mardi 4 avril 2023

[Bourre, Sara] Maman, la nuit

 





Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Maman, la nuit

Auteur : Sara BOURRE

Parution :  2023 (Noir sur Blanc)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

« Maman a disparu. C’est pas simple. Il a fallu le redire plusieurs fois, décomposer la phrase, la prendre et la secouer. Maman a disparu. Quelle folie de phrase. Si je la chuchote, les larmes me montent et me brûlent, si je la prononce avec une voix de fer, comme un vieux robot fatigué, ma-man-a-dis-pa-ru ma-man-a-dis-pa-ru, ça me fout la chair de poule et l’impression d’une catastrophe planétaire imminente. Si je la crie, si je la jette loin sur les routes, en plein cœur de ces villes qui scintillent et grincent sous ma peau, si je la crie si fort que ma voix casse, alors je crois que ce n’est plus vraiment triste. Pas aussi triste que ça. Je dirais plutôt affolant. Sidérant. Ou encore stupéfiant. Voilà. C’est affolant sidérant stupéfiant et ça me rend le cœur dingue, et étrangement vivant aussi. »

L’enfant écoute tout, observe tout, et avant toute chose sa mère, une fascination qui oscille entre haine et passion, dont on sent le danger, la menace, la violence des sentiments.
C’est une enfant sage, étrange. Elle a grandi robuste, comme une mauvaise herbe. Elle sent, perçoit, palpe, traque, à l’affût, toujours tapie.
Un jour, sa mère disparaît. Alors, que va-t-elle devenir ?

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Sara Bourre est née à Paris en 1988. Elle a étudié les lettres modernes et la philosophie à la Sorbonne, et s’est formée en parallèle au théâtre et à la danse-théâtre. Elle se produit régulièrement sur scène avec des musiciens, dans des projets où se croisent texte, matière sonore et visuelle. Maman, la nuit est son premier roman, écrit dans le cadre du master en création littéraire de Paris-VIII.

 

 

Avis :

« Je ne suis pas finie. Il me manque encore quelque chose. Toujours quelque chose. Maman dit que je suis éparse et découpée. Elle dit aussi que je suis poisseuse et encombrante. Et laide, très laide. Je colle partout. Elle dit tu colles partout, c’est insupportable. » Si la jeune narratrice – une pré-adolescente émergeant à peine de l’enfance – est tellement suspendue, entre adoration et haine, aux variations d’humeur de sa mère, c’est qu’elle est née par accident, après un amour malheureux et une tentative d’avortement ratée, et que, chaque jour, au travers des plus ou moins non-dits qui pavent son existence, elle en observe les cruelles conséquences sur leur vie à toutes deux.

L’histoire de Maman est vieille comme le monde et quelques phrases semées d’ellipses aux reflets de puits noirs suffisent à en suggérer les abîmes. Lorsque qu’elle « n’était pas encore Maman », là-bas dans une roulotte en Espagne, elle s’est éprise d’un saltimbanque, un clown triste, torturé et violent, qui ne l’aima que mal et brièvement, avant de disparaître dans l’incendie né des vapeurs de l’alcool. La jeune amoureuse dévastée revint le coeur et les mains vides, mais le ventre gros d’un embarras que rien ne fit passer. Depuis, la mère et l’enfant vivent au bord d’un lac, en marge d’une bourgade provinciale où « les femmes se tiennent par la langue », « lourdes de haine et d’envie », tant « elles sont petites et sottes et ternes à côté de Maman – qui partout brille comme une étoile. »

Avec l’instinct d’un animal grandi comme il a pu dans le sentiment confus d’une disgrâce et d’une insécurité qui l’enjoignent à se faire petit et discret malgré sa soif de caresses, l’enfant s’imprègne, en silence et dans la crainte, des humeurs qui flottent autour d’elle et qui bornent son univers. Inaccessible et souvent méchante dans un chagrin et des désillusions que la fillette n’a que trop conscience d’incarner, cette mère n’est plus en réalité qu’une étoile morte, dont le reste d’éclat tourne peu à peu au clinquant artificiel d’une femme perdue, à mesure que ses fréquentations masculines profitent de plus en plus bassement de sa quête d’attachement amoureux. Son extravagance chaque jour plus désespérée entretient d’autant mieux la prescience d’une catastrophe imminente que l’incipit annonçait sa disparition et que, hantée par la même soif d’amour, sa fille laisse bientôt entrevoir des signes répétés et inquiétants d’une violence latente et explosive. Alors, comment tout cela va-t-il finir ?

Sara Bourre nous plonge dans la matière vivante des émotions sans jamais les formuler, empruntant à la peinture et à la poésie pour une écriture suggestive qui fait l’immense originalité et l’extrême beauté de ce premier roman. En moins de deux cents pages ciselées comme des poèmes en prose, chaque mot précis et dense de sens contribuant à un précipité d’images et de sensations presque physiques, elle incarne avec force et singularité une histoire universelle, laissant entrevoir, sous sa surface superbement stylisée, le vertige de dangereux précipices psychologiques. Un livre et une plume magnifiques, pour un immense coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Dans les couloirs du collège, il y a des zones d’ombre, des pièces exiguës qui sentent le renfermé. J’aime m’y dissimuler pendant les pauses, loin de la cour de récréation et de son vacarme, son goût de colère et de solitude. Ici je suis libre. J’entends la rumeur lointaine, les rires, les cris, les mots jetés à pleine voix, les corps qui courent et se chamaillent, les rires encore. Est-ce que parfois je regrette cette exaltation, est-ce que parfois j’ai honte de mettre une telle distance entre moi et les autres ? C’est difficile à dire. Rien n’est vrai dans ma tête. Parfois mon cœur se serre, quand un éclat de rire me parvient, un éclat de verre dans l’œil, d’une pureté aveuglante. Ai-je déjà été capable d’un tel rire ? Je me demande. Puis je pense à autre chose.



Presque chaque jour Maman vient me chercher à l’école en voiture. Et presque chaque jour, dans des tenues toujours plus extravagantes que la veille. Maman clignote, multicolore, dans le paysage, comme effrayée à l’idée de disparaître, de devenir invisible soudain – si transparente qu’on pourrait passer au travers. Ses bagues et ses colliers capturent la lumière du soleil. Maman plonge le monde autour d’elle dans l’obscurité. Je ne vois rien. Je ne vois qu’elle. (…)

Puis des rires. Mon cœur a cessé de battre pour se serrer – douloureux encore. Je sais. J’entends. Des rires et des mots que les autres parents s’échangent en douce, tantôt amusés, tantôt offusqués par l’allure de Maman. De plus en plus encombrante, Maman. De plus en plus aveuglante, et bruyante même les lèvres closes, si bruyante que je finirai par n’entendre qu’elle, son souffle grave, son désir niché dans l’attente, son indifférence. Je plisse les yeux et je serre les poings, les ongles plantés très fort dans mes paumes. Je voudrais faire venir le sang dans mes mains, éclabousser les pierres du parvis, recouvrir les rires et les mots, jeter un voile redoutable sur Maman qui s’étale, enfle, s’affiche, indécente comme une lune en plein jour. J’enfonce mes ongles plus fort encore jusqu’à me faire couler les larmes au lieu du sang. Je voudrais courir, vite et loin. Je ne bouge pas. C’est comme si les contours du corps de Maman s’élargissaient à mesure que les miens se dissipent dans une brume légère et inconsistante. Bientôt ce serait le monde entier qu’elle avalerait. (…)

Je voudrais lui dire de ne plus venir me chercher à l’école. Si elle veut, elle pourrait m’attendre un peu plus loin. Ou s’habiller autrement, arrêter de venir déguisée, c’est insupportable. Ça me brûle les joues, me monte des pieds jusqu’à la tête : l’envie brutale de disparaître – s’en rendrait-elle compte au moins ? –, ne plus entendre les rires et les mots balancés comme des pierres sur le corps muet de Maman, ne plus voir ce qui chaque jour se casse en elle, l’ignorance qu’elle a de ses propres décombres. Je voudrais lui demander pourquoi cette façon de se tenir debout, immobile, et d’attendre. Je voudrais lui arracher les yeux quand monsieur le professeur foule le sol du parvis et qu’alors ses pupilles tremblent sous ses paupières charbonnées. Je voudrais lui demander pourquoi ça tremble autant, est-ce de joie ou de peur, d’amour ou de rage, ou autre chose encore que j’ignore ?



Les bouches du village crachent à l’angle des rues, sur la place, au café. Les femmes se tiennent par la langue. Elles bavent en se regardant dans les yeux, agitent leurs mains vers le ciel et secouent leur tête grise au rythme des mots qu’elles se soufflent dessus. (…)
Je marche, les yeux fermés, je traverse la brume formée par l’haleine glacée des femmes qui parlent, debout pendant des heures sur les pavés heurtés par le vent. Dans leurs bras tremblent le pain, le journal du jour, le panier rempli de légumes et de lait. J’avance parmi leurs souffles aigres chargés d’années sèches et noires, de solitude impensable, d’attente anxieuse du dernier printemps.

 

Maman marche dans les herbes hautes, avant la forêt qui bientôt ne sera plus qu’un grand gouffre noir au milieu du paysage. À mesure que Maman avance, le soleil tombe et s’étale sur la cime des arbres. Transpercé par une foule de branches dressées vers le ciel comme des cornes de taureau, le soleil éclate en une large flaque orange avant de fondre vers la terre et de disparaître tout à fait. (…)
Dans mon dos, la maison est noire et calme. Tout entière prête au sommeil. Les volets sont clos, aucune lumière ne passe. Seule la lune éclaire faiblement les alentours. Seule la lune fait danser les ombres et gémir les pierres sous la neige.
Loin derrière les grands arbres noirs, j’aperçois des lueurs roses, timidement dressées vers le ciel. Des morceaux d’aurore, déposés là au hasard de la nuit, et qui lentement grimpent dans l’hiver noir et blanc.
Je regarde.
Soudain, les étoiles dégringolent une à une, tombent dans la neige, mortes d’épuisement.
L’obscurité peu à peu s’intensifie autour. Le monde est noir et rose. Rien d’autre.


L’homme sourit, je vois ses dents doucement apparaître derrière ses lèvres qui s’écartent, s’étirent, se déplient. Je ne vois plus que ça. Ses petites dents carrées, on dirait qu’elles ont été déposées sur ses gencives pour faire croire au sourire quand les lèvres fendent en deux le visage. Trou béant entre le nez et le menton. Je vois la langue bouger à l’intérieur comme un très vieux poisson sur la terre sèche qui cherche le souffle, qui ne trouve pas. J’ai le vertige. Je voudrais qu’il s’en aille avant de tomber tout entière entre ses dents, dans ce tunnel sombre et humide d’où je ne pourrais plus jamais sortir.



Les phrases se jettent au hasard des rues, se faufilent sous les portes comme des courants d’air, entrent dans les oreilles et dans les yeux, crispent les traits du visage dans des attitudes de raillerie et de dégoût. Je ne peux pas éviter les mots qui fusent en tous sens autour de moi, où que j’aille.
Des femmes parlent. Comme on abat un arbre, elles parlent. (…)
J’ai le visage en feu. De l’eau me dégouline des yeux. Un instant je voudrais hurler – j’ai cru à de l’acide le long de mes joues et déjà je me voyais les os dessous. Déjà je me voyais la mort en dedans. Ça brûle, puis la douleur s’étire avant de lentement s’estomper. Ce sont les phrases qui me coulent dessus, liquides et épaisses, poisseuses. Et souvent je brûle, quand elles me rentrent dedans, les phrases, je brûle, le temps que mes yeux les recrachent une à une sur le sol.



Elles sont si laides. Elles sentent la poussière et le beurre rance. Elles sont si petites et si sottes et si ternes à côté de Maman – qui partout brille comme une étoile – que je pourrais presque moi aussi les prendre en pitié, ces femmes qui penchent très bas vers le sol tant leurs langues sont lourdes de haine et d’envie. Proches de la mort, elles tiennent en équilibre au-dessus d’un précipice qui d’heure en heure s’assombrit. Ah je voudrais les pousser dedans, les envoyer se perdre dans un silence épais et définitif. 


J’occupe le temps. Il faut bouger son corps dans le temps pour qu’il passe, pour qu’il file plus vite, qu’il aille voir plus loin si nous y sommes encore.
Est-ce que nous y sommes encore ?
Voilà une question pleine d’épices et de ronces qu’il faut mastiquer longtemps, très longtemps, avant de pouvoir sentir son véritable goût de sang. Moi j’occupe le temps, depuis toujours je le pousse en avant, le temps gras de l’ennui, le temps sec du désir, le temps des eaux stagnantes et des feux de cheminée. Ce temps dans lequel rien n’a lieu, je le pousse loin là-bas, je le regarde se déployer, hors de moi. Parfois, il prend possession du corps de Maman, il grignote la peau, creuse des cernes et des sillons sur le visage, fait trembler discrètement les mains et le regard.
Je le pousse encore, plus fort et plus loin, et voilà qu’il s’attaque à l’intérieur, prend possession du cœur et des poumons, rampe entre les os. Je le pousse encore un peu plus loin, pour voir. Juste pour voir ce qui casse et ce qui résiste.



Il y a des jours gris. Et dans ma tête et dans les gens autour et dans le ciel et dans les arbres et partout où je passe. Mon sang est gris aussi, mon cœur, mes os, mes yeux. Tout est gris. Je suis un vieux tas de ferraille. Tout est dur en moi et tout se cogne et je fais des bruits de fer et des odeurs de sang. Je grince. Je fais des accidents. Ce matin c’était le chat.
J’ai serré trop fort la couverture autour de lui pour l’empêcher de miauler. J’ai senti le cœur battre n’importe comment, dans tous les sens le cœur. Un râle. Un sursaut. Et puis plus rien. J’ai lâché le paquet inerte sur le sol. Le gros chat roux avait la langue pendante et les pattes étaient raides comme des bouts de bois. Voilà. C’est ce qu’il se passe les jours où tout est gris. Je fais des accidents. Des bruits de fer et des odeurs de sang.   
Je suis un accident.



Fosse commune. Longtemps, dans le sommeil, j’ai rêvé d’un catafalque et, devant, d’une terre molle sur laquelle poser mes genoux. Longtemps j’ai craché sur ce qui reste. Beaucoup trop de choses restent. Des milliers de choses persévèrent chaque jour, poussent, indolentes, élargissent leur propre centre, leur densité, leur présence. Des milliers de choses survivent, à chaque seconde.



Souvent je parle seule. Je parle mal. Je laisse les mots couler de ma bouche, un à un, se perdre dans l’espace trouble de ma solitude. Ma séparation. Il faut bien veiller à être séparé, toujours. Séparé de soi-même avant tout. Pas coupé n’importe comment, non, mais séparé en beauté si j’ose dire, proprement, à l’endroit où toute confusion de soi avec soi deviendrait dangereuse. Séparé, et ainsi surveiller les lacs noirs qui parfois se mettent à gronder en silence.
Il faut maintenir l’ordre à l’intérieur de soi. Il faut se maintenir en vie aussi loin que possible. Et peu importe si pour cela on parle seul, on parle mal, on parle sans arrêt, sans réponse, sans écho. Ne pas avoir peur. Jamais. La peur, je la tiens dans mon poing s’il le faut, je la serre de toutes mes forces, je la broie s’il le faut. Je la hais. Je lui flanque une raclée, et une autre encore, je lui crève les yeux, je lui casse le crâne, je lui flanque la mort, je lui brouille les pistes, je la traque, je la crève, je l’oublie. La peur n’a jamais existé.
Je continue ma route. Tranquille.
Il faut rire beaucoup, très fort et très longtemps, pour venir à bout d’un tel adversaire. Il faut rire et décupler de rage et d’énergie, surtout ne pas prêter attention aux petits cris stupides de Maman. Continuer, encore et encore, frapper en plein cœur. Tenir la joie, la distance. Puis s’en aller. Ne pas se retourner.
Crier victoire.
Alors je peux continuer, tranquillement, à parler seule, à parler mal, à jouir sans limite de mon éloignement, je pourrais même dire de ma disparition. Mais ce mot-là fout la trouille. Un peu trop. Je me contenterai pour le moment d’un éloignement. D’une séparation.

 

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