Coup de coeur đđ
Titre : En attendant Eden (Waiting for Eden)
Auteur : Elliot ACKERMAN
Traduction : Jacques MAILHOS
Parution : 2018 en anglais (Etats-Unis)
2019 et 2022 en français
(Gallmeister)
Pages : 160
Présentation de l'éditeur :
Mary veille sur son mari Eden tous les jours depuis trois ans. Mutilé en
Irak, il est clouĂ© sur un lit dâhĂŽpital, emmurĂ© dans son corps. Leur
fille Andy grandit dans cette chambre, entre un pÚre coincé entre la vie
et la mort et une mÚre qui espÚre malgré tout. Un jour de Noël, Eden
semble soudainement réagir aux signaux du monde extérieur. Mary est
persuadĂ©e quâelle seule peut interprĂ©ter les paroles silencieuses de son
mari et décider de son destin. Cependant, certains secrets de leur
mariage resurgissent, et elle devra y faire face.ă
Le mot de l'Ă©diteur sur l'auteur :
Elliot
Ackerman est neÌ en 1980 aÌ Los Angeles. AprĂšs des Ă©tudes de lettres et
d'histoire et l'obtention d'un master en relations internationales, il
s'engage en 2003 dans le corps des marines. Il y passe huit ans et
effectue, en tant que membre des forces spéciales, cinq missions
en Afghanistan et en Irak. Il est récompensé par le Silver Star et le
Purple Heart, ce qui fait de lui l'écrivain le plus décoré de sa
génération. à son retour à la vie civile, il continue de s'occuper de
politique Ă©trangĂšre et de relations internationales. Il travaille
notamment Ă la Maison Blanche de 2012 Ă 2013 et est membre Ă vie du Council on Foreign Relations. DĂ©sormais journaliste et Ă©crivain, il partage son temps entre New
York et Washington D.C. Il a été finaliste du National Book Award en
2017.
Avis :
La vie est-elle toujours prĂ©fĂ©rable Ă la mort ? Dâailleurs, est-ce bien encore une vie que ces quelques lueurs de conscience cauchemardesque, prisonniĂšre de ce qui nâa plus dâun corps que quelques fonctions vitales, de surcroĂźt assistĂ©es, torturĂ©e par des terreurs dĂ©lirantes et inextinguibles ? Câest un ancien ami et frĂšre dâarmes qui exprime son avis dâoutre-tombe, observant le dĂ©sespoir dâEden et lâobstination de Mary avec la clairvoyance dâun tĂ©moin suffisamment proche pour connaĂźtre leur passĂ© et dĂ©coder leur psychologie. Bien placĂ© pour comprendre et nous faire concevoir « de lâintĂ©rieur » lâinnommable calvaire quâendure Eden et pour dĂ©crypter les signaux de dĂ©tresse absolue que ce mort-vivant sâĂ©vertue Ă adresser dâune maniĂšre Ă©perdue Ă un entourage incapable de lâentendre, personne mieux que lui ne peut en mĂȘme temps pĂ©nĂ©trer les dĂ©vorants motifs de culpabilitĂ© qui rendent Mary incapable de prendre lâirrĂ©mĂ©diable dĂ©cision qui semble pourtant sâimposer.
Alors, empli dâune impuissante compassion, il raconte lâengrenage et lâemprise de la peur, la peur qui, mĂȘme entre les missions, corrompt la vie de couple et toute projection dâavenir, sans que pour autant le choix de dĂ©crocher paraisse mĂȘme une option envisageable. Câest comme accroc Ă une drogue quâEden se rĂ©engage malgrĂ© lui, mettant un peu plus en danger un mĂ©nage qui, malgrĂ© lâamour, menace de partir en quenouille. Quand une presque dĂ©pouille est rendue Ă lâĂ©pouse, la prĂ©cipitation dâun composĂ© toxique dâamour, de mauvaise conscience et de loyautĂ© repentante cimente le malheur dans un sarcophage de pĂ©nitence. Câest ainsi quâEden, Mary et leur petite Andy se retrouvent coincĂ©s dans une impasse aussi funeste quâinsupportable, les remords devenus scrupules intempestifs bloquant la porte de sortie que chacun nâaspire pourtant quâĂ prendre.
Un roman tout en pudeur et en ellipses qui, en Ă©tonnamment peu de pages, vous cloue sans voix sous le coup de son impeccable et implacable tir en plein coeur. (5/5)
Citations :
Au chevet dâEden, les deux infirmiĂšres tenaient une veille. La plus ĂągĂ©e Ă©tait postĂ©e Ă la tĂȘte de son lit. Elle massait la poche de sang. La plus jeune Ă©tait postĂ©e prĂšs de son flanc. Elle maintenait la grosse aiguille en place, serrĂ©e contre sa peau. Ă lâintĂ©rieur de lui, la pointe en biseau de lâaiguille sâaccrochait Ă lâunique veine Ă©troite comme un varappeur suspendu Ă une vire avec seulement deux doigts.
Entre leurs tournĂ©es, les mĂ©decins et infirmiĂšres plus ĂągĂ©s parlaient Ă voix basse du gars du quatriĂšme Ă©tage si griĂšvement brĂ»lĂ© que câĂ©tait un miracle quâil eĂ»t survĂ©cu. Ils parlaient toujours vite quand ils parlaient de lui, murmurant au-dessus de leurs cafĂ©s, serrĂ©s les uns contre les autres dans un ascenseur. Ils disaient toujours la mĂȘme chose : câĂ©tait le gars le plus griĂšvement brĂ»lĂ© des deux guerres rĂ©unies, je suis pas sĂ»r que je voudrais quâon me garde en vie dans cet Ă©tat, ce nâest quâune question de temps. Ces mots-lĂ , ils les disaient tous : une question de temps. Et nom de Dieu comme câĂ©tait vrai. Pour mon ami, câĂ©tait une question de jours, de semaines, de mois, dâannĂ©es, Ă rester allongĂ© dans ce lit sans avoir le droit de mourir.
Sur la voie rapide, tout Ă©tait silencieux. Les lignes discontinues dĂ©limitant les voies filaient vers elles en une pulsation saccadĂ©e, rĂ©flĂ©chissant la lumiĂšre de leurs phares. Les panneaux vert et blanc de lâautoroute passaient au-dessus dâelles, en un rythme apaisant comme des vagues qui se brisent. Mary pensait Ă son Ă©poux, et au mot imminent, et peut-ĂȘtre que quand ce serait fini, quand il ne serait plus lĂ , les choses pourraient sâamĂ©liorer pour elle et la fillette.
Elles recommenceraient, et ce serait une bonne chose.
La mort de son Ă©poux serait une bonne chose.
Elle sentit lâinfidĂ©litĂ© de cette pensĂ©e passer entre ses jambes puis remonter dans son ventre dâune maniĂšre quâelle avait, je le savais, dĂ©jĂ ressentie au moins une fois auparavant.
Elle nâavait quâĂ le laisser.
Toute la souffrance cesserait. Personne ne saurait que câĂ©tait elle qui avait fait cela. Et que tuerait-elle ? La masse de chair qui se trouvait devant elle nâĂ©tait pas un Ă©poux, ce nâĂ©tait certainement pas le cĂ©lĂšbre BASE Jump, tout cela avait pris fin en un Ă©clair trois ans auparavant sur une route dans la vallĂ©e du Hamrin. Elle nâĂ©tait mĂȘme pas sĂ»re que le fait de laisser ce tĂ©lĂ©phone ici pouvait sâappeler tuer. Les Ă©vĂ©nements en cours suivraient tout simplement leur cours.
Mais elle ne le pouvait pas.
Si elle avait eu en elle ce quâil fallait pour ça, elle lâaurait fait depuis longtemps. Alors elle se leva, lissa le devant de son chemisier et prit quelques respirations.
â Dâaccord, dit-elle en le haĂŻssant de cette haine hachĂ©e que lâon rĂ©serve aux personnes que lâon aime rĂ©ellement.
Mais elle ne le pouvait pas.
Si elle avait eu en elle ce quâil fallait pour ça, elle lâaurait fait depuis longtemps. Alors elle se leva, lissa le devant de son chemisier et prit quelques respirations.
â Dâaccord, dit-elle en le haĂŻssant de cette haine hachĂ©e que lâon rĂ©serve aux personnes que lâon aime rĂ©ellement.
Eden ignorait quâil rappelait Ă Gabe ses amis, des gars dâune autre guerre, au cours de laquelle il avait commencĂ© Ă apprendre Ă rĂ©parer les hommes. Pas par des rĂ©parations permanentes, mais par des petits rafistolages qui achetaient Ă lâhomme le temps dont il avait besoin pour embarquer dans un hĂ©licoptĂšre et sâenvoler vers un lieu oĂč les vraies rĂ©parations pourraient se faire. Dans sa guerre, Gabe avait appris presque tout ce quâil y avait Ă savoir sur comment acheter du temps Ă un corps dĂ©moli. Massage cardiaque, agent coagulant, garrot, intubation nasotrachĂ©ale, tout ce vocabulaire des instants sauvegardĂ©s. Au fil des annĂ©es de la guerre de Gabe, et plus tard, il avait vu les minutes quâil avait achetĂ©es pour ses amis se transformer en des peines de trop nombreuses heures, trop nombreux jours, trop nombreux mois. Il ne tarda pas Ă apprendre quâen matiĂšre de temps lâennemi nâĂ©tait pas le manque, câĂ©tait lâexcĂšs. Parce quâau bout du compte, câĂ©tait le temps qui transformait les fractures de tous ses amis en cassures. Et pour ses amis, les moments compris entre leur sauvetage et leur fin devenaient une liste de tourments causĂ©s par lui.
DĂ©sormais, tout ce que Gabe espĂ©rait offrir, câĂ©tait de la rapiditĂ©.
DĂ©sormais, tout ce que Gabe espĂ©rait offrir, câĂ©tait de la rapiditĂ©.
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