lundi 2 janvier 2023

[Ackerman, Elliot] En attendant Eden

 



Coup de coeur 💓💓

 

Titre : En attendant Eden (Waiting for Eden)

Auteur : Elliot ACKERMAN

Traduction : Jacques MAILHOS

Parution : 2018 en anglais (Etats-Unis)
                  2019 et 2022 en français
                  (Gallmeister)

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

PrĂ©sentation de l'Ă©diteur :  

Mary veille sur son mari Eden tous les jours depuis trois ans. MutilĂ© en Irak, il est clouĂ© sur un lit d’hĂŽpital, emmurĂ© dans son corps. Leur fille Andy grandit dans cette chambre, entre un pĂšre coincĂ© entre la vie et la mort et une mĂšre qui espĂšre malgrĂ© tout. Un jour de NoĂ«l, Eden semble soudainement rĂ©agir aux signaux du monde extĂ©rieur. Mary est persuadĂ©e qu’elle seule peut interprĂ©ter les paroles silencieuses de son mari et dĂ©cider de son destin. Cependant, certains secrets de leur mariage resurgissent, et elle devra y faire face. 

 

Le mot de l'Ă©diteur sur l'auteur : 

Elliot Ackerman est né en 1980 à Los Angeles. AprĂšs des Ă©tudes de lettres et d'histoire et l'obtention d'un master en relations internationales, il s'engage en 2003 dans le corps des marines. Il y passe huit ans et effectue, en tant que membre des forces spĂ©ciales, cinq missions en Afghanistan et en Irak. Il est rĂ©compensĂ© par le Silver Star et le Purple Heart, ce qui fait de lui l'Ă©crivain le plus dĂ©corĂ© de sa gĂ©nĂ©ration. À son retour Ă  la vie civile, il continue de s'occuper de politique Ă©trangĂšre et de relations internationales. Il travaille notamment Ă  la Maison Blanche de 2012 Ă  2013 et est membre Ă  vie du Council on Foreign Relations. DĂ©sormais journaliste et Ă©crivain, il partage son temps entre New York et Washington D.C. Il a Ă©tĂ© finaliste du National Book Award en 2017.

 

Avis :

AprĂšs avoir sautĂ© sur une mine en Irak, le soldat Eden a, contre toute attente, survĂ©cu Ă  ses blessures. Son Ă©tat est tel que le narrateur n’est que soulagement de ne pas en avoir rĂ©chappĂ© pour sa part. Cela fait maintenant trois ans que son Ă©pouse, parfois accompagnĂ©e de leur toute petite fille qu’il n’a pas eu le temps de connaĂźtre, lui rend quotidiennement visite Ă  l’hĂŽpital, oĂč ce qu’il reste de lui respire, branchĂ© Ă  des machines. Contre l’avis de tous, et mĂȘme d’Eden comme semble l’indiquer la seule façon qu’il ait trouvĂ©e pour tenter de communiquer, Mary ne peut se rĂ©soudre Ă  le laisser enfin partir.

La vie est-elle toujours prĂ©fĂ©rable Ă  la mort ? D’ailleurs, est-ce bien encore une vie que ces quelques lueurs de conscience cauchemardesque, prisonniĂšre de ce qui n’a plus d’un corps que quelques fonctions vitales, de surcroĂźt assistĂ©es, torturĂ©e par des terreurs dĂ©lirantes et inextinguibles ? C’est un ancien ami et frĂšre d’armes qui exprime son avis d’outre-tombe, observant le dĂ©sespoir d’Eden et l’obstination de Mary avec la clairvoyance d’un tĂ©moin suffisamment proche pour connaĂźtre leur passĂ© et dĂ©coder leur psychologie. Bien placĂ© pour comprendre et nous faire concevoir « de l’intĂ©rieur Â» l’innommable calvaire qu’endure Eden et pour dĂ©crypter les signaux de dĂ©tresse absolue que ce mort-vivant s’évertue Ă  adresser d’une maniĂšre Ă©perdue Ă  un entourage incapable de l’entendre, personne mieux que lui ne peut en mĂȘme temps pĂ©nĂ©trer les dĂ©vorants motifs de culpabilitĂ© qui rendent Mary incapable de prendre l’irrĂ©mĂ©diable dĂ©cision qui semble pourtant s’imposer.

Alors, empli d’une impuissante compassion, il raconte l’engrenage et l’emprise de la peur, la peur qui, mĂȘme entre les missions, corrompt la vie de couple et toute projection d’avenir, sans que pour autant le choix de dĂ©crocher paraisse mĂȘme une option envisageable. C’est comme accroc Ă  une drogue qu’Eden se rĂ©engage malgrĂ© lui, mettant un peu plus en danger un mĂ©nage qui, malgrĂ© l’amour, menace de partir en quenouille. Quand une presque dĂ©pouille est rendue Ă  l’épouse, la prĂ©cipitation d’un composĂ© toxique d’amour, de mauvaise conscience et de loyautĂ© repentante cimente le malheur dans un sarcophage de pĂ©nitence. C’est ainsi qu’Eden, Mary et leur petite Andy se retrouvent coincĂ©s dans une impasse aussi funeste qu’insupportable, les remords devenus scrupules intempestifs bloquant la porte de sortie que chacun n’aspire pourtant qu’à prendre.

Un roman tout en pudeur et en ellipses qui, en Ă©tonnamment peu de pages, vous cloue sans voix sous le coup de son impeccable et implacable tir en plein coeur. (5/5)

 

 

Citations :   

Au chevet d’Eden, les deux infirmiĂšres tenaient une veille. La plus ĂągĂ©e Ă©tait postĂ©e Ă  la tĂȘte de son lit. Elle massait la poche de sang. La plus jeune Ă©tait postĂ©e prĂšs de son flanc. Elle maintenait la grosse aiguille en place, serrĂ©e contre sa peau. À l’intĂ©rieur de lui, la pointe en biseau de l’aiguille s’accrochait Ă  l’unique veine Ă©troite comme un varappeur suspendu Ă  une vire avec seulement deux doigts.
 

Entre leurs tournĂ©es, les mĂ©decins et infirmiĂšres plus ĂągĂ©s parlaient Ă  voix basse du gars du quatriĂšme Ă©tage si griĂšvement brĂ»lĂ© que c’était un miracle qu’il eĂ»t survĂ©cu. Ils parlaient toujours vite quand ils parlaient de lui, murmurant au-dessus de leurs cafĂ©s, serrĂ©s les uns contre les autres dans un ascenseur. Ils disaient toujours la mĂȘme chose : c’était le gars le plus griĂšvement brĂ»lĂ© des deux guerres rĂ©unies, je suis pas sĂ»r que je voudrais qu’on me garde en vie dans cet Ă©tat, ce n’est qu’une question de temps. Ces mots-lĂ , ils les disaient tous : une question de temps. Et nom de Dieu comme c’était vrai. Pour mon ami, c’était une question de jours, de semaines, de mois, d’annĂ©es, Ă  rester allongĂ© dans ce lit sans avoir le droit de mourir.
 

Sur la voie rapide, tout Ă©tait silencieux. Les lignes discontinues dĂ©limitant les voies filaient vers elles en une pulsation saccadĂ©e, rĂ©flĂ©chissant la lumiĂšre de leurs phares. Les panneaux vert et blanc de l’autoroute passaient au-dessus d’elles, en un rythme apaisant comme des vagues qui se brisent. Mary pensait Ă  son Ă©poux, et au mot imminent, et peut-ĂȘtre que quand ce serait fini, quand il ne serait plus lĂ , les choses pourraient s’amĂ©liorer pour elle et la fillette.  
Elles recommenceraient, et ce serait une bonne chose.  
La mort de son Ă©poux serait une bonne chose.  
Elle sentit l’infidĂ©litĂ© de cette pensĂ©e passer entre ses jambes puis remonter dans son ventre d’une maniĂšre qu’elle avait, je le savais, dĂ©jĂ  ressentie au moins une fois auparavant.
 

Elle n’avait qu’à le laisser.  
Toute la souffrance cesserait. Personne ne saurait que c’était elle qui avait fait cela. Et que tuerait-elle ? La masse de chair qui se trouvait devant elle n’était pas un Ă©poux, ce n’était certainement pas le cĂ©lĂšbre BASE Jump, tout cela avait pris fin en un Ă©clair trois ans auparavant sur une route dans la vallĂ©e du Hamrin. Elle n’était mĂȘme pas sĂ»re que le fait de laisser ce tĂ©lĂ©phone ici pouvait s’appeler tuer. Les Ă©vĂ©nements en cours suivraient tout simplement leur cours.  
Mais elle ne le pouvait pas.  
Si elle avait eu en elle ce qu’il fallait pour ça, elle l’aurait fait depuis longtemps. Alors elle se leva, lissa le devant de son chemisier et prit quelques respirations.  
— D’accord, dit-elle en le haĂŻssant de cette haine hachĂ©e que l’on rĂ©serve aux personnes que l’on aime rĂ©ellement.
 
 
Eden ignorait qu’il rappelait Ă  Gabe ses amis, des gars d’une autre guerre, au cours de laquelle il avait commencĂ© Ă  apprendre Ă  rĂ©parer les hommes. Pas par des rĂ©parations permanentes, mais par des petits rafistolages qui achetaient Ă  l’homme le temps dont il avait besoin pour embarquer dans un hĂ©licoptĂšre et s’envoler vers un lieu oĂč les vraies rĂ©parations pourraient se faire. Dans sa guerre, Gabe avait appris presque tout ce qu’il y avait Ă  savoir sur comment acheter du temps Ă  un corps dĂ©moli. Massage cardiaque, agent coagulant, garrot, intubation nasotrachĂ©ale, tout ce vocabulaire des instants sauvegardĂ©s. Au fil des annĂ©es de la guerre de Gabe, et plus tard, il avait vu les minutes qu’il avait achetĂ©es pour ses amis se transformer en des peines de trop nombreuses heures, trop nombreux jours, trop nombreux mois. Il ne tarda pas Ă  apprendre qu’en matiĂšre de temps l’ennemi n’était pas le manque, c’était l’excĂšs. Parce qu’au bout du compte, c’était le temps qui transformait les fractures de tous ses amis en cassures. Et pour ses amis, les moments compris entre leur sauvetage et leur fin devenaient une liste de tourments causĂ©s par lui.  
DĂ©sormais, tout ce que Gabe espĂ©rait offrir, c’était de la rapiditĂ©.


 

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