J'ai beaucoup aimé
Titre : Florida
Auteur : Olivier BOURDEAUT
Editeur : Finitude
Année de parution : 2021
Pages : 256
Présentation de l'éditeur :
« Ma mère s’emmerdait, elle m’a transformée en poupée. Elle a joué avec
sa poupée pendant quelques années et la poupée en a eu assez. Elle s’est
vengée. »
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Olivier Bourdeaut est né au bord de l’Océan Atlantique en 1980.
L’Education Nationale, refusant de comprendre ce qu’il voulait
apprendre, lui rendit très vite sa liberté. Dès lors, grâce à l’absence
lumineuse de télévision chez lui, il put lire beaucoup et rêvasser
énormément.
Durant dix ans il travailla dans l’immobilier allant de fiascos en échecs avec un enthousiasme constant. Puis, pendant deux ans, il devint responsable d’une agence d’experts en plomb, responsable d’une assistante plus diplômée que lui et responsable de chasseurs de termites, mais les insectes achevèrent de ronger sa responsabilité. Il fut aussi ouvreur de robinets dans un hôpital, factotum dans une maison d’édition de livres scolaires – un comble – et cueilleur de fleur de sel de Guérande au Croisic, entre autres.
Il a toujours voulu écrire, En attendant Bojangles en est la première preuve disponible.
Durant dix ans il travailla dans l’immobilier allant de fiascos en échecs avec un enthousiasme constant. Puis, pendant deux ans, il devint responsable d’une agence d’experts en plomb, responsable d’une assistante plus diplômée que lui et responsable de chasseurs de termites, mais les insectes achevèrent de ronger sa responsabilité. Il fut aussi ouvreur de robinets dans un hôpital, factotum dans une maison d’édition de livres scolaires – un comble – et cueilleur de fleur de sel de Guérande au Croisic, entre autres.
Il a toujours voulu écrire, En attendant Bojangles en est la première preuve disponible.
Avis :
Pour ses sept ans, la petite Américaine Elizabeth reçoit un cadeau dont elle ignore encore le poison. En lui offrant une robe de princesse et en l’inscrivant à son premier concours de mini-miss, sa mère vient de faire d’elle une jolie poupée qui lui fera vite oublier la véritable fillette. Devenue le jouet d’une mère bientôt obsédée par la course au podium, outrageusement transformée en infantile Lolita, Elizabeth ne tarde pas à réaliser que l’amour maternel ne tient plus qu’à ses performances lors de ses exhibitions. Elle croira trouver le moyen de s’échapper, mais, sa vie durant, ne connaîtra plus que haine et désir de revanche. Ce corps qu’elle déteste désormais, elle va s’en occuper à sa façon…
L’histoire d’Elizabeth est d’abord celle de ces enfants qui, investis malgré eux de la réalisation par substitution des rêves de leurs parents, sont poussés sans limite vers l’atteinte d’une performance qui dévore leur existence, dans le culte d’une passion que souvent ils ne partagent pas eux-mêmes. Circonstance aggravante, la prouesse attendue d’Elizabeth est directement liée à son apparence, à laquelle elle se voit bientôt réduite, pour le grand préjudice de sa construction psychique. Forcée dans une image artificielle et réductrice d’elle-même, hypersexualisée avant l’âge, l’enfant se retrouve non seulement dépossédée de son existence, mais aussi de son corps et de sa personnalité. Quand elle ne parvient pas sur la plus haute marche de ses podiums, c’est tout son être qui est marqué du sceau de l‘échec et de la déception de ses parents.
Rédigé du point de vue d’Elizabeth, le texte n’est que rage, haine et rancoeur. Et puisque c’est son corps qui alimente les fantasmes de cette mère qu’elle déteste de toute son âme, c’est à lui que l’adolescente, puis la jeune femme, va n’avoir de cesse de s’en prendre, dans un processus d’auto-destruction qui l’aspire irrésistiblement. Paradoxalement, ou peut-être fatalement, c’est encore à un autre culte de l’apparence qu’elle va finir par s’adonner, sculptant dangereusement ses muscles en vue d’une nouvelle compétition, culturiste cette fois, à grands coups de souffrance physique et de produits anabolisants.
Immensément crédible – j’ai retrouvé la rage et le trou noir intérieur qu’André Agassi, ce champion qui déteste le tennis, dévoile dans sa biographie Open -, le récit envoie ses phrases courtes comme une volée de bois vert, dans un crépitement de haine de soi assorti d’acides sarcasmes. Olivier Bourdeaut réussit un roman d’une terrible férocité, totalement aux antipodes de son si poétique succès En attendant Bojangles. (4/5)
Une salle polyvalente, une lumière jaune, du carrelage blanc, des fanions multicolores frétillants, nous sommes loin du palais de conte de fées. En parlant de fées, il y en a tout autour de moi. C’est un château moche avec des princesses partout. Les parents sont là, posant des diadèmes, ajustant les ourlets, prenant des photos ; ils sont fiers, souriants, angoissés, je les comprends, c’est quelque chose d’être les parents d’une princesse. Cela ne fait-il pas de vous un roi ou une reine ?
J’ai souvent changé d’aspect dans ma vie, mais je n’ai jamais changé de prénom ni de nom. Voilà deux choses stables chez moi, mon prénom et mon nom. Ce sont les seules. Elizabeth Vernn, deux mots qui permettent de faire le lien entre ce que je suis aujourd’hui et ce que j’étais à la naissance. Depuis le jour de mes sept ans, mon corps et moi faisons chambre à part. L’éloignement s’est fait progressivement. Nous nous sommes séparés car pour rester bien dans ma tête, il fallait que le jugement des autres sur ma peau ne me concerne plus.
Ma mère aurait pu comprendre qu’elle avait déconné le jour où je lui ai avoué que j’aurais préféré être moche. J’avais onze ans. Mais non, elle n’a pas compris. Et je n’ai pas envoyé que ce signal, j’ai fait quelques trucs bizarres aussi, j’y reviendrai plus tard. Elle n’était pas stupide pourtant, mais dans ce domaine il y a eu un problème de connexion. Le petit bruit strident de la connexion au serveur a mis des années à résonner dans sa cervelle, avant ça il y a eu un bip qui grésillait dans le vide mais elle n’y a pas fait attention.
Il faut dire qu’il fallait à tout prix quitter la maison le week-end. Mes parents s’engueulaient tellement qu’une journée à l’extérieur offrait à tout le monde une pause nécessaire. Mon pauvre père, que j’ai adoré comme toutes les petites filles, n’était pas mécontent de voir le cortège princier quitter le foyer. Il n’avait pas vraiment tenu les promesses d’une vie luxueuse, il s’était contenté d’offrir à la Reine mère une vie confortable. La Reine mère, de son côté, ne semblait pas lui donner entière satisfaction. Avec toutes ces frustrations, ça braillait sec à la maison. Alors mon père préférait se ruiner en achats de robes, de maquillage, d’essence, de frais d’inscription, il achetait sa tranquillité, une petite fortune. Pendant des années, je l’ai épargné car je voyais du désarroi et de la tristesse dans ses yeux pendant les préparatifs, il avait de la peine pour moi et cette peine me réconfortait. Désormais, je maudis sa faiblesse. Il passait sa vie à gueuler contre ma mère, ses collègues, le temps, les présidents, la banque et ses clients, il aurait pu le faire une fois pour moi. Au lieu de ça, il n’a rien dit pour s’assurer le calme d’un samedi seul à regarder la télé. Il m’a sacrifiée pour son confort. Je le constaterai plus tard, un homme qui crie tout le temps est souvent un homme faible. Le silence est fort.
Je suis injuste, il a fait une chose pour moi. Une de ses relations était responsable de la communication d’une chaîne de magasins d’articles de sport. Pendant trois ans, je suis devenue le mannequin enfant officiel du groupe. (…)
C’était bien payé, 18 000 dollars par an, je crois. Il a fait une chose pour moi, il s’en est foutu plein les poches. Il s’est largement remboursé l’argent dépensé pour sa tranquillité.
L’histoire d’Elizabeth est d’abord celle de ces enfants qui, investis malgré eux de la réalisation par substitution des rêves de leurs parents, sont poussés sans limite vers l’atteinte d’une performance qui dévore leur existence, dans le culte d’une passion que souvent ils ne partagent pas eux-mêmes. Circonstance aggravante, la prouesse attendue d’Elizabeth est directement liée à son apparence, à laquelle elle se voit bientôt réduite, pour le grand préjudice de sa construction psychique. Forcée dans une image artificielle et réductrice d’elle-même, hypersexualisée avant l’âge, l’enfant se retrouve non seulement dépossédée de son existence, mais aussi de son corps et de sa personnalité. Quand elle ne parvient pas sur la plus haute marche de ses podiums, c’est tout son être qui est marqué du sceau de l‘échec et de la déception de ses parents.
Rédigé du point de vue d’Elizabeth, le texte n’est que rage, haine et rancoeur. Et puisque c’est son corps qui alimente les fantasmes de cette mère qu’elle déteste de toute son âme, c’est à lui que l’adolescente, puis la jeune femme, va n’avoir de cesse de s’en prendre, dans un processus d’auto-destruction qui l’aspire irrésistiblement. Paradoxalement, ou peut-être fatalement, c’est encore à un autre culte de l’apparence qu’elle va finir par s’adonner, sculptant dangereusement ses muscles en vue d’une nouvelle compétition, culturiste cette fois, à grands coups de souffrance physique et de produits anabolisants.
Immensément crédible – j’ai retrouvé la rage et le trou noir intérieur qu’André Agassi, ce champion qui déteste le tennis, dévoile dans sa biographie Open -, le récit envoie ses phrases courtes comme une volée de bois vert, dans un crépitement de haine de soi assorti d’acides sarcasmes. Olivier Bourdeaut réussit un roman d’une terrible férocité, totalement aux antipodes de son si poétique succès En attendant Bojangles. (4/5)
Citations :
J’ai souvent changé d’aspect dans ma vie, mais je n’ai jamais changé de prénom ni de nom. Voilà deux choses stables chez moi, mon prénom et mon nom. Ce sont les seules. Elizabeth Vernn, deux mots qui permettent de faire le lien entre ce que je suis aujourd’hui et ce que j’étais à la naissance. Depuis le jour de mes sept ans, mon corps et moi faisons chambre à part. L’éloignement s’est fait progressivement. Nous nous sommes séparés car pour rester bien dans ma tête, il fallait que le jugement des autres sur ma peau ne me concerne plus.
Ma mère aurait pu comprendre qu’elle avait déconné le jour où je lui ai avoué que j’aurais préféré être moche. J’avais onze ans. Mais non, elle n’a pas compris. Et je n’ai pas envoyé que ce signal, j’ai fait quelques trucs bizarres aussi, j’y reviendrai plus tard. Elle n’était pas stupide pourtant, mais dans ce domaine il y a eu un problème de connexion. Le petit bruit strident de la connexion au serveur a mis des années à résonner dans sa cervelle, avant ça il y a eu un bip qui grésillait dans le vide mais elle n’y a pas fait attention.
Il faut dire qu’il fallait à tout prix quitter la maison le week-end. Mes parents s’engueulaient tellement qu’une journée à l’extérieur offrait à tout le monde une pause nécessaire. Mon pauvre père, que j’ai adoré comme toutes les petites filles, n’était pas mécontent de voir le cortège princier quitter le foyer. Il n’avait pas vraiment tenu les promesses d’une vie luxueuse, il s’était contenté d’offrir à la Reine mère une vie confortable. La Reine mère, de son côté, ne semblait pas lui donner entière satisfaction. Avec toutes ces frustrations, ça braillait sec à la maison. Alors mon père préférait se ruiner en achats de robes, de maquillage, d’essence, de frais d’inscription, il achetait sa tranquillité, une petite fortune. Pendant des années, je l’ai épargné car je voyais du désarroi et de la tristesse dans ses yeux pendant les préparatifs, il avait de la peine pour moi et cette peine me réconfortait. Désormais, je maudis sa faiblesse. Il passait sa vie à gueuler contre ma mère, ses collègues, le temps, les présidents, la banque et ses clients, il aurait pu le faire une fois pour moi. Au lieu de ça, il n’a rien dit pour s’assurer le calme d’un samedi seul à regarder la télé. Il m’a sacrifiée pour son confort. Je le constaterai plus tard, un homme qui crie tout le temps est souvent un homme faible. Le silence est fort.
Je suis injuste, il a fait une chose pour moi. Une de ses relations était responsable de la communication d’une chaîne de magasins d’articles de sport. Pendant trois ans, je suis devenue le mannequin enfant officiel du groupe. (…)
C’était bien payé, 18 000 dollars par an, je crois. Il a fait une chose pour moi, il s’en est foutu plein les poches. Il s’est largement remboursé l’argent dépensé pour sa tranquillité.
Trop mignon comme disaient les membres du jury. C’est bien simple, je pense que ces abrutis ont trente-sept mots de vocabulaire. Sur l’échelle de l’évolution, ça les situe au niveau des attardés mentaux. D’une ville à l’autre les mêmes expressions, à croire qu’avec les mensurations ils ont aussi un cahier des charges lexical très précis. Ceci dit, comment leur en vouloir, ils voient des petites filles qui sont toutes habillées pareil, qui font les mêmes danses et les mêmes mimiques sur la même musique, alors ils disent les mêmes choses. Certains jouent la comédie, bouche grande ouverte, yeux ronds, sourcils à la lisière des cheveux. Les seuls qui ne peuvent pas la jouer sont ceux dont la chirurgie a fossilisé l’expression faciale. Il y en a un bon paquet, souvent d’anciennes reines de beauté, des coachs tout beaux tout propres ou des coiffeurs qui ont réussi. Ceux-là applaudissent plus que les autres pour montrer avec leurs mains ce que le visage n’arrive plus à exprimer. Les anciennes miss sont les plus intransigeantes. Elles ont morflé, elles ne veulent pas être les seules, elles ont un truc à régler. Si j’avais un message à l’attention des futures mini-miss je leur dirais de regarder ces femmes dans les yeux. Regarder ces yeux vides et ces paupières tirées, c’est voir votre avenir. J’y pense trop tard, c’est souvent comme ça dans la vie, l’illumination intervient quand on ne peut plus rien faire.
Je n’ai plus beaucoup d’amour pour le genre humain, et comme j’en fais partie, je n’ai pas beaucoup d’amour pour moi.
Je l’ai expérimenté, je le sais, je peux le prouver, à l’adolescence les garçons ne cherchent pas un physique, une beauté, ils cherchent la fille qui les transformera en homme. Seul l’acte les obsède, pas celle avec qui ils le feront. Il faut y passer, peu importe comment et avec qui, c’est l’étape nécessaire. Après ils vont mieux, fugace satisfaction, et ensuite ils sont foutus pour la vie, ils ne penseront qu’à recommencer, ce sera le fil rouge tenace et agaçant de leur existence, jusqu’à leur dernier souffle.
J’ai passé ma vie à élaborer des théories que les faits s’empressaient de détricoter. À quatorze ans on a une vérité définitive par jour, qui s’amuse à devenir un mensonge le lendemain.
De zéro à sept ans, comme tous les enfants, j’avais pris la vie comme elle venait, sans me poser de questions, sans comparaisons, sans objectif surtout. De sept à onze ans, j’avais pris la vie comme on me la donnait, avec l’objectif de faire comme il fallait. De onze à quinze, j’avais refusé la vie qu’on me présentait, j’en avais fabriqué une autre que j’avais imposée, ou plutôt j’avais fait le contraire de ce qu’on attendait de moi, oui d’accord, c’est la définition banale de l’adolescence en fait.
Je n’ai plus beaucoup d’amour pour le genre humain, et comme j’en fais partie, je n’ai pas beaucoup d’amour pour moi.
Je l’ai expérimenté, je le sais, je peux le prouver, à l’adolescence les garçons ne cherchent pas un physique, une beauté, ils cherchent la fille qui les transformera en homme. Seul l’acte les obsède, pas celle avec qui ils le feront. Il faut y passer, peu importe comment et avec qui, c’est l’étape nécessaire. Après ils vont mieux, fugace satisfaction, et ensuite ils sont foutus pour la vie, ils ne penseront qu’à recommencer, ce sera le fil rouge tenace et agaçant de leur existence, jusqu’à leur dernier souffle.
J’ai passé ma vie à élaborer des théories que les faits s’empressaient de détricoter. À quatorze ans on a une vérité définitive par jour, qui s’amuse à devenir un mensonge le lendemain.
De zéro à sept ans, comme tous les enfants, j’avais pris la vie comme elle venait, sans me poser de questions, sans comparaisons, sans objectif surtout. De sept à onze ans, j’avais pris la vie comme on me la donnait, avec l’objectif de faire comme il fallait. De onze à quinze, j’avais refusé la vie qu’on me présentait, j’en avais fabriqué une autre que j’avais imposée, ou plutôt j’avais fait le contraire de ce qu’on attendait de moi, oui d’accord, c’est la définition banale de l’adolescence en fait.
Petit conseil de survie : quand vous partez au paradis, prenez quand même un pull et un pantalon, on ne sait jamais ce qui peut arriver. On se prélasse sur un transat, une douche qui tourne mal et hop, on se retrouve sous le transat. J’ai fait une chute de transat. C’est pas très haut mais ça file le vertige.
La musculation est un sport particulier où la performance ne se mesure pas avec un chronomètre, un mètre, un nombre de buts ou de paniers, de revers ou de smashs, la performance se mesure dans ses yeux et ceux des autres, dans un miroir et sur une balance.
Tu es malheureuse ? Pense aux enfants du Nigéria, petite privilégiée. Oui oui, c’est vrai ça, mais ça ne tient pas. Personne ne console un type qui a la grippe en lui parlant des cancéreux, au pire ça mérite un éclat de rire, au mieux un pain dans la gueule. C’est inaudible comme discours. La théorie du pire ailleurs est la négation du bon sens et de l’ambition. Si je me compare tout le temps aux petits Nigérians, j’accepte ma condition toute ma vie et je ferme ma gueule toute la journée. Je regarde mes pieds et j’attends que la vie passe, qu’elle m’écrase.
Chaque fois le même délire, la même angoisse quand elle remplit ses poumons pour cracher sur le gâteau. Car c’est de ça dont il s’agit lors des anniversaires, manger les postillons et les miasmes de celui qui fait un pas de plus vers la mort. C’est une fête et, pour la célébrer, il faut des bougies comme pour une veillée funèbre. L’anniversaire, c’est la répétition annuelle de la fête finale et tout le monde y participe en mangeant de la meringue contaminée.
C’est peut-être ça, la jalousie, être privé de l’intérêt qu’on s’imagine mériter.
La musculation est un sport particulier où la performance ne se mesure pas avec un chronomètre, un mètre, un nombre de buts ou de paniers, de revers ou de smashs, la performance se mesure dans ses yeux et ceux des autres, dans un miroir et sur une balance.
Tu es malheureuse ? Pense aux enfants du Nigéria, petite privilégiée. Oui oui, c’est vrai ça, mais ça ne tient pas. Personne ne console un type qui a la grippe en lui parlant des cancéreux, au pire ça mérite un éclat de rire, au mieux un pain dans la gueule. C’est inaudible comme discours. La théorie du pire ailleurs est la négation du bon sens et de l’ambition. Si je me compare tout le temps aux petits Nigérians, j’accepte ma condition toute ma vie et je ferme ma gueule toute la journée. Je regarde mes pieds et j’attends que la vie passe, qu’elle m’écrase.
Chaque fois le même délire, la même angoisse quand elle remplit ses poumons pour cracher sur le gâteau. Car c’est de ça dont il s’agit lors des anniversaires, manger les postillons et les miasmes de celui qui fait un pas de plus vers la mort. C’est une fête et, pour la célébrer, il faut des bougies comme pour une veillée funèbre. L’anniversaire, c’est la répétition annuelle de la fête finale et tout le monde y participe en mangeant de la meringue contaminée.
C’est peut-être ça, la jalousie, être privé de l’intérêt qu’on s’imagine mériter.
Un soir, nous avions regardé un documentaire dans lequel des gens tatoués de la tête aux pieds parlaient de leur envie irrépressible de recommencer. À peine sortis de chez le tatoueur, la peau charcutée, brûlée, ils pensaient déjà à leur prochaine séance, aux futurs motifs, à la prochaine parcelle de peau à décorer. Surtout, ils évoquaient tous l’endorphine et l’adrénaline que sécrétait la douleur, ce sentiment de bien-être en sortant de la boutique après quatre heures de torture. Que sont les bodybuilders à part des tatoués sans encre ? On n’inscrit pas nos motifs sur la peau mais sous celle-ci. On dessine les reliefs qu’on veut voir apparaître sur notre corps. On sélectionne la partie qu’on veut voir gonfler, on la martyrise et on attend qu’elle devienne saillante, visible, pour nous d’abord, pour les autres ensuite. Comme il est difficile d’avoir une maîtrise totale de sa vie et j’en sais quelque chose, il est réconfortant de sentir qu’on a un contrôle total sur son corps. On décide, on choisit les machines, on agit, on obtient le résultat souhaité puis on l’observe, on l’admire. Et comme pour le tatouage, c’est là que le problème apparaît. Les parties du corps tatouées ou stimulées révèlent crûment celles qui ne le sont pas. Alors on s’attaque à un autre muscle, à une autre parcelle de peau et ainsi de suite. L’avantage, ou le défaut, du tatouage par rapport à la musculation, c’est qu’il y a une limite : quand le tatoué n’a plus d’espace libre sur la peau, quand son crâne rasé est tatoué, quand ses doigts de pied sont noircis de chiffres romains, qu’il a un dragon dans le dos, ses paupières colorées, c’est terminé. Le bodybuildé, lui, peut continuer, il peut développer ses muscles, et par la même occasion étirer sa peau, l’étendre. Quand le tatoué sort de chez le tatoueur, il pense à son prochain tatouage, quand le musclé sort de la salle de sport, il pense à sa future séance. Dans le documentaire, un intervenant disait que les tatoués à l’extrême étaient des sortes d’handicapés volontaires. Je n’avais pas très bien saisi ce que cela voulait dire. Je comprends mieux maintenant. La plupart des gens regardent les handicapés avec gêne, comme si un accident les avait mis à la marge de l’humanité.
(…)
Tout est là, dans le regard. Deux yeux qui se fixent sur quelqu’un, et qui ne regardent pas de la même manière un valide et une personne en fauteuil roulant. Les séances de tatouage et de musculation changent radicalement le regard que posent les gens sur vous. Vous faites partie de l’humanité, mais vous êtes un peu à côté quand même, pas tout à fait, il y a de la curiosité et de la gêne. Quand j’étais mini-miss, on me regardait avec curiosité aussi, mais surtout avec envie. Plus maintenant. Je me suis déformée volontairement, je suis sortie du moule car je m’y sentais à l’étroit, il est devenu bien trop petit pour moi, même si je le voulais, je ne pourrais plus y rentrer, il n’est plus adapté. Ou peut-être est-ce moi.
(…)
Tout est là, dans le regard. Deux yeux qui se fixent sur quelqu’un, et qui ne regardent pas de la même manière un valide et une personne en fauteuil roulant. Les séances de tatouage et de musculation changent radicalement le regard que posent les gens sur vous. Vous faites partie de l’humanité, mais vous êtes un peu à côté quand même, pas tout à fait, il y a de la curiosité et de la gêne. Quand j’étais mini-miss, on me regardait avec curiosité aussi, mais surtout avec envie. Plus maintenant. Je me suis déformée volontairement, je suis sortie du moule car je m’y sentais à l’étroit, il est devenu bien trop petit pour moi, même si je le voulais, je ne pourrais plus y rentrer, il n’est plus adapté. Ou peut-être est-ce moi.
Le Valet ne rentre presque jamais dans ma chambre, comme s’il avait peur de moi. Il ouvre la porte, me demande si ça va, si j’ai besoin de quelque chose. Comme d’habitude, il ne sert à rien. Il voulait que je rentre à la maison, c’est fait. Je réalise qu’en quelque sorte il est toujours resté sur le pas de la porte. Il y a des gens comme ça, qui ne s’impliquent jamais totalement, qui passent une tête pour montrer qu’ils existent, qu’ils sont là. Lorsque le samedi matin nous partions pour ces concours à la con, il se tenait dans l’encadrement de la porte. Au retour, même chose. Ce n’est pas un père de famille, c’est un portier, un valet. Un vrai.
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