mercredi 4 janvier 2023

[Oppert, Claire] Le pansement Schubert

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Le pansement Schubert

Auteur : Claire OPPERT

Parution : 2020 (Denoël)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

10 minutes de Schubert = 5 mg d’Oxynorm.
Mme Kessler est assise dans son fauteuil toute droite, avec son bras offert aux soins et, tandis que je joue pour elle en boucle le thème de l’andante du Trio op. 100 de Schubert, la lumière sur son visage est si intense qu’elle irradie en un flot étincelant toute la pièce, les infirmières et moi-même. Dehors, le chêne aux larges branches en reçoit lui aussi abondamment.


Lorsqu’elle n’est pas en concert à travers le monde, ou auprès de ses élèves, Claire Oppert joue pour les personnes en fin de vie, les malades douloureux, les autistes ou ceux que l’on nomme les déments. La plume délicate et poétique, la musicienne raconte autant de rencontres uniques. Des hommes et des femmes que le chant du violoncelle apaise, stimule ou réconforte.
Le moment musical au chevet des patients est un port abrité dans l’épreuve, temps suspendu propice à l’émergence des souvenirs. Il relie les êtres et témoigne de cette part vivante et intacte en chacun de nous.

 

Un mot sur l'auteur : 

Née à Paris en 1966, la violoncelliste Claire Oppert est diplômée du conservatoire Tchaïkovski de Moscou, titulaire d’une licence de philosophie et d’un diplôme universitaire d'art-thérapie. Elle est concertiste et se consacre également à l'enseignement.

 

Avis :

Dans un Ehpad d’Ile de France en 2012, le son du violoncelle de Claire Oppert calme miraculeusement une patiente atteinte de démence sénile qui refusait avec violence de se laisser soigner. Une infirmière s’exclame : « Il faudra absolument revenir pour le pansement Schubert. » C’est ainsi que débute pour la concertiste et enseignante un tout nouveau parcours : elle accompagnera une équipe médicale dans une étude clinique sur l’effet de la musique vivante sur la douleur et l’anxiété des malades, elle se formera à l’art-thérapie, et elle jouera désormais régulièrement du violoncelle auprès d’autistes profonds, en gériatrie et en soins palliatifs. Ce livre est le récit de sa bouleversante expérience.

Dès les premières lignes, l’émotion assaille le lecteur. Elle ne va plus le quitter, brouillant bien des pages dans les larmes. Et c’est le coeur chaviré que, tout au long d’une narration tissée de délicate sobriété, d’instants de poésie et, toujours, d’une empathie pleine de respect, l’on accompagne Claire Oppert dans ses rencontres, rendues si singulières et prodigieuses par la musique, au plus profond de la souffrance qui baigne certains services hospitaliers. Qu’il s’agisse de ces jeunes autistes profonds avec qui la musique permet pour la première fois de communiquer, de ces personnes âgées atteintes de démence qu’un air apaise ou relie à elles-mêmes et à leurs souvenirs les plus chers, de ces patients en fin de vie qu’une mélodie distrait de leur douleur et de leur peur, et même de ces mourants dans le coma dont la respiration soudain amplifiée et la chair de poule expriment les dernières émotions palpables quand vibre pour eux le violoncelle, chaque fois l’on est autant ému qu’impressionné par ces instants de grâce, volés, à travers la musique, à la souffrance et à la mort, quand plus rien d’autre ne peut apaiser ni réconforter.

« La musique rejoint l’être humain dans sa dimension vivante et intacte ». « C’est une irruption salvatrice qui convoque le noyau profond en nous, inaltéré et rayonnant, malgré le morcellement de la maladie grave, malgré la démence, la douleur et la mort. » « [Ce noyau qui] est le support de la Vie, [qui] est la Vie », la musique nous y relie, miraculeusement. En tous les cas, les neurosciences ont démontré que, par un phénomène de contre-stimulation sensorielle, elle diminue la perception de la douleur et atténue l’anxiété des malades, répercutant ces bienfaits sur les équipes soignantes et sur les proches.

Traversé par une intense émotion, l’on ne peut qu’applaudir et s’incliner bien bas devant cette admirable expérience musicale et humaine. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations : 

Dans un coin de l’Espace, une femme hurle et se débat. Deux infirmières s’agitent autour d’elle, la maintenant fermement pour l’empêcher de tomber de son fauteuil, tout en parant ses attaques.
Elles doivent absolument refaire le pansement de Mme Kessler. La plaie de son bras droit est purulente.
Je ne peux pas deviner son visage caché par le profil des infirmières aux sourcils froncés et aux gestes tendus. Lorsqu’elle cesse de crier, elle tente de les mordre.
Je ne sais pas ce qui me pousse à m’arrêter devant elle. Je ne prononce pas une parole. Je m’assieds et lui joue au violoncelle le thème de l’andante du Trio op. 100 de Schubert.
Il se passe trois secondes à peine, deux mesures peut-être, et son bras se détend. Il s’abandonne d’un coup. Les cris cessent, le calme revient dans la pièce. Je peux observer alors son visage, regard étonné, et à ses lèvres une ébauche de sourire.
Je joue peu ce jour-là, tant le pansement est rapide. C’est plus qu’une surprise, comme un prodige. Je vois les infirmières sourire à leur tour, l’une d’elles rit même et me dit : « Il faudra absolument revenir pour le pansement Schubert. »
C’est joliment tourné, tout à fait adéquat. L’expression est née ainsi et elle est restée par la suite.
 

Elle est arrivée environ un an après moi dans le centre. Jusque-là, elle était restée dans un hôpital psychiatrique, attachée pendant deux années, et ces derniers mois assommée de neuroleptiques surpuissants. Howard nous raconte comment il l’a sortie de l’hôpital, après de nombreuses et rocambolesques démarches. (…)
Le matin de son arrivée, Amélia est lâchée dans l’institution. C’est Howard qui l’a dit : lâchée. Je ne suis pas présente ce jour-là, mais j’apprends à mon retour qu’elle a tout détruit, avec un extincteur arraché du mur. Deux jours de travaux ont par la suite fermé les portes du centre Adam Shelton. (…)
Deux ans après son arrivée, Amélia est métamorphosée. Howard accroche sur le tableau de l’institution une photo envoyée par sa mère : on la voit assise, au milieu de toute sa famille, souriante, à côté d’un arbre de Noël. [Amélia est autiste]
 

En revenant la semaine suivante, je le trouve gravement altéré. Il est étendu sur son lit, corps marbré, visage dissimulé sous un masque à oxygène. Il est inconscient depuis la veille, ses bras reposent sur sa poitrine. On dirait qu’il attend calmement. Pourtant, quand je lui joue les premières notes de Gabriel Fauré, sa respiration s’amplifie massivement. Le tempo d’Après un rêve s’accorde à son souffle qui s’élargit peu à peu. Je suis entrée dans le rythme de sa respiration. J’ai ce privilège. Son souffle se mêle au chant de mon violoncelle. Il n’y a plus dans la chambre que nos deux respirations qui s’accordent mystérieusement sur la mélodie. Pulsation commune.
Quand je m’arrête de jouer, je constate que ses bras sont couverts de chair de poule. Après un rêve.
C ‘est notre dernier dialogue. Il meurt le jour même, une heure à peine après que j’ai quitté la chambre.
 

La maladie grave est une expérience de délogement de soi. Elle assaille le corps, enchaîne les pertes successives. Elle conteste à la personne son pouvoir d’agir sur elle-même. Elle la laisse dépourvue, étrangère à elle-même, sans demeure stable ni identifiée.


 

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