J'ai aimé
Titre : L'autobiographie de Teddy
Auteur : Allen S. WEISS
Traduction : Jean-François ALLAIN
Parution : en anglais (Etats-Unis),
en français en 2022 (Gallimard)
Pages : 144
Présentation de l'éditeur :
L’auteur profite d’un déménagement à Manhattan pour faire l’inventaire
de ses livres, inspiré par le célèbre essai de Walter Benjamin Je déballe ma bibliothèque.
Au cours des heures interminables passées entre poussière et cartons,
il se rend compte que sa véritable entreprise est de faire face à son
passé ainsi qu’à celui de ses parents, réchappés de la Shoah. La
découverte inopinée de Teddy, son ours en peluche resté caché pendant
quatre décennies, le bouleverse. Teddy se révèle être le gardien de
l’enfance et enjoint à l’auteur d’écrire sa biographie. Les livres, les
jouets et Teddy plongent petit à petit l’écrivain dans un chaos onirique
qui est le temps du souvenir. Allen S. Weiss se déplace librement dans
le labyrinthe de sa mémoire, entrelace citations et réflexions
philosophiques, et nous offre un texte érudit, drôle et émouvant.
Un mot sur l'auteur :
Avis :
Alors qu’il prépare un déménagement et s‘affaire au délicat déplacement des dix mille volumes de sa bibliothèque, l’auteur retrouve son vieil ours en peluche, oublié depuis quarante ans dans un tiroir. Une marée de souvenirs remonte alors à la surface.
Pour Allen S. Weiss, sa « bibliothèque musée », si soigneusement constituée et rangée, est toute sa vie et plus encore : « préférant me définir par mon écriture plutôt que par ma nationalité, mon genre, ma race, ma sexualité ou toute autre forme d’auto-identification, il est évident que ma bibliothèque est la matrice de mon identité, qu’elle exprime les linéaments de mon âme ». Il va même plus loin : « une bibliothèque est une forme d’inconscient de la personne », une source dont ses propres œuvres sont « une sorte de distillation ou de sublimation ». Quand il écrit, c’est le fantôme de sa bibliothèque qu’il a en tête et qui l’inspire.
Aussi, lorsqu’il se lance dans l’inventaire de ses livres lors de leur mise en cartons, l’écrivain s’apprête à en tirer une sorte d’autobiographie, dessinée au fil de ses acquisitions et du progrès de ses croyances et de ses connaissances. De fait, même s’il ne cite que peu de titres, il est clair que ce texte nourri de tant de lectures préalables est celui d’un érudit, qui a par ailleurs déjà signé une palette d'ouvrages tous surprenants et atypiques, sur des sujets aussi variés que l’art brut, le théâtre d’avant-garde, la radio expérimentale, le paysagisme et la gastronomie.
Mais voilà qu’entre poussière et cartons resurgit à l’improviste ce vieux Teddy, symbole oublié d’un inconscient encore plus puissant, car plus fondamental et plus enfoui : celui de la petite enfance et de ses terreurs, des monstres à la cave et des fantômes au grenier, dont pas plus que du détail de sa bibliographie, l’on ne percevra rien de précis, si ce n’est l’ombre de parents réchappés de la Shoah et le spectre de la paranoïa maccarthyste dans l’Amérique des années cinquante. Dès lors, c’est une toute autre histoire personnelle qui s’impose à la mémoire d’Allen S. Weiss, dictée par un vieil ours mité qui se révèle étrangement parent de ces poupées et marionnettes qu’il a mises en scène au théâtre, ou qu’il a filmées dans un documentaire consacré aux inquiétantes Poupées des Ténèbres de Michel Nedjar.
Le résultat est un court ouvrage déconcertant, labyrinthique jusqu’à en paraître presque abscons, clairement métaphysique et érudit dans son tissage de références et de réflexions littéraires, artistiques et philosophiques, et finalement attachant dans sa lutte contre ses fantômes et dans sa passion absolue pour les livres et ce qu’ils représentent. Un Objet Littéraire Non Identifié pas si facile d’accès, mais néanmoins troublant. (3,5/5)
Pour Allen S. Weiss, sa « bibliothèque musée », si soigneusement constituée et rangée, est toute sa vie et plus encore : « préférant me définir par mon écriture plutôt que par ma nationalité, mon genre, ma race, ma sexualité ou toute autre forme d’auto-identification, il est évident que ma bibliothèque est la matrice de mon identité, qu’elle exprime les linéaments de mon âme ». Il va même plus loin : « une bibliothèque est une forme d’inconscient de la personne », une source dont ses propres œuvres sont « une sorte de distillation ou de sublimation ». Quand il écrit, c’est le fantôme de sa bibliothèque qu’il a en tête et qui l’inspire.
Aussi, lorsqu’il se lance dans l’inventaire de ses livres lors de leur mise en cartons, l’écrivain s’apprête à en tirer une sorte d’autobiographie, dessinée au fil de ses acquisitions et du progrès de ses croyances et de ses connaissances. De fait, même s’il ne cite que peu de titres, il est clair que ce texte nourri de tant de lectures préalables est celui d’un érudit, qui a par ailleurs déjà signé une palette d'ouvrages tous surprenants et atypiques, sur des sujets aussi variés que l’art brut, le théâtre d’avant-garde, la radio expérimentale, le paysagisme et la gastronomie.
Mais voilà qu’entre poussière et cartons resurgit à l’improviste ce vieux Teddy, symbole oublié d’un inconscient encore plus puissant, car plus fondamental et plus enfoui : celui de la petite enfance et de ses terreurs, des monstres à la cave et des fantômes au grenier, dont pas plus que du détail de sa bibliographie, l’on ne percevra rien de précis, si ce n’est l’ombre de parents réchappés de la Shoah et le spectre de la paranoïa maccarthyste dans l’Amérique des années cinquante. Dès lors, c’est une toute autre histoire personnelle qui s’impose à la mémoire d’Allen S. Weiss, dictée par un vieil ours mité qui se révèle étrangement parent de ces poupées et marionnettes qu’il a mises en scène au théâtre, ou qu’il a filmées dans un documentaire consacré aux inquiétantes Poupées des Ténèbres de Michel Nedjar.
Le résultat est un court ouvrage déconcertant, labyrinthique jusqu’à en paraître presque abscons, clairement métaphysique et érudit dans son tissage de références et de réflexions littéraires, artistiques et philosophiques, et finalement attachant dans sa lutte contre ses fantômes et dans sa passion absolue pour les livres et ce qu’ils représentent. Un Objet Littéraire Non Identifié pas si facile d’accès, mais néanmoins troublant. (3,5/5)
Citations :
J’ai longtemps feint le nomadisme, prétendant vivre dans quatre ou cinq lieux différents (Dogwood Ridge, Paris, Nice, Kyoto, et une ferme isolée en Aubrac), mais, en réalité, je suis un sédentaire en série. Avec une bibliothèque de plus de dix mille volumes, il serait impossible d’être itinérant, et le psychisme s’adapte en conséquence. En outre, préférant me définir par mon écriture plutôt que par ma nationalité, mon genre, ma race, ma sexualité ou toute autre forme d’auto-identification, il est évident que ma bibliothèque est la matrice de mon identité, qu’elle exprime les linéaments de mon âme. De ce fait, l’antique injonction du « Connais-toi toi-même » devient presque impossible à réaliser, puisqu’une bibliothèque est, par définition, un labyrinthe dans lequel on est toujours perdu. Je n’ai donc pas été vraiment surpris d’apprendre récemment que Fritz Saxl, directeur de la légendaire bibliothèque de l’historien de l’art Aby Warburg, avait prévu d’en publier le catalogue, qui aurait constitué, à titre posthume, le dernier volume des œuvres complètes, arguant que ses écrits et sa bibliothèque participaient de l’unité de sa pensée. J’irais même plus loin, en insistant sur le fait qu’une bibliothèque est une forme d’inconscient de la personne, même quand de nombreux livres n’ont pas été lus. (Surtout, peut-être, quand ils n’ont pas été lus.) D’ailleurs, comme beaucoup d’auteurs, j’ai du mal à faire la différence entre lire et écrire. Je lis un stylo en main ; j’écris avec un livre en tête. Je rejoins totalement Walter Benjamin quand il dit, dans son très bel essai intitulé Je déballe ma bibliothèque, que certains auteurs écrivent parce qu’ils sont fondamentalement insatisfaits de tous les livres qu’ils ont lus sur un sujet donné, ce qui laisse entendre que le contenu des rayonnages qui contiennent mes publications personnelles constitue un commentaire sur le reste de ma bibliothèque. Parmi les citations, les notes de bas de page et les allusions qui parsèment mes écrits, quatre-vingt-dix-neuf pour cent ont leurs sources dans ma bibliothèque. Mes propres œuvres sont donc une sorte de distillation ou de sublimation de leur environnement : livres, œuvres d’art et souvenirs confondus. Où que je sois, je m’installe pour écrire, avec les quelques ouvrages qui m’accompagnent, et, dans ma tête, toute une bibliothèque fantôme. Irais-je jusqu’à dire qu’une bibliographie est une destinée ?
L’affirmation terriblement prémonitoire de Heinrich Heine continue de résonner en moi : Dort wo man Bücher verbrennt, verbrennt man auch am Ende Menschen [« Là où ils ont brûlé des livres, ils brûleront des gens »], et je ne peux relire Je déballe ma bibliothèque de Benjamin sans penser au rôle que la perte de sa chère bibliothèque a joué dans son suicide. (Ou peut-être, comme pour Vincent Van Gogh et Antonin Artaud, devrait-on plutôt dire qu’il a été « suicidé par la société ».) Sigmund Freud – dont les livres ont aussi été consumés dans le même autodafé – a eu une réaction plus mesurée et plus sarcastique : « Quel progrès ! Au Moyen Âge, on m’aurait brûlé. Aujourd’hui, on se contente de brûler mes livres. » Il a eu la chance de mourir en 1939, avant de prendre conscience de sa terrible erreur de jugement.
Holocauste, entièrement brûlé : on ne pense à la totalité d’une bibliothèque que lorsqu’elle est décrite, cataloguée, déménagée, vendue… ou brûlée. Cette totalité, sans valeur d’usage immédiate pour le lecteur ou pour l’auteur, reste généralement une abstraction qui n’émeut guère. Personnellement, étant à la fois un enfant de survivants et un amoureux des livres, je suis très ému par le mémorial consacré à cette horrible nuit, « La bibliothèque vide », créé par Micha Ullman en 1995 sous la Bebelplatz – une bibliothèque souterraine comprenant un nombre suffisant d’étagères vides pour contenir les vingt mille volumes disparus – que je visite sans faute chaque fois que je me rends à Berlin, seul et de nuit, guidé de loin par le faible rayon de lumière qui émane de ses profondeurs.
Dans Psychanalyse des contes de fées, Bruno Bettelheim soutient qu’il ne faut jamais lire aux enfants des contes de fées dans des versions illustrées, afin que chaque enfant laisse libre cours à son imagination et donne corps aux personnages en fonction de ses fantasmes. J’ai envie d’en dire autant des bibliothèques privées : il n’est pas nécessaire d’en révéler le contenu ; pour les découvrir, il faut les parcourir sans guide, car chacune a ses singularités, voire ses excentricités. C’est pourquoi, dans un texte entièrement consacré aux livres, il sera si peu question de titres.
Mais le but de la littérature et de l’art n’est-il pas d’arriver à faire sienne l’expérience de l’autre, et vice versa ?
Les monstres les plus effrayants de tous, ceux de la cave, ont fini par perdre leur pouvoir de terrifier précisément à cause de leur invisibilité perpétuelle, et j’ai compris un jour qu’ils ne se dévoileraient jamais. Les créatures de The Thing ou d’Alien sont terrifiantes en raison de l’attente angoissante qui précède leurs apparitions extrêmement brèves, à peine assez longues pour que l’on puisse distinguer leur véritable physionomie, de sorte que l’imagination en conserve une image indéterminée mais horrible. Un monstre qui se révèle entièrement perd une grande partie de sa puissance de choc, et il en est de même d’un monstre qui n’est jamais visible. La réalité ne suffit pas, la seule imagination non plus.
À l’université, j’étais devenu adepte de la lecture rapide, et je n’ose pas dire à quelle vitesse je lisais pour ne pas provoquer l’incrédulité des lecteurs ou dégoûter les auteurs. Mais bien sûr, il est exagéré de qualifier la « lecture rapide » de lecture à proprement parler. C’est plutôt une sorte de distillation (certains diraient de dégradation), un moyen de recueillir rapidement un minimum de sens à partir d’un maximum de beauté, quelles que soient les raisons pratiques que l’on puisse invoquer. En anglais, on dit « écrémer un livre », pour « lire en diagonale », mais cette métaphore ne permet pas vraiment de savoir si l’on parle de crème ou d’écume, ni quelle est la partie que l’on assimile. Dans la plupart des cas, hélas, on prend l’écume et on élimine l’essence. À la résurgence de Teddy, la tâche d’écrire son autobiographie a nécessité un projet concerté de relecture, dont les joies sont sans limites, car je lis maintenant au bon rythme, c’est-à-dire à la vitesse du souffle qui vit, du cœur qui bat, de la main qui fait des gestes. Ces premières lectures rapides, il y a si longtemps, n’étaient qu’un prélude raté à mes activités actuelles, qui ont transformé ma façon de vivre ma bibliothèque.
Chaque image, chaque souvenir est une allégorie de sa propre disparition. Je trouve une boîte remplie d’un enchevêtrement de photographies représentant l’entourage de mes parents – prises pour la plupart juste avant ou juste après la Seconde Guerre mondiale, en Pologne, en Hongrie, en Allemagne, quelques-unes peut-être au Canada et aux États-Unis – un enchevêtrement de fils du temps, inextricablement noués, de fils inutiles, de visages inconnus qui, pour la plupart, me regardent directement avec des expressions tantôt interrogatives, tantôt déterminées, mais le plus souvent en exprimant une émotion ou une intention indéfinies ; des visages qui ne sont plus identifiables, des personnes qui, selon toute vraisemblance, étant donné leur âge sur les photos, sont déjà trois fois parties : d’abord en exil, puis dans la mort, et enfin dans l’oubli. Au moment où j’écris ces lignes, ces pensées – tout comme Teddy, tout comme ma vie – glissent de la réalité vers la rêverie, puis vers le souvenir, pour finalement flotter dans le fleuve Léthé. Chaque minute qui passe, chaque jour qui s’écoule, chaque année, chaque décennie, je me retrouve séparé de ceux que j’ai aimés et perdus, de ces femmes que j’ai désirées et dont j’ai oublié le visage, de ces vins que j’avais envie d’apprécier, mais que je n’ai jamais réussi à savourer, de ces poèmes lus d’innombrables fois mais qui ne sont jamais entrés dans ma bibliothèque idéale. Autant de signes destinés à me montrer que je suis perpétuellement séparé de moi-même, que je suis toujours un autre. Alors que j’arrive à la fin de ce livre, je réalise que Teddy existe pour moi, et pour moi seul. Il est maintenant sur le point de disparaître pour toujours.
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