vendredi 20 janvier 2023

[Tharreau, Estelle] Il était une fois la guerre

 





 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Il était une fois la guerre

Auteur : Estelle THARREAU

Parution : 2022 (Taurnada)

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

Sébastien Braqui est soldat. Sa mission : assurer les convois logistiques. Au volant de son camion, il assiste aux mutations d'un pays et de sa guerre. Homme brisé par les horreurs vécues, il devra subir le rejet de ses compatriotes lorsque sonnera l'heure de la défaite.C'est sa descente aux enfers et celle de sa famille que décide de raconter un reporter de guerre devenu son frère d'âme après les tragédies traversées « là-bas ». Un thriller psychologique dur et bouleversant sur les traumatismes des soldats et les sacrifices de leurs familles, les grandes oubliées de la guerre.
« Toutes les morts ne pèsent pas de la même manière sur une conscience. »

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Après avoir travaillé dans le secteur privé et public, cette passionnée de littérature sort son premier roman en 2016, Orages, suivi de L'impasse en 2017. Depuis, elle se consacre entièrement à l'écriture.

 

 

Avis :

Dans l’État fictif du Shonga, quelque part en Afrique, cela fait dix-sept ans que, malgré l’intervention sur place de l’ONU et de l’armée française, la guerre civile fait rage, opposant forces régulières et séparatistes au profit de diverses mouvances terroristes. L’enlisement du conflit et les attentats commis en représailles à Paris ont eu raison de l’opinion publique française, de plus en plus hostile à tout engagement militaire. Le retrait des troupes tricolores est ordonné, et l’armée - soucieuse de redorer son blason après cette débâcle - « purgée » des anciens combattants du Shonga.

A quarante ans, le soldat Sébastien Franqui, que ses quatre missions « là-bas » comme chef de convois logistiques ont rendu chaque fois plus brisé à une famille qui a fini par voler en éclats, n’est plus qu’amertume et désespoir face à son impossible réinsertion dans la vie civile ordinaire. C’est un reporter de guerre et frère d’âme, qui, constatant la descente aux enfers de Sébastien, entreprend la narration croisée de ce retour cauchemardesque et des dix-sept ans d’épreuves, toutes plus traumatisantes les unes que les autres, qui l’ont précédé.
 
Enclenchée par un bref prologue présentant le protagoniste principal comme « une bombe à retardement que les Hommes ont lentement amorcée jusqu’à l’explosion », la tension s’installe d’emblée et ne fait que monter crescendo, au rythme du compte à rebours égrené par les titres de chapitre. Dans l’attente pleine de suspense de l’ultime catastrophe annoncée, nous voilà peu à peu immergés, non pas seulement dans la noire réalité des atrocités de la guerre, des massacres entre ethnies et des conditions épouvantables des camps de réfugiés, mais aussi dans l’insupportable impuissance de ces hommes envoyés combattre un ennemi invisible et insaisissable.

Le récit excelle à dépeindre simplement la complexité des enjeux en présence, l’inextricable engrenage de l’échec et les processus psychologiques à l’oeuvre autour du traumatisme, du sentiment de culpabilité et, enfin, de l’injustice, quand, après avoir risqué leur vie et s’être confronté à l’innommable sans véritables moyens d’action, ils se retrouvent honteusement mis au rebut, rejetés de l’armée sans reconversion, pointés du doigt par l’opinion, incompris de leurs proches épuisés par leurs cauchemars et par leur déphasage après leur absence et la peur. Car, au terrible mal-être de ces hommes répond celui de leurs familles, démunies et déchirées, et qui, à force d’incompréhension et de malentendus, achève d’enfermer ceux qui ont fait la guerre dans la solitude de leur douleur sans fond.

Averti d'un funeste dénouement dont l'ultime rebondissement ne l'en surprendra pas moins, le lecteur reste impressionné par la pertinence d'analyse des situations et par la finesse psychologique des personnages. De l'angoisse, puis de la frustration et du désarroi de familles incapables de rivaliser avec les fantômes de la guerre, à l'intolérable dissonance entre, d'un côté, le moi profond et les valeurs fondamentales du soldat Braqui, de l'autre, l'atroce et injuste absurdité du rôle qu'on lui fait endosser, l'on ressort ébranlé de ce récit en tout point convaincant. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Le privilège des vaincus : chassés par les vainqueurs et honnis par leurs propres compatriotes.


La peur de ne pas être à la hauteur lorsqu’il aurait à piloter les lourds mastodontes servant à convoyer les munitions, les vivres, les médicaments et les pièces de rechange sur les pistes détrempées et défoncées du Shonga en pleine saison des pluies et des guerres.     
Non, pas de « guerre », mais de « crise », car Sébastien Braqui était de cette génération où les conflits ne menaçaient plus directement les frontières et l’intégrité territoriale de son pays, mais ses intérêts géostratégiques, géopolitiques, et géoéconomiques. Tant d’intérêts vitaux que ses concitoyens ne savaient plus vraiment distinguer ce qui était légitime, raisonnable et nécessaire dans les discours politiques. Une foule qu’il ne fallait pas effrayer en employant le mot « guerre », mais en parlant d’accords de défense pour aider un pays ami en proie à une crise, bien qu’au final, des armes et des techniques de guerre jetaient des hommes les uns contre les autres pour remporter la victoire.


La mort d’un homme au terme d’une vie est une peine, celle d’un enfant massacré est un traumatisme pour l’esprit, une parcelle d’humanité qui se sépare de l’âme. Toutes les morts ne pèsent pas de la même manière sur une conscience.


« Je croyais que les humanitaires avaient quitté cette zone, fit Braqui à l’adjudant Thomas.
– Oui, les organisations pros l’ont fait. Ils ne sont pas débiles. Ils préservent leur personnel. Ils ont compris qu’un humanitaire mort, ça n’aide plus personne. Ils se sont installés dans des zones moins craignos où ils peuvent faire leur boulot. Mais là, c’est un ramassis d’amateurs qui n’ont aucune logistique et aucun sens des réalités. Ils n’ont que leurs idéaux pour sauver le monde. Ils vont juste réussir à se faire trucider ou à faire trucider ceux qui vont essayer de les sortir de cette merde !


– Il cherchait quoi ? fis-je avec la peur qu’elle me confirme ce que je redoutais.     
– Un gosse qu’il a connu au Shonga. »     
Je fermai les yeux.     
« Et les gamins à qui ils donnent des biscuits ?     
– Il leur demande d’interroger les gens. C’est beau quand même. »     
Je ne répondis pas à sa remarque d’une naïveté affligeante. Tout comme elle avait été incapable d’accepter la réalité de ce camp désastreux, elle ne voyait pas la folie qui se dissimulait dans l’obsession de Sébastien, dans sa lutte contre l’impossibilité de retrouver un gosse et de racheter son impuissance à guérir un pays qui n’était pas le sien.
 
 
Profitant d’une période de cessez-le-feu, certains esprits toujours aussi loin de l’enfer du Shonga avaient cru bon d’organiser une cérémonie de remise de médailles. Idée tout aussi inutile que dévastatrice face à l’ampleur du désastre. Elle ne ferait jamais oublier que l’action des soldats de la paix avait été paralysée. Elle n’avait pas contribué à sauver des vies et encore moins à rétablir la paix comme l’avenir allait le prouver si violemment.


Sébastien avait dépassé l’amertume pour s’élancer vers l’aigreur et la rancœur. Comment ne pas sombrer lorsqu’on vous félicite pour avoir sauvé des vies alors que chaque téléspectateur savait que vous aviez fermé les yeux sur des dizaines d’autres qui auraient pu être épargnées si votre main avait appuyé sur la détente de votre fusil ? Comment ne pas entrevoir les oscillations des flammes d’un charnier fumant dans celles de ce drapeau bleu flottant au-dessus de cette cérémonie d’opérette montée à la hâte avant d’embarquer dans des camions et de décamper de cet enfer ? Comment ne pas avoir envie d’arracher l’épingle de cette médaille lorsqu’elle vous transperce le cœur en même temps que la veste sur votre poitrine ? Comment réussir à continuer sa vie comme si de rien n’était alors que vous porterez à jamais cette marque d’opprobre déguisée en reconnaissance glorieuse ?
Le sac sur l’épaule, prêt à partir, je m’étais retourné une dernière fois. J’ai vu la honte dans les yeux de ces hommes mis à l’honneur. La honte de n’avoir rien pu empêcher alors qu’ils y étaient préparés.
Un sentiment de n’avoir pas été un soldat, mais le complice attentiste des buveurs de sang.


En quelques heures, Sébastien était passé des terres damnées du Shonga au monde de paix de son sol natal. En si peu de temps, le soldat devait redevenir le fils, le mari, le père que ses proches et ses concitoyens avaient connus quatre mois auparavant. (...)
Sous les yeux de Sébastien se déroulaient des scènes de vie étranges : des supermarchés d’où sortaient des chariots pleins d’abondance, des rues où des gens ne fuyaient pas, des enfants armés de cartables. Il se sentait étranger à ce monde qu’il avait pourtant connu toute sa vie.


Dès cet instant, Sébastien ne parviendrait plus à s’intéresser à une discussion sur ce qui touchait à ce monde de paix, car tout lui paraîtrait futile par rapport à ce dont il avait été témoin. Il ne pourrait plus tenir son enfant de peur de le salir, de lui porter malheur, de ui faire du mal si une autre vision venait à le submerger. Il ne se ferait plus confiance et seule la guerre aurait une place dans son esprit et dans sa vie.
Une guerre qu’il revivrait toutes les nuits à grands coups de réminiscences cauchemardesques. La seule explication de ce qu’il avait vécu au Shonga et de ce qui avait fait de lui ce qu’il serait désormais, il ne pourrait que le hurler à sa famille dans le supplice de leurs nuits familiales.


Moins de huit semaines plus tard, les anciens étaient convoqués par les gestionnaires de leur régiment respectif. On leur signifiait leur mise en retraite anticipée avec un plan de reconversion. Ils n’avaient pas le choix : les temps et les règles du jeu avaient changé. En quelques mots, on leur arrachait leur travail, leur communauté, leurs valeurs… leur vie. 


Au fond, c’est logique, Braqui. On a une armée conforme à ce dont les gens rêvent : se défendre sans armes et sans violence.     
– O.K., mais comment peuvent-ils gober une connerie pareille ? On se tape sur la gueule depuis la nuit des temps.     
– Je sais, mais on ne leur vend pas ça et les gens sont tellement dans la merde que ce qui se passe à l’autre bout du monde ça ne les intéresse que lorsque la concurrence étrangère leur pique leurs emplois ou quand des flots de migrants arrivent près de chez eux.     
– Et les attentats. C’est bien pour ça qu’on nous a envoyés là-bas.     
– Ouais, mais on n’a rien pu stopper.     
– On n’avait pas de moyens et aucune armée africaine pour prendre le relais.     
– Mais, ça, les gens s’en foutent !


Adéma était entouré d’enfants qui s’agglutinaient autour de lui. Personne ne pourrait comprendre qu’un seul de ces gosses soit tué, même pour en sauver tant d’autres. Adéma le savait. Adéma avait choisi entre efficacité et sentiments. Il enrôlait des gosses pour lui servir de bouclier, pour poser ses bombes, pour être soldats. Il savait que nous ne les abattrions pas.
Le général fit un signe. C’était fini. Comment combattre à armes égales quand le droit de la guerre n’était respecté que par un seul camp ? Les politiques n’avaient pas donné aux soldats la solution de cette équation insoluble.


Le cœur de Sébastien faillit s’arrêter lorsqu’il reconnut le visage de l’homme qu’il avait vu, quelques années auparavant sur un écran vidéo. Un homme entouré d’enfants pour protéger sa fuite alors qu’il était pourchassé pour avoir ordonné l’attaque du camp de Sébi où avait péri Sandreau, son mentor. Il assista aux salamalecs auxquels se pliait avec effort le colonel, qui se raidit au moment de serrer la main d’Alpha Adéma. Il vit son chef contenir sa rage lorsque les caisses plombées furent ouvertes. La gorge serrée, il observa la honte de cet homme devant restituer au bourreau de ses hommes les armes qui avaient servi à les tuer.     
Les ordres ayant été exécutés, le minimum protocolaire ayant été respecté, le colonel donna l’ordre de rembarquer pour repartir aussitôt. Alpha Adéma n’attendit pas que les militaires soient repartis. L’humiliation devait être totale. Il prononça quelques paroles à l’intention des hommes qui attendaient dans leurs véhicules de fortune. Puis il se retira au moment où ils avancèrent vers ses miliciens. Un à un, dans une discipline si étrangère aux mœurs shongaises, ils chargèrent des sacs de riz, de l’huile et du sucre sans oublier une poignée d’armes qu’ils exhibèrent au-dessus de leur tête pour saluer leurs bienfaiteurs et narguer le colonel, Sébastien et les siens.
L’humiliation et la schizophrénie étaient absolues. Ils venaient de donner les moyens à ceux qu’ils combattaient d’acheter les populations et de gagner cette guerre. Le convoi militaire repartit en ravalant sa dignité et sa colère.
La paix n’a pas de prix…


– Hum… Tu vois un drame comme ça, ça peut arriver ici comme ailleurs ; un gosse qui déboule d’un coup, on peut pas toujours l’éviter. On fait pourtant gaffe. C’est pas faute de rappeler les consignes. Mais tu sais, quand je vois quelle ampleur ça a pris et à quelle vitesse ils ont organisé tout ce bordel, je me demande si ce gamin… Enfin, tu me comprends… T’es déjà venu ici. Tu sais que c’est pas comme chez nous la valeur d’une vie, même celle d’un gosse. Ils leur font poser des IED. Ils s’en servent comme bouclier. Putain, je peux pas m’empêcher de penser que ce gosse… De toute façon, on le saura jamais. On doute de tout ici. »     
Il se tut et leurs regards se portèrent sur les écrans qui rediffusaient, pour la centième fois, le cercueil baladé dans les rues avec son cortège de femmes en pleurs.
« C’est la fin des martyrs glorieux. Place aux martyrs de l’émotion. Les droits de la guerre contre l’émoi planétaire. C’est plus rentable. »

 

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