J'ai beaucoup aimé
Titre : Les hommes ont peur de la lumière
(Afraid of the Light)
Auteur : Douglas KENNEDY
Traduction : Chloé ROYER
Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2021,
en français en 2022 (Belfond)
Pages : 264
Présentation de l'éditeur :
Dans un Los Angeles crépusculaire, le grand retour de Douglas Kennedy au roman noir !
Un après-midi calme et ensoleillé, un bâtiment en apparence anonyme et soudain, l’explosion d’une bombe. L’immeuble dévasté abritait l’une des rares cliniques pratiquant l’avortement. Une victime est à déplorer et parmi les témoins impuissants, Brendan, un chauffeur Uber d’une cinquantaine d’années, et sa cliente Elise, une ancienne professeure de fac qui aide des femmes en difficulté à se faire avorter.
Au mauvais endroit au mauvais moment, l’intellectuelle bourgeoise et le chic type sans histoires vont se retrouver embarqués malgré eux dans une dangereuse course contre la montre. Car si au départ tout semble prouver qu’il s’agit d’un attentat perpétré par un groupuscule d’intégristes religieux, la réalité est bien plus trouble et inquiétante…
Tout à la fois thriller haletant et chronique d’une Amérique en crise, Les hommes ont peur de la lumière est surtout le puissant portrait d’un homme et d’une femme qui, envers et contre tout, essaient de rester debout.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Douglas Kennedy est né à New York en 1955, et vit entre les Etats-Unis,
le Canada et la France. Auteur de trois récits de voyages remarqués,
dont Combien (2012), il s’est imposé avec, entre autres, L’homme qui voulait vivre sa vie et La Poursuite du bonheur (1998 et 2001), suivis des Charmes discrets de la vie conjugale (2005), de La Femme du Ve (2007), Quitter le monde (2009), Cet Instant-là (2011), Cinq jours (2013), Mirage (2015), La Symphonie du hasard, tomes 1, 2 et 3 (2017 et 2018) ainsi que son recueil de nouvelles Murmurer à l’oreille des femmes (2014) et son essai Toutes ces grandes questions sans réponse (2016), tous parus chez Belfond et repris chez Pocket.
Il a également publié Les Fabuleuses aventures d’Aurore (2019) et la suite Aurore et le mystère de la chambre secrète (2020), illustrés par Joann Sfar, chez Pocket jeunesse, et, après sa trilogie, La Symphonie du hasard, Isabelle, l'après-midi, une histoire de passion dans la Ville Lumière.Avis :
Reconverti chauffeur Uber à Los Angeles après un licenciement, Brendan doit travailler au moins soixante-dix heures par semaine pour espérer à peine boucler les fins de mois. Un jour qu’il conduit une de ses clientes, Elise, professeur d’université à la retraite, à la clinique où l’attend une de ces femmes en détresse qu’elle aide à avorter, l’établissement est la cible d’un attentat perpétré par une organisation intégriste pro-vie, dont, en l’occurrence, font partie son épouse et son ami d’enfance devenu prêtre.
Dans la vie de Brendan, cet évènement fait figure de point de bascule irréversible. Lui qui, sans se poser de questions, s’était jusqu’ici toujours conformé aux attentes sociales, embrassant, en dépit de ses aspirations réelles, la carrière choisie pour lui par son père ; épousant, sans passion, une femme elle aussi idéale selon l’opinion paternelle, se réveille soudain d’un rêve américain devenu cauchemar. Comment a-t-il pu se retrouver prisonnier d’un système à ce point déshumanisé et asservissant, trimant misérablement à la merci d’une technologie numérique bâtie de façon orwellienne sur les seuls commentaires et dénonciations de ses utilisateurs ? Comment sa femme, au terme de déceptions et de souffrances accumulées, s’est-elle transformée en « version chrétienne des talibans », s’engageant fanatiquement dans cette nouvelle guerre de Sécession que, pour reprendre les termes de l’auteur, l’avortement est en train de déclencher aux Etats-Unis, médecins et cliniques se retrouvant au coeur d’une véritable lutte armée ?
Au travers de cet homme ordinaire et sans histoires, amené à s’interroger avec inquiétude sur la direction que prend son pays, Douglas Kennedy nous bombarde de questions d’une actualité brûlante. Affrontements autour de l’avortement, viol et violences faites aux femmes, mais aussi manipulation de l’opinion par des puissants à qui l’argent permet de se placer au-dessus des lois : cette histoire terriblement sombre dénonce une société américaine malade de ses antagonismes de plus en plus radicalisés, où « le moindre désaccord se règle à coups de revolver », où « le mâle blanc qui sent ses privilèges lui échapper ne reculera devant rien pour garder le pouvoir », et que « ces salopards » qui « ne se plient à aucune règle » et qui « piétinent les droits des femmes, les minorités, les immigrés, les personnes LGBT » transforment petit à petit « en république bananière entièrement contrôlée par une élite d’ultrariches. »
Il a également publié Les Fabuleuses aventures d’Aurore (2019) et la suite Aurore et le mystère de la chambre secrète (2020), illustrés par Joann Sfar, chez Pocket jeunesse, et, après sa trilogie, La Symphonie du hasard, Isabelle, l'après-midi, une histoire de passion dans la Ville Lumière.
Avis :
Dans la vie de Brendan, cet évènement fait figure de point de bascule irréversible. Lui qui, sans se poser de questions, s’était jusqu’ici toujours conformé aux attentes sociales, embrassant, en dépit de ses aspirations réelles, la carrière choisie pour lui par son père ; épousant, sans passion, une femme elle aussi idéale selon l’opinion paternelle, se réveille soudain d’un rêve américain devenu cauchemar. Comment a-t-il pu se retrouver prisonnier d’un système à ce point déshumanisé et asservissant, trimant misérablement à la merci d’une technologie numérique bâtie de façon orwellienne sur les seuls commentaires et dénonciations de ses utilisateurs ? Comment sa femme, au terme de déceptions et de souffrances accumulées, s’est-elle transformée en « version chrétienne des talibans », s’engageant fanatiquement dans cette nouvelle guerre de Sécession que, pour reprendre les termes de l’auteur, l’avortement est en train de déclencher aux Etats-Unis, médecins et cliniques se retrouvant au coeur d’une véritable lutte armée ?
Au travers de cet homme ordinaire et sans histoires, amené à s’interroger avec inquiétude sur la direction que prend son pays, Douglas Kennedy nous bombarde de questions d’une actualité brûlante. Affrontements autour de l’avortement, viol et violences faites aux femmes, mais aussi manipulation de l’opinion par des puissants à qui l’argent permet de se placer au-dessus des lois : cette histoire terriblement sombre dénonce une société américaine malade de ses antagonismes de plus en plus radicalisés, où « le moindre désaccord se règle à coups de revolver », où « le mâle blanc qui sent ses privilèges lui échapper ne reculera devant rien pour garder le pouvoir », et que « ces salopards » qui « ne se plient à aucune règle » et qui « piétinent les droits des femmes, les minorités, les immigrés, les personnes LGBT » transforment petit à petit « en république bananière entièrement contrôlée par une élite d’ultrariches. »
Et dans ce thriller haletant s’achevant dans un emballement rocambolesque, c’est cette peinture, vibrante d’impuissance, de colère et de désarroi, d’une Amérique rendue au bord de l’implosion par la violence et l’extrémisme d’oppositions radicalisées, qui donne tout son sel à cette lecture. (4/5)
Citations :
On ne travaille pas chez Uber.
Personne ne travaille chez Uber.
On conduit pour Uber.
Alors, même si on n’est pas leur « employé » à proprement parler…
On est leur prisonnier.
Parce qu’ils ont toutes les cartes en main, et qu’on doit se plier à leurs règles. Sans compter qu’il faut conduire environ soixante-dix heures par semaine pour gagner une somme relativement acceptable – soit au moins trente heures de trop. Mathématiquement, ça revient à ajouter six heures à chaque journée de travail normale pour pouvoir se maintenir à flot.
Personne ne travaille chez Uber.
On conduit pour Uber.
Alors, même si on n’est pas leur « employé » à proprement parler…
On est leur prisonnier.
Parce qu’ils ont toutes les cartes en main, et qu’on doit se plier à leurs règles. Sans compter qu’il faut conduire environ soixante-dix heures par semaine pour gagner une somme relativement acceptable – soit au moins trente heures de trop. Mathématiquement, ça revient à ajouter six heures à chaque journée de travail normale pour pouvoir se maintenir à flot.
La croyance que l’échec est un manquement personnel et que nous sommes tous capables de nous relever, d’épousseter nos vêtements et de repartir de zéro est enracinée dans le cœur de très nombreux Américains. Même en sachant secrètement que, à partir d’un certain âge, repartir de zéro n’est plus vraiment une option, chacun de nous s’obstine à croire que tout est possible. Un autre mensonge que se répètent les Américains… mais un mensonge nécessaire, peut-être. Sinon, comment trouver l’énergie de se lever tous les matins ?
C’était ma litanie quotidienne : me dire que ce travail valait le coup malgré les semaines de soixante à soixante-dix heures. Parce qu’il nous permettait de nous nourrir et de payer quatre-vingts pour cent de nos factures. Mais je n’avais plus le temps de vivre. Je travaillais. Je dormais. Je prenais une journée de congé toutes les deux semaines, que je passais à regretter les cent dollars que j’aurais pu empocher (avec de la chance et en travaillant sans discontinuer).
Ainsi va la vie, pas vrai ? Agnieska remplaçait mon hygiéniste habituel, indisponible ce jour-là. Je n’étais pas encore tout à fait remis de ma séparation avec Bernadette et je commençais à me dire que, à vingt-cinq ans passés, il était temps de chercher quelqu’un avec qui bâtir ce qu’on attend de chacun de nous. De son côté, Agnieska venait de mettre fin à sa relation avec un militaire plus âgé qu’elle, dont la paranoïa et les crises de rage prenaient des proportions incontrôlables depuis que son tank avait été frappé par l’un des obus de Saddam Hussein lors de la guerre de libération du Koweït. Elle était seule et elle cherchait quelqu’un. J’étais seul et je cherchais quelqu’un. Rien n’est plus important que le timing, si ce n’est peut-être le fait d’avoir des projets similaires. Est-ce que nous étions amoureux ? Nous le pensions, en tout cas.
« La contraception dont on nous rebat les oreilles n’est rien d’autre qu’une violence exercée sur toutes les femmes ! La pilule, le stérilet… Tout ça ne fait qu’empoisonner leurs corps avec des produits chimiques et dédouaner les hommes de leur responsabilité dans l’acte de conception. L’usage de spermicide, lui aussi, devrait être illégal. Il existe aujourd’hui des méthodes naturelles très sophistiquées, comme la méthode Creighton, qui respectent les enseignements de l’Église et évitent aux femmes de perturber leur cycle reproductif avec des produits cancérigènes. Voilà ce qui devrait être enseigné dans les écoles : quand on prend la pilule ou qu’on se laisse installer l’un de ces maudits stérilets dans l’utérus, on multiplie les risques de mourir d’un cancer ! »
C’est le moment que j’avais choisi pour m’éclipser.
Une fois dehors, j’avais allumé une cigarette, hanté par la vision d’Agnieska à genoux avec son chapelet noir comme la mort tandis que Teresa crachait son venin. Depuis quand ma femme avait-elle rejoint la version chrétienne des talibans ?
« Ça me rappelle une réplique de film. Un personnage disait, en parlant de la prière : “La foi est l’antithèse de la preuve logique.” Mais ça reste la foi. Pour beaucoup de gens, c’est suffisant.
— Pas pour vous ?
— J’ai grandi sur la côte Est, chez les épiscopaliens. Des anglicans de la vieille école, très méditatifs, très libéraux. Pour eux, la foi n’a pas besoin de fournir toutes les réponses : ils acceptent sans peine l’ambiguïté de ce qui se trouve au ciel. Mais ça ne plaît pas à tout le monde. Après tout, l’un des moteurs les plus puissants de la foi est le besoin de certitudes dans un univers où tout est incertain. Est-ce qu’il y a des réponses ? Les fondamentalistes pensent que oui. Tout comme le jeune homme qui nous a lancé cette bombe la semaine dernière. Et comme ceux qui l’ont envoyé – parce qu’il a forcément été envoyé par d’autres gens. »
— Pas pour vous ?
— J’ai grandi sur la côte Est, chez les épiscopaliens. Des anglicans de la vieille école, très méditatifs, très libéraux. Pour eux, la foi n’a pas besoin de fournir toutes les réponses : ils acceptent sans peine l’ambiguïté de ce qui se trouve au ciel. Mais ça ne plaît pas à tout le monde. Après tout, l’un des moteurs les plus puissants de la foi est le besoin de certitudes dans un univers où tout est incertain. Est-ce qu’il y a des réponses ? Les fondamentalistes pensent que oui. Tout comme le jeune homme qui nous a lancé cette bombe la semaine dernière. Et comme ceux qui l’ont envoyé – parce qu’il a forcément été envoyé par d’autres gens. »
Tu as bien vu ce que fait Kelleher dans sa sinistre association, où il envoie maman et sa tarée de copine Teresa persuader des jeunes femmes démunies de leur servir de poules pondeuses. Une fois que le bébé est né, ils le vendent à de riches familles catholiques qui ont fait un don d’au moins vingt mille balles à Angels Assist pour être sur leur liste d’adoptants. Et tu sais ce qui arrive aux mères de ces bébés, ensuite ? Quelques jours après l’accouchement… ils les remettent à la rue.
— Comment tu es au courant de tout ça ?
— Je me suis renseignée un peu, depuis que je sais que Kelleher va nous racheter…
— Il fait un don à ton refuge, c’est tout. Et ça va te permettre de garder ton travail.
— Pourquoi il veut devenir notre mécène, à ton avis ? Pourquoi les gens de cette droite-là, qui ne font confiance qu’aux Blancs et aux catholiques, ont créé toutes ces bourses d’art dramatique en l’honneur d’une femme que Kelleher a commencé à fréquenter quand elle avait dix-huit ans… et lui quarante-trois ? Équilibré, comme relation, ça c’est sûr. Oui, je sais qu’à dix-huit ans on est considéré comme majeur dans ce pays, mais ça ne change rien au fait qu’il a couché avec une gamine et que personne n’a rien dit. Et maintenant, des jeunes issus de minorités bénéficient de bourses créées par un homme qui a déclaré un jour que l’homosexualité allait à l’encontre de la volonté de Dieu. Et à une autre occasion, qu’il n’arrivait pas à comprendre les couples interraciaux. Bien sûr, il a nié avoir dit tout ça ensuite…
— Peut-être qu’il a changé d’avis. Il s’est rendu compte qu’il avait eu tort de penser ça.
— Oh, je t’en prie, papa. Ce qu’il fait, ça s’appelle brouiller les pistes. Se faire passer pour un type bien en soutenant publiquement ce qu’on déteste tout en sabotant secrètement les gens vraiment capables de changer les choses. Pourquoi est-ce qu’un homme accusé de violences conjugales voudrait faire un don gigantesque à un foyer pour femmes battues ? Pour montrer au monde qu’il se préoccupe des droits des femmes, en nous imposant sa volonté au passage.
— Quelle volonté ? ai-je demandé. Tu crois que Kelleher va te forcer à pardonner aux hommes qui battent leur femme ?
— Très drôle. Mais je te parie que dans quelques mois il aura mis en place une structure de gestion dirigée par ses sous-fifres. Ça va être ce qu’on appelle une acquisition hostile sous le couvert d’un financement généreux, histoire que ses petits copains journalistes puissent écrire des titres comme “Patrick Kelleher, protecteur des femmes !”. Exactement comme ces bourses inaugurées en l’honneur de son ex-femme, qu’il a maltraitée et ruinée professionnellement…
Vous avez avorté seule ? »
Elle a hoché la tête.
« Ça s’est bien passé ?
— Laissez-moi vous dire une chose que j’ai apprise de cette expérience, et que mon travail me confirme chaque jour : un avortement ne se passe jamais bien. L’opération en elle-même peut se dérouler sans problème, parfois même sans douleur. Mais les émotions qu’elle engendre, le fait de devoir vivre avec pour toujours… Même si c’était ce qu’on voulait, même si on avait toutes les raisons de le faire, même si c’était à la suite d’un viol, ça reste une épreuve terrible à supporter.
— Vous vous êtes sentie comment ?
— Perdue. Triste. Coupable. Vertueuse. Solide. Fière. Folle. Seule. Amère. Déterminée. Féministe. Terrifiée. À me demander si j’avais agi trop vite, tout en sachant que c’était la bonne décision. Et que j’en porterais le poids jusqu’à la fin de ma vie.
— Ça continue à vous hanter ?
— Certains jours, quand je regrette d’avoir des rapports si distants avec ma fille… Quand je repense à mes fausses couches à la suite de l’opération, et au fait que je n’ai pas réussi à avoir d’autre enfant après Alison… Je ne peux me défendre d’un peu de mélancolie, en effet. Cet enfant, qui serait-il, qui serait-elle ? Mais je reste consciente, au fond, qu’à ce moment de ma vie je n’étais absolument pas prête à faire tous les sacrifices inhérents au statut de parent. Et comment savoir si notre mariage aurait été aussi heureux sans les dix ans que nous avons pu passer ensemble juste tous les deux ?
— C’est pour ça que vous faites ce travail, maintenant ? À cause de ce que vous avez subi ?
— Ce que j’ai subi m’a permis de prendre le contrôle de mon corps et de mon destin. Tous les choix qu’on fait dans la vie sont complexes et teintés d’ambiguïté. Mais oui, après mon départ à la retraite, quand j’ai entendu parler de cette association qui aidait les femmes à mettre fin à leur grossesse non désirée, je me suis dit que je pourrais leur donner un coup de main. »
Elle a hoché la tête.
« Ça s’est bien passé ?
— Laissez-moi vous dire une chose que j’ai apprise de cette expérience, et que mon travail me confirme chaque jour : un avortement ne se passe jamais bien. L’opération en elle-même peut se dérouler sans problème, parfois même sans douleur. Mais les émotions qu’elle engendre, le fait de devoir vivre avec pour toujours… Même si c’était ce qu’on voulait, même si on avait toutes les raisons de le faire, même si c’était à la suite d’un viol, ça reste une épreuve terrible à supporter.
— Vous vous êtes sentie comment ?
— Perdue. Triste. Coupable. Vertueuse. Solide. Fière. Folle. Seule. Amère. Déterminée. Féministe. Terrifiée. À me demander si j’avais agi trop vite, tout en sachant que c’était la bonne décision. Et que j’en porterais le poids jusqu’à la fin de ma vie.
— Ça continue à vous hanter ?
— Certains jours, quand je regrette d’avoir des rapports si distants avec ma fille… Quand je repense à mes fausses couches à la suite de l’opération, et au fait que je n’ai pas réussi à avoir d’autre enfant après Alison… Je ne peux me défendre d’un peu de mélancolie, en effet. Cet enfant, qui serait-il, qui serait-elle ? Mais je reste consciente, au fond, qu’à ce moment de ma vie je n’étais absolument pas prête à faire tous les sacrifices inhérents au statut de parent. Et comment savoir si notre mariage aurait été aussi heureux sans les dix ans que nous avons pu passer ensemble juste tous les deux ?
— C’est pour ça que vous faites ce travail, maintenant ? À cause de ce que vous avez subi ?
— Ce que j’ai subi m’a permis de prendre le contrôle de mon corps et de mon destin. Tous les choix qu’on fait dans la vie sont complexes et teintés d’ambiguïté. Mais oui, après mon départ à la retraite, quand j’ai entendu parler de cette association qui aidait les femmes à mettre fin à leur grossesse non désirée, je me suis dit que je pourrais leur donner un coup de main. »
Dix minutes. Largement le temps d’en griller une. J’ai longuement tiré sur mon American Spirit en repensant à tout ce que m’avait confié Elise. Cette question n’a rien de simple, ai-je songé. Peu importe à quel point on nous répète qu’il y a ceux qui ont raison et ceux qui ont tort. La seule et unique vérité, c’est que c’est un choix personnel. Et il revient à chaque femme de faire ce choix.
— Todor m’a proposé de faire réparer ma voiture en échange d’informations sur vous et votre clique.
— Ma clique ? Vous voulez dire mon escadron d’avorteuses, qui prend pour cible de pauvres femmes qui ne rêvent que d’avoir un enfant après avoir été violées ? Ou encore celles qui n’ont pas de toit et se réjouissent à l’idée de vivre dans la rue avec un bébé ? Sans parler de celles pour qui devenir mère est une responsabilité bien trop écrasante dans le monde hostile qui est le nôtre… Mais tous ces fanatiques qui vomissent leurs préceptes chrétiens sont les derniers à faire preuve de compassion et de décence. Tout ce qui les intéresse, c’est de rendre le sexe punitif.
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