mercredi 18 janvier 2023

[Constant, Paule] La cécité des rivières

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La cécité des rivières

Auteur : Paule CONSTANT

Parution : 2022 (Gallimard)

Pages : 192

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

Au terme d’une carrière scientifique hors du commun, Éric Roman a reçu le prix Nobel. Il accepte de prêter de son prestige à une tournée présidentielle en Afrique, revenant ainsi, pour la première fois depuis cinquante ans, au pays de son enfance. Il est accompagné par l’équipe du Grand Magazine chargée de saisir sur le vif ce « voyage sentimental » : Ben Ritter, un photographe de renom, et Irène, une jeune journaliste. Mais tout sépare le grand savant de la jeune femme. Comment peut-il lui faire comprendre en moins de deux jours et dans le huis clos d’une voiture ce que fut sa vie auprès d’un père médecin-capitaine, ancien des guerres coloniales, dans un hôpital de brousse ?
Le voyage protocolaire se mue en récit d’aventures et recèle bien des surprises, des retrouvailles et des alliances inattendues. Faut-il remonter jusqu’à la source pour se découvrir dans les méandres aveuglants du passé ? Avec ce roman du retour en Afrique, Paule Constant nous offre une réflexion lumineuse sur la construction de soi.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :  

Paule Constant a passé une bonne partie de sa vie aux quatre coins du monde. Professeur des Universités, elle vit désormais à Aix-en-Provence, où elle écrit son œuvre. L'Afrique tropicale, la Guyane, l'Amérique du Nord ont servi de cadre à plusieurs de ses romans. L'enfance, l'éducation des filles, la condition féminine, la justice, le colonialisme sont les grands thèmes de l'inspiration d'une œuvre qu'elle a conçue d'emblée, dans sa totalité, comme un témoignage sur la condition humaine. Récompensée pour de nombreux ouvrages, notamment par le Grand Prix du roman de l'Académie française en 1990 pour White Spirit et le prix Goncourt en 1998 pour Confidence pour confidence, elle est traduite dans une trentaine de pays. Mes Afriques est paru chez Gallimard dans la collection Quarto en 2019.

 

 

Avis :

Le grand Eric Roman, Prix Nobel de Médecine pour ses travaux sur l'onchocercose, une maladie parasitaire aussi appelée cécité des rivières, s’est laissé convaincre, à l’occasion d’une tournée présidentielle en Afrique, de revenir sur les lieux de son enfance, à la frontière entre Cameroun et Centrafrique, pour s’y prêter à un reportage réalisé pour Grand Magazine par Irène, une jeune journaliste, et Ben Ritter, un photographe de renom.

Le voyage, qui ne doit durer que deux jours et deux nuits, a pour destination Petit-Baboua, à peine une bourgade autrefois rassemblée autour d’un hôpital de brousse et d’une léproserie tenue par des religieuses belges. C’est là qu’entre douze et quinze ans, le scientifique aujourd’hui presque septuagénaire a vécu auprès de son père médecin-capitaine, ancien engagé des guerres coloniales : un homme traumatisé et violent qui lui a mené une vie si dure que l’adolescent avait sauté avec soulagement sur l’occasion de ses études pour revenir seul en France.

Si Ben Ritter est le parfait baroudeur sans chichis ni états d’âme, la jeune journaliste végane, pleine de clichés sur l’Afrique et son passé colonial, vit l’aventure avec d’autant plus de préventions que tout la heurte chez l’homme ambitieux et arrogant qu’elle voit en Eric, lui-même beaucoup plus à l’aise dans ses relations cordiales et viriles avec les autres membres de l’expédition que face à cette donzelle bien-pensante et volontiers critique. Pourtant, au fur et à mesure que leur imposant 4x4, escorté par quelques gendarmes en raison de troubles latents dans la région, s’enfonce dans la brousse par d’interminables pistes poussiéreuses, et qu’au gré d’hébergements de fortune, tous se retrouvent sur le même pied face à l’inconfort et aux imprévus, masques et a priori se fissurent peu à peu, laissant apparaître, parfois au détour de quelques mots seulement, les facettes d’une réalité autrement plus complexe que ne l’avait imaginée Irène.

C’est ainsi que, lui-même surpris par l’assaut douloureux des souvenirs, l’impressionnant Eric Roman finit par laisser deviner en lui le petit garçon désespéré et à jamais marqué, tant par la souffrance et la brutalité de son père, que par sa découverte sans ménagements de la terrible mortalité africaine - « pour deux générations chez nous il y en a quatre ici » -, entre lèpre, maladies tropicales, puis plus tard Ebola et sida. Du dévouement, souvent impuissant, du personnel de l’hôpital de brousse et des religieuses de la léproserie d’antan, au combat du chercheur sa vie durant, voilà peu à peu de quoi ébranler les jugements manichéens d’une jeune femme juchée sur les hauteurs diabolisantes d’un anticolonialisme vertueux.

Pudeur et art de la suggestion président dans ce récit où se superposent l’Afrique coloniale de la propre enfance de Paule Constant, fille de médecin militaire dans les anciennes colonies françaises, et celle d’aujourd’hui, polarisée entre rejet de la France, radicalismes islamistes et emprise économique chinoise. Un roman tout en nuances, porté par une écriture magnifique, à la saveur subtilement douce-amère. (4/5)

 

 

Citations : 

L’ampoule nue du plafond se mit à clignoter en éclairant par à-coups une chambre immense, cent mètres carrés au jugé, au centre de laquelle trônait un lit protégé par une moustiquaire. Elle chercha la salle de bains. Elle était par là, dans l’ombre, derrière une porte qui ne fermait pas. Cinquante mètres carrés de carreaux blancs et noirs qui donnaient le vertige, un grand lavabo qui n’avait plus de robinet, une baignoire sur pattes de lion avec en guise de douche un seau installé en hauteur. À la place des toilettes encore un seau avec un couvercle.             
Elle battit en retraite et retourna vers la chambre qui, en plus du lit, comprenait une chaise et une table sur laquelle elle remarqua une boîte d’allumettes et une bougie bien entamée dont les coulures signalaient que la panne d’électricité ne devait pas être exceptionnelle. Elle fut prise de panique. Tous les objets lui semblaient tour à tour dangereux. Comment se laver les dents ? Elle ne prendrait jamais une douche sans savoir ce qui se trouvait dans le seau. De l’eau, elle voulait bien mais quelle eau ? Depuis quand croupissait-elle là-dedans ? À propos de seau, elle ne se voyait pas chevauchant le seau hygiénique pour renouveler sa misérable expérience de la soirée. La bougie signifiait qu’elle passerait la nuit dans le noir. Quant aux allumettes, dans cette moiteur, étaient-elles encore susceptibles d’allumer quoi que ce soit ?             
C’est alors qu’elle remarqua les quatre boîtes de conserve qui protégeaient les pieds du lit et qui disaient que si la moustiquaire arrêtait les volants, les boîtes de fer réglaient en les noyant le sort des rampants. Elle se vit la proie d’une faune ailée, velue, couverte d’écailles, avec des pattes, des trompes, des dards, tout le bestiaire infectieux sorti du grand livre d’images des frayeurs ancestrales qui illustraient les travaux d’Éric Roman.
 

Il était arrivé avec son père à la fin des années 60 dans le poste de Petit-Baboua aux confins du Cameroun et de la Centrafrique, après des années difficiles qui avaient vu la naissance de la petite sœur puis la séparation du couple de ses parents. La mère gardait la fille, le père prenait le fils et partait loin avec ce côté desperado qu’il avait déjà montré en sautant avec les derniers volontaires sur Diên Biên Phu : « Donnez-moi ce que les autres n’ont pas voulu ! » Le ministère ne contrariait jamais ces accès suicidaires, au moins masochistes. Il les prenait au mot. Il y avait toujours un endroit maudit qui attendait son médecin et qu’on n’arrivait pas à pourvoir. C’est donc la bouche gourmande que le préposé aux affectations proposa Petit-Baboua, entre deux rivières, à la frontière de deux pays, brousse, chasse et pêche. Question équipement : un hôpital très familial et une grande léproserie. Il lui montra Petit-Baboua sur la carte, puis les divers hôpitaux et les postes sanitaires qui l’entouraient. Vus sur la carte de l’AOF, ils donnaient l’impression d’un maillage serré qui prenait la maladie comme le filet le poisson. À une autre échelle, évidemment, les postes étaient éloignés les uns des autres et le plus proche, l’hôpital amiral, Ouregano, était à cent kilomètres.
 

Devant le père, il était lâche, pire il se sentait lâche, il se voyait lâche. Il avait mis dans leur relation la même complaisance à l’avilissement que celle qu’il provoquait maintenant dans son entourage chez chacun de ceux qui l’admiraient ou le craignaient. Ses interlocuteurs se liquéfiaient comme il le faisait lui-même devant son père. En réponse, sa colère montait. La colère qu’il aurait dû manifester devant les mauvais traitements que son père lui avait fait subir. Et à ce moment, il pensait que ce qu’il éprouvait, son père avait dû le ressentir quand il avait été torturé. Ce qu’il avait payé enfant, c’était le prix de l’humiliation du père. Il savait d’où venaient ses mots : du père sans rien y changer. Mais d’où venaient les mots du père ?
 
 
Les Chinois, Irène ne s’attendait pas à les trouver là. Elle savait qu’ils avaient acheté la plupart des grands ports de la côte pour assurer leur commerce maritime. Elle se demandait si acheter était moralement mieux que conquérir, ou si l’achat n’était pas la version contemporaine de la conquête. Elle ignorait tout d’une occupation dont personne ne parlait, d’une occupation qui pouvait rappeler la colonisation.


L’Afrique ? Regarde toi-même. Tu ne vois rien ? Parce que tu n’es rien. Ou plutôt parce que ce que tu vois ne correspond pas aux images que tu trimballes. Pauvreté ? Où ça ? Luxuriance ? Où ça ? Non, tu vois une simple route dans une végétation que tu n’identifies pas entre deux nuages de poussière rouge que les Range Rover soulèvent.
— Et toi, Ben, qu’est-ce que tu vois ?              
Le photographe rit :              
— Des Chinois.


Comment un lien peut-il se briser entre une mère et son fils et ne pas se créer entre un frère et sa sœur ? Ce fut la dérive des continents. Ils appartenaient à deux mondes inconciliables. Après les trois années passées à Petit-Baboua, Éric se mit à errer dans l’appartement lyonnais où pourtant il avait vécu ses premières années comme dans un monde étranger dont il avait perdu les codes et dont la langue servait à cacher ce que l’on ne pouvait pas dire, or rien n’était dicible. Devant les fenêtres face à la Saône, de lourds doubles rideaux cachaient la rivière. Les lampes qui avaient remplacé la lumière du jour brillaient sous des abat-jour qui en feutraient l’intensité. La baignoire se remplissait à déborder d’eau tiède et le réfrigérateur recelait une masse de nourriture qu’il ne savait pas identifier. Mais il n’y avait aucun mot pour expliquer la rencontre comme la séparation de ses parents. Aucun mot pour expliquer sa présence aux bridgeurs qui s’installaient le jeudi après-midi dans le salon autour de quatre tables et pour lesquels un goûter était dressé et servi dans la salle à manger par une bonne en robe noire et tablier blanc. Ce fut très simple, sa mère le prit entre quatre yeux. Elle n’avait jamais dit à ses nouveaux amis qu’elle avait un fils aîné, non qu’elle en eût honte, mais cela ne s’était pas trouvé. Maintenant ce serait du réchauffé et il faudrait raconter l’Afrique où elle n’était pas allée, le père dont elle était séparée sans en être divorcée, « toute la mélasse », conclut-elle. Éric n’en fut pas blessé, le point de vue de sa mère était défendable.              
— Alors ? demanda-t-il.              
— Alors tu me vouvoies et tu me dis Madame. Le plus simple étant que tu ne te montres pas.              
Comment en arrive-t-on à ne plus rien ressentir pour une personne qui a tout été pour vous ?


(…)  les lecteurs ne veulent être informés que sur ce qu’ils croient connaître. D’une certaine façon, lire c’est toujours se relire pour conforter sa propre opinion. 


— Les histoires de défaite nous poursuivent, continua Éric, car il n’existe pas de cérémonies de consolation. La consolation, il faut la trouver en soi-même. Et la meilleure des consolations, c’est de devenir fou.              
Les familles avaient été priées de venir chercher ces carcasses mutilées et ces esprits définitivement blessés qui se mettraient à haïr leurs propres enfants. Il aurait mieux valu récupérer un cercueil.
— Je suis une séquelle de la guerre, dit Éric en s’adressant les yeux dans les yeux à Irène, pas un pupille de la Nation que le pays adopte et honore, simplement ce bâillon de tissu que sur les champs de bataille on glisse entre les dents du blessé pour l’empêcher de hurler. 




 

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