


Pendant une opération, une infirmière n’arrivait pas à remettre une perfusion à cause de ses gants noirs et du tissu qui encombrait ses bras. Dans l’urgence, Asim attrapa la main qui tenait l’aiguille et l’aida à la replacer. (…)
— Va-t’en ! Vite ou tu seras battu toi aussi !
Il n’avait pas eu le temps de s’excuser que déjà Alaa avait quitté la pièce. La Belge referma la porte sur ses talons. Asim avait été roué de coups, mais l’infirmière, elle, n’était pas retournée à l’hôpital. Asim ne comprenait pas. Il ne comprenait pas comment on pouvait punir ce simple contact alors que l’on glorifiait l’orgie après la mort. La guerre avait changé de visage. Elle avait déserté les champs de bataille pour se terrer dans les esprits, s’enkyster dans le corps des femmes. Ou peut-être que ça avait toujours été le cas ? C’était l’ancienne menace de la police : “Tais-toi, baisse la tête ou on reviendra pour s’occuper de ta femme et de tes filles.”  
 

Cette guerre ne pouvait pas se suivre sur les cartes, avec des positions qui se gagnaient ou tombaient. Les repères géographiques n’importaient plus, l’empire de la démence se mesurait à la disparition des femmes. Menacées si elles sortaient, insultées si elles osaient seulement se montrer depuis leur balcon. Elles pouvaient être emmenées, juste parce qu’elles étaient dans la rue, parce que leur voile n’était pas assez noir, les gants pas assez mats. On ne les revoyait jamais. Combien étaient-elles, celles qu’on avait entraînées dans les voitures de la hisba3 ? Les autres étaient emmurées vivantes. Les voiles s’épaississaient, leurs contours devenaient de plus en plus vagues, la voix même était proscrite. Les femmes devaient se soustraire au monde et à elles-mêmes. Sans qu’on y prenne garde, les techniques de ­dissuasion personnelle s’étaient muées en punition collective. Interdiction de se montrer, impossibilité de se voir. À la place, des mots empoisonnés, des fantasmes violents. Le tabou de leur humiliation était dans tous les regards. La peur des sévices derrière le mot disparition. L’ignorance sur la nature des bourreaux. De ne pas savoir de quelles mains, de quelles nationalités. Au nom de quel dieu ou sur le déshonneur de quel drapeau elles étaient sacrifiées ? Comme si le détail pouvait devenir un motif de consolation. Celles qui mouraient et dont on retrouvait les corps avaient droit à de discrètes funérailles, et il y avait celles qui en réchappaient et dont on ne voulait plus. Elles devaient supporter le silence injuste de la honte et la mort qui fermentait dans leur ventre. Asim le sentait, cette fêlure, de plus en plus profonde, s’insinuait dans ce qu’un pays avait de plus intime, dans ce que la vie avait de plus sacré.


Ils l’ont décapitée parce qu’elle était maquillée et ne portait qu’un voile transparent. Ils ont dit que c’était contraire au Coran et ils ont aussi tué l’époux. Pour impureté. Il aurait dû empêcher l’indécence de sa femme, c’est ce qu’ils ont dit.


Avoir envie n’était pas céder. Céder n’était jamais perdre. Elle en était sûre et cette certitude l’avait libérée de la peur qu’on inocule aux petites filles et qui s’instille dans le corps des femmes jusqu’à ce qu’elles en crèvent. Elle pouvait tirer des hommes un plaisir égal et sans contraintes. 


Le quotidien peut rapidement devenir un tissu de parjures. Oh, rien d’abord, mille petites lâchetés, des mesquineries anodines et sans force qu’on traîne et qui deviennent de plus en lourdes au fil des années. Un dégoût de soi que l’on garde comme une gêne obscure, et puis on se rappelle cette main qu’on a refusé de tendre, la phrase que l’on n’a pas prononcée, l’acte mille fois rejoué et qui aurait pu faire la différence. Même les hommes qui n’ont traversé ni guerre ni exil. Alors pour ceux qui avaient dû fuir, qui s’en étaient sortis après des kilomètres de course et de frontières armées, il restait toujours une trace. Celle du sacrifice et de la trahison mêlés. Cette culpabilité voilée, elle l’avait progressivement sentie chez Nazar.


Il était inutile de mentir sur l’origine de l’enfant. Elle avait dans les yeux une force et une douleur que les adultes ne pouvaient pas soutenir. Ces juges muets, il n’y avait pas que dans les camps qu’on les apercevait. Peu à peu, la ville avait appris à cohabiter avec ces ombres furtives. Les rues étaient pleines de gosses en loques qui avaient au fond de la prunelle un reste de braises piétinées ou des rires de vieillard dément.


Chaque mort s’inscrit dans une logique de terreur souterraine. Elle doit à la fois innerver et paralyser le pays sans jamais se dévoiler en plein jour. L’extermination n’est pas l’objectif final mais une stratégie du régime pour préserver l’appareil d’État. Ces exécutions sont sa réponse sur le plan intérieur et elle se doublera immanquablement d’une campagne internationale pour la couvrir. Dans le faisceau des conjonctures qui se dessine, je ne peux retenir qu’une hypothèse, et elle est terrible : cela fait des générations que le régime brutalise et affame un monstre qu’il a accouché dans ses prisons. Le jour est proche où il le lâchera pour qu’il prenne part à la diversion et aux massacres. Parce qu’il l’a porté en lui et qu’il rendra ses crimes invisibles, ce monstre sera le miroir du régime. À la terreur interne, il opposera une lutte globale, et pour faire oublier le secret de ses caves, il se fera médiatique. Ce monstre devra publiquement reculer les frontières de l’horreur jusqu’à laisser l’État apparaître comme un acteur raisonnable sur l’échiquier politique. Le circuit fermé de ses bourreaux sera couvert par les crimes d’un réseau international, autonome, et il n’est pas impossible qu’une fois le monstre abattu, le régime s’érige en sauveur d’un peuple qu’il a lui-même torturé et assassiné.


À ceux qui considéreront les tyrans comme des alliés de leur sécurité, nous rappellerons que les crimes sont des crimes, qu’il n’est pas plus acceptable pour un gouvernement que pour une organisation terroriste d’être un assassin. Nous dirons avec Victor Hugo que “s’il existe un gouvernement bête fauve, il doit être traité en bête fauve”. Qu’il n’y a qu’une espèce humaine, que celui qui meurt aujourd’hui est un homme, et que celui qui tiendra le couteau demain en est un aussi et que c’est cela qui est horrible. Nous dirons que ceux qui tuent en ce moment ne sont que des serviteurs effroyables mais que les nations qui les contemplent avec une incrédulité gênée comme s’il s’agissait d’une règle naturelle sont des lâches. L’ignorance contrite n’est pas une excuse, pas plus que l’aveuglement volontaire. L’immobilité des administrations est un sursis criminel qui réduit les peuples à l’état de question. Nous avons connu la question arménienne, la question juive, la question palestinienne, il reste la question yézidie et peut-être y aura-t-il bientôt la question kurde. Les charniers seront pleins de points d’interrogation et les vivants seront des silhouettes ponctuées de silences et de cicatrices.


Sans justice et sans mémoire, nous nous condamnons éternellement à être tour à tour victime puis bourreau. Pour briser ce cycle infernal, il ne nous faudra pas seulement triompher des combats mais aussi de notre propre vengeance. Écouter les survivants, honorer les morts, pour que l’horreur se résorbe enfin en justice. Peu importent la défaite ou la victoire, j’espère que ceux qui viendront après nous ne résisteront plus jamais à la tentation d’être humains.


Depuis quand avait-il cessé d’être un pompier pour devenir un fossoyeur ? Depuis quand les infirmiers gardaient-ils les morts ? Passé le premier moment de la révélation et du courage, la guerre se faisait puissance d’inversion. Elle transformait les médecins en bourreaux, les vieux en enfants apeurés et les enfants en vieillards nerveux. 


Les quartiers se succédaient, Asim marchait derrière le vieux à la manière d’un somnambule, ne retenant rien du parcours ou des visages qu’il croisait. Les couleurs et les passants en nombre lui étaient douloureux. Il craignait à chaque instant qu’une alarme ne retentisse et que cette illusion de paix ne se résorbe en catastrophe. Car la catastrophe était toujours là, même larvée dans un sourire ou un éclat de voix. Il s’étonnait de voir des commerces ouverts, des femmes dehors. À chaque rue qu’ils traversaient, il s’imaginait voir arriver une voiture armée d’un fusil-mitrailleur ou que l’empressement affairé de la foule allait être soufflé par une explosion. Pas de pendus aux fenêtres, pas d’exécutions aux carrefours. Pourtant, ça devait encore se passer, à quelques kilomètres seulement, à l’instant même où il formulait cette pensée. La juxtaposition des réalités ouvrait en lui un gouffre infini mais il restait impassible. L’angoisse avait lavé ses traits, tranché le fil de ses nerfs. C’était certainement ce qu’il se passait quand le cerveau, même sans le vouloir, s’était habitué à la terreur. Il savait juste mieux dissimuler ses surgissements intérieurs.
Arrivé chez le vieil homme, Asim était épuisé, étourdi par le frôlement de tous ces vivants auxquels il n’appartenait plus. Dans le tumulte, il lui avait bien semblé croiser quelques ombres comme lui, le regard éteint. Ici, on les appelait les réfugiés. Il devrait s’y faire, mais il ne se sentait pas plus proche de ces exilés que des autres. Et eux, de leur côté, n’auraient rien à lui dire non plus. Ce n’était pas leur faute. Seuls quelques mois séparaient leur départ, mais au milieu il restait cette impossibilité du lien qui perdure au-delà la perte et de la violence. Le mot “refuge” était creux, vidé par la différence entre les enfers personnels et l’inexistence d’un langage commun. Le paradis pouvait bien être un fantasme collectif mais chaque enfer était particulier, insaisissable par la langue.


Rien n’est mauvais par essence dans la nature, il n’y a que les hommes qui l’enlaidissent à force de mal voir et de mal nommer.
— Je ne pense pas que ce soit un problème de langue ni de vision, répliqua le jeune homme d’une voix terne.
Sous ses sourcils blancs, les yeux du vieillard brillaient :
— Et pourquoi pas ? Les poètes donnent des noms aux choses et aux êtres pour leur permettre d’exister. (…) Il n’y a que l’art pour sauver les hommes, l’art pour leur laver la langue et les yeux. 


Un jour, sa sœur lui avait dit qu’il y avait dix fois plus de morts que de vivants sur la terre. Ils étaient encore enfants et mangeaient des gâteaux allongés sur le tapis du salon. Taym lui avait parlé d’un article de géographie qu’elle avait lu. Un professeur y expliquait que si on comptabilisait tous les morts depuis le début de l’humanité, ils étaient dix fois plus nombreux que la population totale des vivants actuels.
— Tu imagines, lui avait dit sa sœur. C’est comme si derrière nous il y avait dix personnes qui marchaient tout le temps, dix ancêtres qui nous accompagnaient en permanence.
— Des morts ? avait répété Asim vaguement inquiet.
Taym avait hoché la tête avec un air mystérieux et ravi.
— C’est fort non ? On ne naît jamais seul, il y aura toujours dix personnes derrière nous.


“Éclairer les contours du monstre, délimiter son empire mouvant pour le priver de l’ombre qui le nourrit”, c’est ce que cette femme avait écrit en anglais au-dessus d’une série de retranscriptions. Une sorte de défi ou de prière. Elle connaissait l’histoire, les mécanismes des massacres, les rumeurs qui entretenaient la mémoire de la peur. Elle savait que contre l’instinct du désespoir, il fallait la clarté brute des faits, qu’il fallait chiffrer l’horreur pour lutter contre le silence et l’oubli. L’endormissement des consciences, la paralysie des forces prenaient leur source dans l’impossibilité de la parole, dans l’effacement des preuves et l’impunité des bourreaux ordinaires.
 
 
Ce que je ne comprends toujours pas, c’est que la mécanique génocidaire du xxe siècle ne nous ait rien appris. Les survivants ont parlé pourtant, on n’avait plus l’excuse de la virginité. Il y a eu des conférences, des cours à l’école. On a vu les fantômes de l’extermination, on a croisé le regard de ceux qui ne sont pas revenus, en photo, sur des pellicules de cinéma. Rien ne pouvait plus nous être révélé de l’espèce humaine, ni sa cruauté, ni son courage. Alors pourquoi cette conscience nerveuse et aveugle à la fois ? La connaissance de ce que l’homme peut faire à l’homme nous aurait laissés sans force au lieu de nous révolter ? C’est comme si on savait, mais que l’on avait accepté. Du renoncement collectif à l’aliénation intime, on a laissé fermenter un désœuvrement avide, des rages sourdes qu’on s’est plu à mépriser parce qu’elles nous coupaient de notre propre ennui. Aujourd’hui, l’ubérisation du djihad a donné naissance à une autre forme de guerre intégrale : une croisade privée dans un contexte global. Je doute que cette militarisation des consciences s’arrête à la perte ou au gain d’un territoire. Et c’est ce qui m’effraie dans cette nouvelle réalité : on peut vaincre un groupe armé sur le champ de bataille, pas un fantasme. J’ai peur que notre résignation ait créé en nous les conditions pour que la violence se déchaîne, qu’elle devienne un pari total et permanent.


Elle avait toujours fui les foules, craint les groupes et leur besoin de chef, leur fureur aussi, contre ceux qui n’en voulaient pas. Elle sentait qu’il y avait dans leur obéissance aveugle quelque chose qui entrouvre les cercueils. Toutes les haines, même les plus anodines, peuvent être transfigurées par le nombre. Le sens de la mesure se dissout dans la masse. C’était peut-être ce qu’ils recherchaient au fond, celles et ceux qui avaient quitté leur pays pour un territoire en guerre ? Il n’y avait pas de dieu là-bas, seulement la soumission avide et la fascination pour l’ordre donné. Quoi de plus pratique qu’un commandement divin pour abdiquer sa volonté ? Il y en avait toujours pour qui le joug de la liberté était trop lourd. Alors ils venaient grossir les foules qui rêvent d’exécutions et jouissent derrière leurs dogmes trop serrés. Ils étaient heureux d’obéir à nouveau, les discours des prédicateurs devaient avoir pour eux le parfum des fleurs volées dans les cimetières. Bérénice se disait que la barbarie n’exigeait rien de plus. C’était pour cela que le vivier des tueurs, passifs ou volontaires, était sans fond. Il ne fallait que la participation de quelques-uns et la peur de tous les autres.


 

jeudi 7 juillet 2022

[Bâ, Mariama] Une si longue lettre

 




J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Une si longue lettre

Auteur : Mariama BA

Parution : 1979 et 2001
                  (Nouvelles éditions africaines,
                   Le Serpent à plumes)               

Pages : 176

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

Une si longue lettre est une oeuvre majeure, pour ce qu'elle dit de la condition des femmes. Au coeur de ce roman, la lettre que l'une d'elle, Ramatoulaye, adresse à sa meilleure amie, pendant la réclusion traditionnelle qui suit son veuvage.
Elle y évoque leurs souvenirs heureux d'étudiantes impatientes de changer le monde, et cet espoir suscité par les Indépendances. Mais elle rappelle aussi les mariages forcés, l'absence de droits des femmes. Et tandis que sa belle-famille vient prestement reprendre les affaires du défunt, Ramatoulaye évoque alors avec douleur le jour où son mari prit une seconde épouse, plus jeune, ruinant vingt-cinq années de vie commune et d'amour.
La Sénégalaise Mariama Bâ est la première romancière africaine à décrire avec une telle lumière la place faite aux femmes dans sa société.

 

 

Un mot sur l'auteur : 

Parmi les pionnières de la littérature sénégalaise, Mariama Bâ (1929-1981) est connue pour sa critique, au travers de ses livres, des inégalités entre hommes et femmes dans la tradition africaine. Entrée dans l'enseignement en 1947, elle eut 9 enfants de trois maris, dont le député Obéye Diop dont il divorça. Elle s'engagea dans diverses associations féminines, prônant l'éducation et les droits des femmes. Son premier roman Une si longue lettre, couronné du prix Noma, obtint un grand succès lors de sa parution en 1979. Un cancer l'emporta juste avant la parution de son second ouvrage Un chant écarlate, sur l'échec d'un mariage mixte entre un Sénégalais et une Française.

 

 

Avis :

Confinée pendant la traditionnelle quarantaine imposée par son veuvage, Ramatoulaye adresse une longue lettre à son amie Aïssatou. Elle y fait le bilan de son existence, se remémorant les rêves de sa jeunesse, le bonheur de ses années conjugales, puis la douleur de la solitude quand son mari la délaissa pour prendre une seconde épouse.

Si les confidences que, sur un ton juste et posé, cette femme aligne avec sincérité dans une prise de recul sur sa vie passée, sont devenues un immense classique de la littérature africaine et ont classé Mariama Bâ parmi les écrivains les plus célèbres de son pays, c’est parce qu’elles constituent un manifeste, pionnier lors de sa parution à la fin des années soixante-dix, pour la condition féminine au Sénégal. Au travers de deux amies confrontées malgré leur éducation, leur aisance et leur accès à une activité professionnelle, aux limitations imposées aux femmes dans leur rapport aux hommes, c’est toute la société sénégalaise, avec son système de castes et surtout la pratique de la polygamie, que questionne Mariama Bâ.

Comme son amie avant elle, Ramatoulaye découvre après tout le monde les tortueuses intrigues familiales et le remariage de son mari au bout de vingt-cinq ans de vie commune. Contrairement à Aïssatou qui opte pour le divorce et s’exile, elle prend le parti de plier devant le fait accompli, mais en s’effaçant dans une solitude consacrée à son métier d’enseignante et à ses douze enfants : un choix qui, au-delà d’être humiliant, l'isole péniblement. Comble de ce qui n’est pourtant pas de l’ironie, au décès du mari, des années plus tard, il faudra encore que Ramatoulaye bouscule les traditions pour envisager de recouvrer un droit sur sa propre vie. Car, une fois passé l’obligatoire confinement du veuvage, c’est son beau-frère qui est désormais en droit d’en faire une seconde épouse.

Roman militant, Une si longue lettre s’inscrit avec force dans cet élan, qui, dans les années soixante et soixante-dix, fit s’élever la première  génération de Sénégalaises instruites contre la polygamie. Aujourd’hui, plus d’un tiers des ménages sénégalais se déclarent encore polygames : un chiffre en lente érosion, qui masque toutefois une recrudescence… dans les milieux aisés et intellectuels justement ! Les filles instruites suscitant une certaine méfiance, elles restent plus longtemps célibataires et finissent par accepter d’épouser un homme déjà marié pour entrer dans la norme sociale du mariage et de la famille.

Cette œuvre majeure dans l’histoire du féminisme sénégalais, dont Mariama Bâ est devenue un emblème, se découvre donc avec d’autant plus d’intérêt, que, plus de quarante ans après sa première édition, elle est toujours d’actualité. (4/5)

 

 

Citations :

Ton père, Aïssatou, connaissait l’ensemble des rites qui protègent le travail de l’or, métal des « Djin ». Chaque métier a son code que seuls des initiés possèdent et que l’on se confie de père en fils. Tes grands-frères, dès leur sortie de la case des circoncis, ont pénétré cet univers particulier qui fournit le mil nourricier de la concession.  
Mais tes jeunes frères ? Leurs pas ont été dirigés vers l’école des Blancs.  
L’ascension est laborieuse, sur le rude versant du savoir, à l’école des Blancs.  
Le jardin d’enfants reste un luxe que seuls les nantis offrent à leurs petits. Pourtant, il est nécessaire lui qui aiguise et canalise l’attention et les sens du bambin.  
L’école primaire, si elle prolifère, son accès n’en demeure pas moins difficile. Elle laisse à la rue un nombre impressionnant d’enfants, faute de places.  
Entrer au lycée ne sauve pas l’élève aux prises à cet âge avec l’affermissement de sa personnalité, l’éclatement de sa puberté et la découverte des traquenards qui ont noms : drogue, vagabondage, sensualité.  
L’université aussi a ses rejets exorbitants et désespérés.  
Que feront ceux qui ne réussissent pas ? L’apprentissage du métier traditionnel apparaît dégradant à celui qui a un mince savoir livresque. On rêve d’être commis. On honnit la truelle.  
La cohorte des sans métiers grossit les rangs des délinquants.  
Fallait-il nous réjouir de la désertion des forges, ateliers, cordonneries ? Fallait-il nous en réjouir sans ombrage ? Ne commencions-nous pas à assister à la disparition d’une élite de travailleurs manuels traditionnels ?  
Éternelles interrogations de nos éternels débats. Nous étions tous d’accord qu’il fallait bien des craquements pour asseoir la modernité dans les traditions. Écartelés entre le passé et le présent, nous déplorions les « suintements » qui ne manqueraient pas… Nous dénombrions les pertes possibles. Mais nous sentions que plus rien ne serait comme avant. Nous étions pleins de nostalgie, mais résolument progressistes.
 
 
Allez leur expliquer qu’une femme qui travaille n’en est pas moins responsable de son foyer. Allez leur expliquer que rien ne va si vous ne descendez pas dans l’arène, que vous avez tout à vérifier, souvent tout à reprendre : ménage, cuisine, repassage. Vous avez les enfants à débarbouiller, le mari à soigner. La femme qui travaille a des charges doubles aussi écrasantes les unes que les autres, qu’elle essaie de concilier. Comment les concilier ? Là, réside tout un savoir-faire qui différencie les foyers.  
Certaines de mes belles-sœurs n’enviaient guère ma façon de vivre. Elles me voyaient me démener à la maison, après le dur travail de l’école. Elles appréciaient leur confort, leur tranquillité d’esprit, leurs moments de loisirs et se laissaient entretenir par leurs maris que les charges écrasaient.  
D’autres, limitées dans leurs réflexions, enviaient mon confort et mon pouvoir d’achat. Elles s’extasiaient devant les nombreux « trucs » de ma maison : fourneau à gaz, moulin à légumes, pince à sucre. Elles oubliaient la source de cette aisance : debout la première, couchée la dernière, toujours en train de travailler…
 
 
Chaque métier, intellectuel ou manuel, mérite considération, qu’il requière un pénible effort physique ou de la dextérité, des connaissances étendues ou une patience de fourmi. Le nôtre, comme celui du médecin, n’admet pas l’erreur. On ne badine pas avec la vie, et la vie, c’est à la fois le corps et l’esprit. Déformer une âme est aussi sacrilège qu’un assassinat. Les enseignants – ceux du cours maternel autant que ceux des universités – forment une armée noble aux exploits quotidiens, jamais chantés, jamais décorés. Armée toujours en marche, toujours vigilante. Armée sans tambour, sans uniforme rutilant. Cette armée-là, déjouant pièges et embûches, plante partout le drapeau du savoir et de la vertu.


Alors que la femme puise, dans le cours des ans, la force de s’attacher, malgré le vieillissement de son compagnon, l’homme, lui, rétrécit de plus en plus son champ de tendresse. Son œil égoïste regarde par-dessus l’épaule de sa conjointe. Il compare ce qu’il eut à ce qu’il n’a plus, ce qu’il a à ce qu’il pourrait avoir.


L’amitié a des grandeurs inconnues de l’amour. Elle se fortifie dans les difficultés, alors que les contraintes massacrent l’amour. Elle résiste au temps qui lasse et désunit les couples. Elle a des élévations inconnues de l’amour.


« Dans maints domaines et sans tiraillement, nous bénéficions de l’acquis non négligeable venu d’ailleurs, de concessions arrachées aux leçons de l’Histoire. Nous avons droit, autant que vous, à l’instruction qui peut être poussée jusqu’à la limite de nos possibilités intellectuelles. Nous avons droit au travail impartialement attribué et justement rémunéré. Le droit de vote est une arme sérieuse. Et voilà que l’on a promulgué le Code de la famille, qui restitue, à la plus humble des femmes, sa dignité combien de fois bafouée.
« Mais, Daouda, les restrictions demeurent ; mais Daouda, les vieilles croyances renaissent ; mais Daouda, l’égoïsme émerge, le scepticisme pointe quand il s’agit du domaine politique. Chasse gardée, avec rogne et grogne.
« Presque vingt ans d’indépendance ! À quand la première femme ministre associée aux décisions qui orientent le devenir de notre pays ? Et cependant le militantisme et la capacité des femmes, leur engagement désintéressé ne sont plus à démontrer. La femme a hissé plus d’un homme au pouvoir. »
Daouda m’écoutait. Mais j’avais l’impression que bien plus que mes idées, ma voix le captivait.
Et je poursuivis : « Quand la société éduquée arrivera-t-elle à se déterminer non en fonction du sexe, mais des critères de valeur ? »
 

Naître des mêmes parents ne crée pas des ressemblances, forcément chez les enfants. Leurs caractères et leurs traits physiques peuvent différer. Ils diffèrent souvent d’ailleurs.  « Naître des mêmes parents, c’est comme passer la nuit dans une même chambre. »