mercredi 8 juillet 2020

[Narayan, Shoba] La laitière de Bangalore





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La laitière de Bangalore
          (The Milk Lady of Bangalore)

Auteur : Shoba NARAYAN

Traductrice : Johanna BLAYAC

Parution : en anglais (Inde) en 2018,
                en français en 2020 (Gallimard)

Pages : 304

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Après plus de vingt ans passés aux États-Unis, Shoba rentre en Inde avec sa famille. Dans les rues de Bangalore, hommes d'affaires côtoient vendeurs à la sauvette, mendiants, travestis et... vaches! Shoba se lie bientôt d'amitié avec Sarala, sa voisine laitière dont les vaches vagabondent dans les champs. Mais lorsque Sarala propose à Shoba de participer à l'achat d'une nouvelle bête commence une drôle d'épopée ! Acheter une vache en Inde n'est pas une mince affaire... Il y a des règles strictes et d'innombrables traditions à respecter. Et comment choisir parmi les quarante races indigènes de bovins - sans compter les hybrides ! De foires aux bestiaux en marchandages sans fin, Shoba redécouvre l'omniprésence de l'animal dans la vie indienne : on boit son lait, mais on utilise aussi sa bouse pour purifier les maisons, son urine pour fabriquer des médicaments... Dans une succession de scènes cocasses et émouvantes où les vaches ont le premier rôle, Shoba Narayan évoque aussi les mantras, Bollywood, la médecine ayurvédique, le système de castes, et dresse ainsi un portrait contrasté de l'Inde d'aujourd'hui.

 

 

Un mot sur l'auteur :

Shoba Narayan est née à Chennai. Après vingt ans passés aux Etats-Unis - elle est diplômée de l'école de journalisme de Columbia -, elle vit maintenant avec sa famille à Bangalore, où elle enseigne à l'Indian Institute of Science. Elle est l'auteur de quatre livres et de nombreux articles publiés dans des journaux et magazines.

 

 

Avis :

Partie aux Etats-Unis pour ses études, l’auteur revient en Inde après vingt ans d’absence, avec un mari et deux filles. Au pied de sa résidence d’un quartier aisé de Bangalore, elle croise tous les jours Sarala, qui élève quelques vaches en plein centre ville pour en vendre le lait aux habitants du quartier. De fil en aiguille, Shoba va se passionner pour l’histoire si particulière des vaches en Inde et multiplier les rencontres autour de cet animal.

Explorant tout ce qu’implique la notion de Gao Mata - « Mère Vache » en hindi -, traduite par les Occidentaux en « vache sacrée », l’enquête sérieusement documentée se mêle au récit personnel et aux anecdotes vécues pour composer une trame intéressante et culturellement dépaysante, aussi plaisante à lire qu’un roman. De fait, chaque page réserve son lot de surprises, tant la vénération pour les vaches se décline en Inde en ce qui peut nous paraître d’extraordinaires pratiques quotidiennes : censés porter bonheur, ces animaux s’invitent aux pendaisons de crémaillère, même en appartements, et s’offrent en cadeau d’anniversaire ou en offrande. Objets d’une protection jalouse, ils suscitent des conflits entre hindous, musulmans et chrétiens quant à la consommation de viande, et on investit dans des refuges pour bovins quand par ailleurs l’on manque d’orphelinats. Enfin, les vaches s’élèvent en ville où elles se promènent librement, et à défaut de viande produisent lait, urine et bouses qui se consomment et s’utilisent à toutes les sauces…

Ce livre est l’occasion d’une immersion authentique et souvent stupéfiante dans la vie de tous les jours en Inde : par le biais des vaches, ce sont toute la culture, les coutumes et l’esprit de l’Inde qui de dévoilent sous un jour amusant et passionnant. (4/5)

 

 

Citations :

Si le mythe est la fumée de l’histoire, comme l’a écrit l’historien John Keay, certains animaux apparaissent plus que d’autres dans ses volutes : le mouton dans le christianisme, et la vache dans l’hindouisme. Au prisme de la science moderne, l’Inde entretient avec la vache un lien envahissant et déconcertant. Est-ce que certains Indiens – pas seulement les hindous – pensent que l’urine de vache est un remède universel ? Oui. Utilisent-ils la bouse de vache pour les rituels et dans la vie quotidienne ? Oui. Les hindous vénèrent-ils tous les aspects de la vache ? Oui. Croient-ils que la déesse de la prospérité réside dans l’anus de la vache ? Oui. Les vaches sont-elles le symbole de l’intolérance grandissante des hindous et du nationalisme ? Oui.
Depuis que les nationalistes hindous du Bharatiya Janata Party ont pris le pouvoir, des hommes se faisant passer pour des gau rakshaks attaquent les Indiens musulmans et les dalits. En septembre 2015, une foule déchaînée de ces justiciers de la vache a lynché et tué un forgeron musulman, l’accusant de manger du bœuf. En juillet 2016, ils ont agressé quatre dalits qui gagnaient leur vie en tant que tanneurs. Ces escouades réservent leur compassion aux vaches aux dépens de vies humaines, et les musulmans vivent dans la peur, en Inde. 


Si vous demandez à un Indien pourquoi les vaches sont sacrées dans son pays, il vous répondra sans doute quelque chose comme : « Elles sont les hérauts du bonheur. » Enfant, je voyais souvent des vaches avec des pompons roses au bout des cornes conduites en procession sur les sites de construction. Un groupe de musiciens marchait à l’avant, suivi de la vache, puis de l’équipe de constructeurs qui venait poser les fondations du nouveau bâtiment. Inviter les vaches aux pendaisons de crémaillère est toujours de tradition en Inde. En mettre une dans un ascenseur, c’est s’adapter en faisant preuve de créativité. Le terme hindi pour cela est jugaad.
Jugaad, c’est le système D, l’improvisation, le recyclage, en amont et en aval ; c’est trouver de nouveaux usages aux objets du quotidien et, pour nous ici, de nouvelles manières de faire avec les animaux. Les Indiens sont des experts en jugaad ; c’est le fruit d’une culture aux ressources limitées. Quand on n’a pas assez d’argent, on fait avec les moyens du bord. On s’attache des bouteilles de Coca et de Sprite vides autour de la taille pour flotter dans l’eau, on aligne de vieilles paires de chaussures pour délimiter les buts quand on joue au foot, et on se débrouille pour faire monter un animal au troisième étage. Mais on n’abandonne pas la culture et la tradition, surtout si elles portent bonheur. On ne renonce pas à inviter un symbole de prospérité et de chance à déambuler chez soi. On introduit furtivement ledit symbole dans un ascenseur. Au cas où il urine en cours de route, on prend une bouteille avec soi pour attraper l’urine. Pas parce qu’elle profanerait l’endroit, mais parce que l’urine et la bouse de vache confèrent de bonnes vibrations à un foyer – pour des raisons complexes qui ont à voir avec le rituel, la tradition, l’habitude, la culture et, oui, avec les bonnes bactéries.


Non loin de chez moi, au rond-point Mère-Térésa (et là est l’ironie, les gens devraient en toute logique conduire plus paisiblement sur un rond-point portant le nom de Mère Térésa), un camion de lait surgit à vive allure d’une autre rue. Notre conducteur lève le pied mais ne freine pas. Les deux véhicules adoptent la stratégie machiste de la corde raide, habituelle sur les routes indiennes : chacun s’attend à ce que l’autre le laisse passer. L’instant suivant, l’inévitable se produit, presque au ralenti, comme une pâte qui lève, à faible vitesse. Notre taxi heurte le camion de lait qui bascule sur le côté, projetant sur la route une centaine de packs de lait d’un demi-litre. Les briques tombent comme des ballons emplis d’eau et éclatent, formant une mare de lait blanc sur le goudron noir.


« Disons que vous allez acheter un chiot, me dit-elle. Il y a de nombreux chiots dans le jardin. Pourquoi en choisissez-vous un plutôt qu’un autre ? Vous direz que c’est parce qu’il est beau, ou mignon. Mais c’est beaucoup plus que ça. Peut-être que le chiot et vous étiez amis dans une vie passée. Peut-être le chiot est-il venu au monde pour vivre chez vous et vous enseigner quelque chose – la patience, le courage, quelque chose. C’est la même chose pour le lait.
« Encore aujourd’hui, les villageois procèdent de cette façon, explique Sarala. Ma tante sait exactement quelle vache choisir pour nourrir sa famille. En partie par intuition. On choisit une vache selon son humeur, son allure, la journée, ce qu’on ressent soi-même, selon qu’un membre de la famille a de la fièvre ou un rhume, selon l’alignement des planètes. Comme l’a dit Mumtaz. Pendant des examens, il vous faut le lait d’une vache active. Si vous êtes malade, du lait de bufflonne parce qu’il fait dormir. Si on a quatre vaches dans son étable, on choisit celle qu’on va traire pour sa famille, et on donne le reste. » 


Il y a quelque dix mille ans, une mutation génétique s’est produite parmi le bétail, entraînant la conversion de la protéine bêta-caséine présente dans leur lait : on est alors passé du lait « A2 » au lait « A1 ». Toutes les vaches indiennes produisent du lait de type A2, soit celui d’avant la mutation. Comme le font les chameaux, les brebis, les chèvres, les singes, les buffles et les yaks. Comme le font aussi les vaches jersiaises – une des races indigènes du monde occidental. Or voilà le problème : selon certains chercheurs, le lait d’avant la mutation, l’ancien lait A2, est meilleur pour la santé que le lait A1. Keith Woodford, professeur en Nouvelle-Zélande et auteur de Devil in the Milk : Illness, Health, and the Politics of A1 and A2 Milk, est un ardent défenseur de cette thèse. Selon lui, le type de lait que nous consommons aujourd’hui pourrait bien être la cause de la plupart de nos problèmes de santé.


« On peut la mettre sur les plantes comme un fertilisant. On peut la mélanger avec des herbes et la prendre comme du thé. L’urine de vache est une substance exceptionnelle, vous savez. Presque une panacée. »


On ne peut pas boire l’urine de vache pure, dit-il en me regardant droit dans les yeux. « Ce serait trop puissant. Je la mets dans un pot en terre cuite, je la conserve dans un endroit frais à l’abri de la lumière pendant quelques jours, et je laisse les sédiments se déposer. Au bout d’une semaine, un liquide clair et propre se forme à la surface. C’est comme une distillation. Ensuite je recueille la partie du dessus et je la bois. Une petite cuillère par jour suffit. »


Quelques organisations indiennes vendent de l’urine de vache distillée, et il s’avère que l’une d’elles se trouve à Bangalore. Je me retrouve donc devant une clinique sur laquelle on peut lire : « Médecine ayurvédique et thérapie à base d’urine de vache du docteur Jain. » « Contre les maladies chroniques : cancer, VIH, tuberculose, hémorroïdes, diabète, douleurs articulaires, etc. », proclame triomphalement la ligne suivante.


Avant d’en faire l’expérience, on croit que le chagrin est une émotion. Ce n’est pas une émotion ; c’est mille émotions en une. C’est un peu comme se tenir au sommet d’un immeuble dont la base s’effondre ; c’est ce genre de choc. Il y a de la rage quand on se demande « pourquoi moi ? ». Il y a le goût amer dans la bouche qui semble ne jamais disparaître. Il y a les questions qui surgissent aux moments les plus étranges. Des questions comme : « C’est quoi, la bonne manière de mourir ? »


Nous ramassons les « assiettes » en feuilles de bananier et nous les jetons dans une fosse à compost à ciel ouvert. La jolie cousine de Sarala, Sita, ramasse un peu de bouse de vache et la jette dans un seau. Elle ajoute un demi-seau d’eau, et elle asperge prestement le sol avec le mélange. Elle prend un chiffon, commence par le fond de la pièce, se penche et balaie le sol de la main, dessinant de jolies courbes par terre dans la pâte de bouse de vache. (…) Personne ne marche dans la pièce tant que la pâte n’a pas séché et formé un substrat solide à la teinte verdâtre sur le sol déjà verdâtre. C’est à cet endroit que l’on dînera plus tard ce soir-là, assis sur des nattes posées sur le sol de terre battue mêlée à la bouse de vache, pour un autre repas servi sur des feuilles de bananier.


Mycobacterium vaccae est une bactérie présente dans la bouse de vache. On l’a décelée pour la première fois en Autriche. Le mot vacca est le latin pour « vache ». Des recherches ont montré que l’exposition à cette bactérie peut accroître l’intelligence et remonter le moral. Je ne plaisante pas. Deux professeurs de biologie du Russell Sage College de Troy, New York, ont présenté cette découverte lors d’une rencontre de la Société américaine de microbiologie en 2010. Le titre de leur communication est explicite : « Les bactéries peuvent-elles vous rendre plus malins ? » Mycobacterium vaccae est naturellement présente dans le sol et dans la bouse de vache, et d’après Dorothy Matthews et sa collègue Susan Jenks, les personnes qui passent du temps dans la nature, et avec les vaches, sont susceptibles de l’ingérer ou de l’inhaler.
Chez les souris, l’absorption de ces bactéries stimule l’activité des neurones. Cette stimulation entraîne une augmentation du niveau de sérotonine – l’hormone de la bonne humeur – et réduit par conséquent l’anxiété. Comme la sérotonine joue un rôle dans l’apprentissage, Matthews s’est demandé si M. vaccae pouvait améliorer l’apprentissage chez la souris. Il se trouve que oui. Les souris ayant ingéré la bactérie ont traversé un labyrinthe deux fois plus vite et avec moins d’angoisse que le groupe de contrôle. Les membres de la famille de Sarala nettoient chaque jour le sol de leur maison avec de la bouse de vache et ingèrent la bactérie durant les repas. Pas étonnant qu’ils rient si fort. C’est l’effet de la sérotonine induite par les bactéries de la bouse de vache répandue en couches sur le sol après chaque repas depuis des années et des années.


« On peut, en attrapant la queue d’une vache, marcher jusqu’au paradis, dit-il. C’est pour cette raison que la vache est si importante dans l’hindouisme. »

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